RÉSUMÉS :
Gérard ASSAYAG: Musique / informatique:
une organologie symbolique
Sur le poste de travail numérique la musique circule en un flux
incessant qui traverse tous les niveaux du symbolique au numérique,
de la surface à la structure, de la poïesis à l'aisthésis.
L'organisation de ces flux, leur contrôle et leur consultation en un
point donné du réseau d'opérateurs est une nouvelle
manière de dire la composition ou l'analyse. La distinction entre
concept et instrument devient problématique lorsque la même
base de codage est employée et que toutes les transductions peuvent
être explorées dans le prolongement informatique de l'expérience
intellectuelle et sensible. Conceptualisation de l'instrument et instrumentalisation
du concept s'échangent alors dans la simulation.
Susan BUCK-MORSS: L'image à l'ère
de la mondialisation
Why is Visual Studies a hotspot of attention at this time? Whose interests
are being served? Is this inquiry merely a response to the new realities
of global culture, or is it producing that culture, and can it do so critically?
Thinking globally, but from the particular "local" position of the History
of Art and through the medium of the visual image, a distinct aesthetics
emerges, a science of the sensible that in our time accepts the thin membrane
of images as the way globalisation is unavoidably perceived. How can theory
learn from contempory art practices engaged in stretching that membrane,
providing depth of field, slowing the tempo of perception, and allowing images
to expose a space of common political action? What does "world opinion" mean
in the context of global images? What are the implication for a critical Visual
Studies that resists inequities by rubbing the global imagination against
the grain? Can Visual Studies enter a field of negotiation for the move away
from European hegemony toward the construction of a globally democratic,
public sphere?
Tom COHEN: "L'état esthétique"
et ses interstices
As the "war on terror" becomes horizonless in its pursuit of totalized,
faceless, and nationless specters, it converts into af spectrographics.
This paper will ask what the epistemological implications of this new (an)esthetic
state may be, how it constructs "contemparaneity" and prepares the latest
version of the "last man" for installation, and inspect some fissures.
Georges COLLINS: De la répétition
dans les techniques de deuil et de mélancolie
Léo Lowenthal, puis dans l'émigration américaine,
l'école de Frankfort, ont pu résumer pour eux comme pour nous
ce qui est à la fois un programme de recherche et un protocole d'expérience:
les industries culturelles de l'Allemagne nazi et de la Californie sont,
disent-ils, une psychanalyse inversée, une psychanalyse à rebours
(a psychoanalysis in reverse). Comme les objets et les appareillages techniques
de ces deux régimes historiques, techniques, politiques, et affectifs,
sont communs (cinéma, radio, télévision, bandes magnétiques,
gramophones) et se caractérisent par la réversibilité
des contenus, il n'est guère étonnant que les buts et les
techniques de la psychanalyse soient eux aussi réversibles. Nous
ferons d'une des thèses centrales du colloque qui porte le renversement
de Löwenthal jusqu'aux cultes de mort, à savoir l'extinction
ou l'épuisement de ce narcissisme primordial sans lequel il n'est
plus ni désir ni critique, l'occasion d'une nouvelle lecture de la
distinction classique freudienne entre deuil et mélancolie, en prenant
le travail de deuil comme cet ensemble de démarches psychiques, affectives,
et politiques face à une situation non-réversible, et la mélancolie
comme cette posture ambivalente, aux prises avec ses objets, qui pousse la
réversibilité jusqu'aux ultimes conséquences de nos
constats actuels.
Michel DEGUY: Le culturel et l'exception
Notre culture est la culture du "culturel". Le phénomène
est un "phénomène social total". La patrimonialisation du génotype
est le fond de l'affaire. Sa "valeur culturelle" s'ajoute à tout
étant pour sa phénoménalisation même, le faisant
ressortir en "image de marque". Le culturel semble régner sans exception.
On se demandera ce qu'est une exception. D'abord et "superficiellement":
à l'intérieur du culturel (n'englobe-t-il pas "tout"?), que
serait une exception, par exemple "française"? Une résistance
à la culturalisation hégémonique du standard USA ("la
culture américaine"), ou une originalité par une autre voie?
Deuxièmement: à l'extérieur. Y a-t-il un dehors du culturel?
Dans la sphère de "mon" expérience, celle de la subjectivation
phénoménologique, y a-t-il place pour un accès au ce-devant
BEAU, à la fois chose, et objet de "l'esthétique"? On s'interrogera
sur un arrachement au culturel, à l'économico-socialisation
irréversible, et peut-être sans issue, de l'ordre des choses
artistique. "Art, chose du passé?" On cherchera un sens renouvelé
au sublime.
François DELALANDE: Quelle
recherche musicale, pour quelle société?
La recherche musicale n’est pas seulement cette invention de la deuxième
moitié du XX
e siècle qui a consisté à
produire des musiques bizarres grâce à une technologie nouvelle,
fondée sur la reproductibilité, le façonnage des sons
et leur agencement sur un support, qui se différenciait radicalement
des technologies de l’écriture et de la tradition orale. C’est aussi
une redéfinition de la musique comme fait total, à la fois
social, esthétique et technologique.
Dans le milieu professionnel, des rôles nouveaux sont apparus, articulés
dans des institutions. En relation avec ce milieu, les amateurs et les enfants
ont eu accès à une forme de création intégrant
l’exploration et l’empirisme ; l’invention d’outils « grand public
» a suivi ; des cousinages entre musiciens « savants » et
« populaires » ont surpris les uns et les autres ; des réseaux
complètement imprévus de distribution et d’échange sont
apparus, de sorte que le marché — aussi bien au sens marchand qu’au
sens de l’échange gratuit — est profondément désorganisé.
Les institutions de recherche musicale, dans ce vaste chantier de reconfiguration
du fait musical (qu’elles ont contribué à provoquer souvent
malgré elles) ne sont pas démunies de moyens d’action. Pour
dévier un tant soit peu les trajectoires d’évolution qui
semblent presque entièrement déterminées par les logiques
du développement technologique et du marché, elles disposent
de quelques leviers: les réseaux classiques de diffusion (concert,
disque, radio) mais aussi l’éducation (école et conservatoires),
les logiciels « grand public », les diffusions multimédias
en ligne et probablement d’autres formes de circulation de compétences
et de ressources à inventer. Cette problématique elle-même
entre dans le champ de la recherche musicale.
Références Bibliographiques :
Le son des musiques entre technologie et esthétiques, INA/Buchet-Chastel,
Paris, 2001.
La musique est un jeu d’enfant, INA/Buchet-Chastel, Paris, 1984/2003.
Alain DIDIER-WEILL: Destins contemporains
d'objets symboliques, réels et ultimes
L'objet "voix", en acquérant la sonorité scientifique des
techniques médiatiques, devient un bavardage bourdonnant qui n'est
plus ADRESSÉ. L'objet alimentaire, démultiplié à
l'infini dans les supermarchés, cesse d'étre l'objet du don
symbolique maternel. L'objet pornographique, cessant d'être échange
des corps, devient monstration de morceaux de chair impropres au don. Tous
ces objets ne peuvent plus entrer dans le circuit de la pulsion invoquante:
expulsés du symbolique, ils reviennent dans le réel comme
objets persécutifs dont il faut impérativement jouir comme
le veut le surmoi moderne. Cette jouissance a deux faces qui sont en continuité:
d'un côté, anesthésie envers les objets symboliques
du monde face auxquels le sujet est comme un anoréxique sensoriel
(sourd, muet, aveugle) ; de l'autre, hyperesthésie envers des objets
non plus symboliques mais réels: jouissance pour les films d'horreur,
les films pornographiques, pour la drogue. Face à ce courant qui
exalte l'immonde au détriment du monde symbolique, l'art, la psychanalyse
et la physique quantique vont à contre-couant en proposant d'aller
à la rencontre d'un réel qui est ni appropriable ni consommable:
si cet objet ultime (le son, la lumière, l'électron, l'objet
petit a) est un pur mouvement, une pure vibration se dérobant à
toute prise, est-il possible de faire main basse sur lui?
Nicolas DONIN: L'accès à
la musique chez Schoenberg et la condition d'auditeur
« Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à
comprendre? », demande Berg en 1924. On pourrait traduire aussi:
« Pourquoi est-elle si peu accessible? », et sentir
que la réponse n’est alors plus seulement celle que Berg a fournie
(à savoir, de façon internaliste: parce que ses partitions
ont su faire l’économie des répétitions thématiques
qui, dans la musique ‘ordinaire’, permettaient la stabilisation mnésique
de l’écoute), mais bien aussi une affaire d’accès à
la musique, et de conditions de possibilité de l’écoute. Schoenberg
lui-même a tenté une réponse en inventant et animant
un dispositif d’écoute singulier, la Société d’exécutions
musicales privées (1918-1921), qui bouleverse de façon volontariste
toutes les conventions du concert viennois de l’époque: pas d’applaudissements,
pas de compte-rendus de presse, pas d’annonce des programmes à l’avance,
et une économie nouvelle de la répétition du concert.
A partir de là, se dessine une pensée schoenbergienne de l’accès
à la musique, tout juste antérieure à la discomorphose
industrielle de la musique, et qui entretient avec elle une relation bénéfiquement
conflictuelle. Nous esquisserons l’analyse de cette dernière à
travers divers projets de dispositifs de diffusion imaginés par Schoenberg
et son entourage.
Elie DURING: Qu'est-ce qu'un dispositif
esthétique?
Le terme "dispositif" fait partie aujourd’hui du vocabulaire ordinaire
de la création contemporaine, tout comme du discours critique qui
la prend pour objet. Mieux que le terme vague d’"installation", cette notion
suggère un nouveau statut de l’œuvre d’art: celle-ci ne semble avoir
de visibilité que pour autant qu’on la dispose (intervention ou "insertion"
dans un milieu, comme disait Simondon) ou qu’on en dispose, c’est-à-dire
qu’elle se définit avant tout par ses effets
(in situ) et
ses usages. En s’appuyant sur quelques "classiques" (Lyotard, Foucault,
Deleuze), et sur des exemples tirés de l’histoire récente
de l’art, on cherchera à préciser ces différentes dimensions,
de manière à faire apparaître, au principe d’un certain
nombre de pratiques réputées "expérimentales", une conception
rhétorique ou thérapeutique de l’art. On tentera aussi de différencier
des stratégies ou des interprétations divergentes du dispositif
en parcourant dans les deux sens le rapport de l’idée et du procédé
autour desquels se polarisent aujourd’hui la plupart des pratiques artistiques,
conformément à leur alignement sur le reste des activités
techniques (régime du faire générique) et à
l’influence du modèle de la conception et de la production industrielle
(importance à cet égard de la logique du prototype). On ébauchera
enfin une taxinomie des tempéraments artistiques ("idéalistes"
et "procéduriers"), afin de mieux évaluer l’enjeu indissolublement
politique et esthétique de certains dispositifs, artistiques ou non,
dans la configuration du sensible.
Bastien GALLET: L'art ou la déroute
du sensible
Il est devenu aujourd'hui presque impossible de séparer le contenu
des œuvres des effets que produit le simple fait qu'elles existent (dans
le cas des œuvres musicales, le simple fait qu'elles se déroulent
dans le temps qu'elles se donnent), autrement dit de séparer leur
contenu de leur efficace. Ce qui revient à dire que les modes de réception
et d'appréciation des œuvres ne leur sont plus extérieurs.
C'est une des raisons pour lesquelles il devient difficile d'employer ce mot
à leur sujet: "œuvre". Il faudrait dire "dispositif de capture" en
comprenant que ce qu'il s'agit de capturer c'est le spectateur, ou plutôt
son système sensoriel en tant précisément qu'il ne fait
plus "système", en tant qu'il entre en déroute. Cela a au moins
deux conséquences: d'abord de nous obliger à penser l'esthétique
comme une pragmatique (autant des effets que produit l'art — politique de
l'affect — que de ceux qui s'inscrivent en elle comme sur un plan sensible
— physique des
qualia), ensuite d'étendre le champ de l'organologie
à celui qui perçoit, et qui est "pris", devenant autant l'instrument
de l'œuvre qu'il peut encore en être le juge. nous pourrions en conclure,
paraphrasant Antoine Hennion, qu'il n'y a pas une limite au-delà de
laquelle l'art ne serait plus que l'art et l'œuvre un objet clos se prêtant
au scalpel du critique, autrement dit que les médiations ne s'arrêtent
pas au seuil de l'œuvre. Mais cela ne nous dit pas ce que l'artiste fait
de ces médiations et encore moins comment elles opèrent dans
le dispositif qu'il met en place — comment
ça prend et à
quelle conditions. Ce serait le rôle d'une pragmatique au sens où
nous l'entendons: celui d'une théorie de l'art en tant qu'il produit
du sensible, et par conséquent aussi un embryon de
nous (un
peuple à faire), sur la déroute organisée des sens.
André HOLLEY: L'odorat et ses fonctions
adaptatives mises à mal
Le sens de l’odorat joue un rôle considérable dans l’adaptation
de très nombreuses espèces animales à leur milieu
de vie. Ce rôle semble avoir perdu de son importance chez les primates
et singulièrement chez les humains, au profit de la vision. Parallèlement,
il souffre d’un fort discrédit, souligné par de nombreux
penseurs et philosophes, au motif qu’il témoigne de l’enracinement
biologique d’une humanité qui pense devoir s’émanciper de
ses origines animales. La marginalisation de l’odorat se manifeste en particulier
dans la difficulté que rencontrent les créations olfactives
à accéder au statut d’œuvres d’art, alors que certaines d’entre
elles en possèdent les traits essentiels.
Deux ensembles de données sont susceptibles d’alimenter une réflexion
sur la dialectique rupture et continuité qui caractérise la
place de l’odorat. D’un côté, les recherches biologiques découvrent
que sur le millier de gènes dédiés à la production
de récepteurs d’odorants chez les mammifères, plus de la moitié
ont perdu toute fonctionnalité dans l’espèce humaine, et cette
tendance est déjà perceptible chez les primates non-humains.
Autre constat: dans le domaine de l’alimentation, là où les
fonctions olfactives avaient conservé jusqu’à maintenant un
rôle indéniable pour identifier le contenu de l’aliment, son
état de fraîcheur, sa valeur nutritive, la société
technologique, marchande et légiférante offre désormais
sous la forme d’étiquettes et de notices des substituts efficaces,
réputés plus fiables, aux informations sensorielles. Voici
l’odorat, et son associé le goût, dépossédés
d’une large part de la dimension cognitive de leur fonction traditionnelle.
Mais, et c’est là le point important, l’odorat et le goût conservent
intacte la force de leur pouvoir affectif, continuant d’exercer leur contrôle
hédonique sur la prise alimentaire. Cette dissociation nouvelle entre
le déclin de l’utilité adaptative de la dimension cognitive
des "sens chimiques" et la pérennité de leur pouvoir affectif
pourrait bien être un exemple patent de
défonctionnalisation
et à ce titre un intéressant sujet de réflexion.
Frédéric JOULIAN: Peut-on
envisager des fondements primatiques à une esthétique hominienne?
Du point de vue de l’anthropologue, de l’éthologue ou du préhistorien
la question que nous adresse ce colloque est difficilement objectivable
tant elle est riche et propice à des lectures variées. C’est
dans cette zone infra littorale, sujette à toutes les turbulences,
que se situent me semble-t-il les enjeux de la rencontre et que je vois une
possibilité de confronter mon expérience de scientifique à
d’autres domaines du savoir et de la pratique. Le premier thème que
j’aimerais par conséquent aborder est celui des limites du sensible
en tant qu’objet de science, en tant qu’objet de raison et de la nécessité
de croiser les approches disciplinaires afin de garder à l’objet désigné
toute sa complexité. Je soulèverai pour ce faire la question
de l’objectivation croisée et de l’évaluation des travaux de
scientifiques.
Le second point que je souhaite traiter est celui initié par André
Leroi-Gourhan dans
Le Geste et la Parole lorqu’il pose la question
d'une esthétique fonctionnelle qui serait un substratum ou s’opposerait
au phénomène d'externalisation de l’action efficace et de la
mémoire. Je montrerai qu'aujourd'hui les deux conceptions peuvent
cohabiter et non plus s'opposer et développerai une intuition de recherche
autour de l’esthétique fonctionnelle que je fonde non pas sur les rythmes
et les formes comme Leroi-Gourhan mais sur les comportements.
Ce qui me semble une des caractéristiques fondamentales des sociétés
humaines par rapports aux sociétés animales c'est leur propension
à sans cesse innover à sans cesse changer. C'est donc la stabilité
plus que la variation qui pose problème. Ma thèse, contre-intuitive
dans le secteur des sciences du comportement mais aussi de l'anthropologie,
est que les sociétés de chimpanzés fonctionnent plutôt
sur un mode stable que sur un mode labile et que cette stabilité doit
être interrogée à l'instar de celle des sociétés
humaines.
Le troisième et dernier enjeu de ma communication attaquera plus
frontalement la question impliquée par le titre ; je m’interrogerai
en particulier sur ce que peux signifier une esthétique a-sémiotique
si tant est qu’une telle conception? Ce que nous revisiterons avec et contra
Seboek notamment — puisse être possible. En effet, les sociétés
de primates et les sociétés préhistoriques très
anciennes sur lesquelles je travaille posent le problème d’une esthétique
hors du sens social et de l’émergence progressive possible de celle-ci
en deçà ou au-delà du phénomène culturel.
Je poserai un certain nombre de questions simples et illustrerai mes réponses
d’observations anthropologiques, préhistoriques et éthologiques
de terrain.
- Les animaux organisent-ils leur environnement? Construisent-ils leur
monde?
- A partir de quelle période du paléolithique peut-on réellement
parler d’organisation, de structuration de l’espace?
- Quels indices comportementaux ou productions matérielles attestent-ils
d’une esthétique spécifique aux anthropoïdes, aux hominoïdes
ou aux hommes préhistoriques? etc.
"Point, ligne, plan". Les scientifiques pensent, questionnent, mesurent,
objectivent le réel selon des pratiques, des esthétiques (ou
des normes formelles si l’on préfère) parfois fort cohérentes
avec celles des plasticiens. Cette ontologie normative montre depuis longtemps
ses limites en anthropologie. Les modèles sociaux des Homo sapiens
occidentaux du XX
e siècle appliqués aux primates
ou aux préhumains sont encore moins pertinents. Je casserai au final
cette esthétique fondée sur la norme, le goût et la
mise en culture de perceptions catégorielles fondées sur du
discontinu et proposerai quelques exemples alternatifs fondés sur
l’interaction, le style et le comportement.
Jean LASSÈGUE: L'image, à
l'articulation technique du corps propre et du corps social
A l’heure où la maîtrise de la dimension collective du lien
social est devenue un enjeu majeur, il est sans doute nécessaire
de revenir à la question philosophique du statut à accorder
à l’image, qui alimente, depuis sa thématisation grecque, la
question politique de ce qui fait communauté et la question religieuse
de ce qui est sacré. Se poser la question du statut de l’image revient
donc à s’interroger sur ce qui est représentable de l’autorité
dans le lien social. En Grèce ancienne, on constate que ce qui fait
communauté passe par une représentation du corps propre opérée
au sein même des techniques externalisant le lien social : la monnaie
frappée (sur laquelle on représente à l’origine l’organe
de l’œil) ; l’alphabet vocalisé (dans lequel l’organe de la voix
se trouve pour la première fois matérialisé sous forme
de signe) et la géométrie (au fondement de laquelle se trouve
la trace et l’anticipation du déplacement du corps dans l’espace)
sont, de ce point de vue, les trois exemples spécifiquement grecs
les mieux documentés. A chaque fois, la question philosophique consiste
à s’interroger sur la possibilité d’un rapport de limitation
pour des techniques qui produisent un lien social spécifique tout
en menaçant la communauté de ses acteurs parce qu’elles sont
potentiellement illimitées, c’est-à-dire destructrices du lien
social conçu comme corps symbolique commun (concentration et prolifération
de la monnaie, redirection du langage vers l’écriture jugée
inauthentique et manipulation de la vérité dans la technique
sophistique, rapports de mesure irrationnels en géométrie).
Le monothéisme n’a pas fondamentalement changé cette donne
puisque, dans le christianisme byzantin, le caractère très
restrictif de la morale sexuelle rend précisément possible
une sublimation du corps dans l’image sacrée, le clergé représentant
en lui-même la possibilité d’un corps social parvenu à
l’auto-reproduction perpétuelle sans sexualité. La question
de l’image recouvre donc la transformation des pratiques gestuelles (par
le biais de techniques, c’est-à-dire de ritualisations matérialisées
dans des outils) en expression symboliques rendant possible un corps social.
A partir de ce retour à l’exemple grec, il faudra voir où
l’on en est aujourd’hui de la question du statut de l’image par rapport au
constat contemporain d’une perte de ce qui fait communauté.
Références Bibliographiques :
Brown, P. (1988 [1995]). Le renoncement à la chair ; virginité,
célibat et continence dans le christianisme primitif. Paris, Gallimard.
Herrenschmidt, C. (1999). "Ecriture, Monnaie Réseaux ; Inventions
des Anciens, invention des Modernes". Le Débat 106 (Septembre-Octobre
1999): 37-65.
Mondzain, M.-J. (1996). Image, icône, économie ; les sources
byzantines de l'imaginaire contemporain. Paris, Le Seuil.
Mondzain, M.-J. (2003). Le commerce des regards. Paris, Le Seuil.
Rosolato, G. (1978). La relation d'inconnu. Paris, Gallimard.
Charles LENAY: Croisements perceptifs
et spatialisation des points de vue
Partant de l’analyse de deux échecs technologiques sur le plan
social, les mediaspaces et les systèmes de substitution sensorielle,
je propose un dispositif d’étude des croisements perceptifs (regards,
touchers, auditions mutuels) et une articulation conceptuelle entre reconnaissance
d’autrui comme point de vue, spatialisation de sa position et constitution
de valeurs émotionnelles. Le dispositif d’observation s’appuie sur
une technologie qui était au départ dédiée aux
aveugles et qui, mise en réseau sur internet, permet une forme de
caresse distale ("télétoucher") dont la dynamique peut être
précisément analysée. Le croisement perceptif est une
expérience limite dont le sens est la constitution d’un "nous", et
presque en même temps, d’une
différence de position de
points de vue
convergents vers un même objet. Au contraire,
la duplication de formes ou d’objets temporels en autant d’exemplaires que
de spectateurs ne permet que des perceptions
parallèles,
sans spatialisation du point de vue d’autrui.
Philippe-Alain MICHAUD: Films
clignotants
A partir des travaux de Cildo Mereles ou Andy Warhol, on s'interrogera
sur la représentation de l'argent dans le champ de l'art contemporain
sous la forme stylisée du papier monnaie et l'on cherchera à
montrer comment la mise en scène de la valeur marchande se prolonge
en une interrogation critique sur la valeur d'exposition et, en dernière
instance, sur la valeur intrinsèque de l'œuvre d'art.
Sally-Jane NORMAN: Mutations du théâtre,
lieu de modélisation du vivant
L'utilisation au théâtre d'éléments provenant
des réseaux infocommunicationnels — textes, sons, images —, et l'utilisation
de l'internet comme un environnement pouvant donner lieu à de nouvelles
formes théâtrales, repoussent les frontières de l'esthétique
scénique. Les architectures hybrides conçues pour accueillir
et structurer des événements distribués, à
partir de flux fournis par des acteurs en ligne, génèrent
des possibilités de création pour lesquelles doivent être
forgés des langages inédits. Le rôle de l'art théâtral
— art de modélisation du vivant, art d'intronisation de la mêkhanê
— est à repenser dans ce monde, où la multiplication constante
de connexions et de communications dénote de nouvelles pratiques sociales
et appelle de nouvelles sensibilités.
Catherine PERRET: Les illusions d'une
civilisation de l'immatériel: enjeux politiques du fétichisme
Si l'on suppose que l'art soit une activité parmi d'autres dans
un système de production donné, il n'en est pas moins une pratique
déterminée, susceptible de manifester, par ses utopies mêmes,
les apories de ce système. C'est ainsi que mue par une critique «
politique » du fétichisme, l'évolution qui a conduit
l'art depuis les années 60 du concept à l'esthétique
relationnelle, l'a mis au service du management contemporain, tout en le
privant de toute fonction politique, c'est-à-dire de tout pouvoir d'identification.
Qu'y avait-il donc de si nécessaire dans le fétichisme? En
quoi le déficit symbolique du fétiche est-il le garant de l'articulation
du désir, de l'objet et de la pratique? Et comment penser ce caractère
a-symbolique? Telles seront les questions engagées dans cet exposé.
Lawrence RICKELS: Allégories
endopsychiques
There is a subculture of psychotic break and testimony, in the annals
of the insane, that differs from the "endopsychic" evidence given in Daniel
Paul Schreber’s memoirs, in which the techno-funereal order gets over itself
to the upbeat of psy-fi replication. If Science Fiction indeed seemed the
designated pop genre to work by analogy with the new worlds of Schreber and
company, for this other delusional space it appears that the bookstore-created
genre of "Fantasy" performs a similar service. In "Der Dichter und das
Phantasieren", Freud analyzed generic fantasy (and, in the meantime, the
genre of "Fantasy") in terms of the two times you get and the one time you
forget. In order for fantasy to unfold the daydreamer must precisely forget
the present that the fantasy would bypass on the past-to-future express.
And yet fantasy is no escape: "Die Produkte dieser phantasierenden Tätigkeit
... empfangen von jedem wirksamen neuen Eindrucke eine sogenannte "Zeitmarke"".
The Second Gulf War sponsored a fitting image for this disposition of the
present tense even (or especially) in real time: the seeing-I of the war’s
live transmission was (for the time being) "embedded", that is, included,
live, at the front of the line but at the same time displaced, dislocated
— rendered unidentifiable.
Pierre SAUVANET: Du rythmique, de l'esthétique
au politique
Comment repenser l'esthétique, sans repartir de Baumgarten? Le
concept d'esthétique apparaît pour la première fois
dans les derniers paragraphes des
Méditations philosophiques sur
quelques sujets se rapportant à l'essence du poème. Or
l'esthétique est pensée d'emblée depuis les catégories
de mètre et de rythme, comme une forme très particulière
d'organisation du sensible. En 1735, l'esthétique naît donc
en rythme. Raison de plus, dans ces conditions, pour s'interroger sur certaines
manifestations du phénomène rythmique aujourd'hui. Pourquoi
la musique savante contemporaine a-t-elle, sauf exception majeure, abandonné
le sens du rythme (au sens de la pulsation régulière)? Pourquoi,
à l'autre extrême, le retrouve-t-on si omniprésent (mais
sous une forme caricaturale) dans les musiques populaires? Entre les deux,
restent de nombreux exemples d'une pulsation rythmique toujours présente,
mais d'une présence fine, complexe, subtile... Ces questions ne sont
pas un point de détail esthétique, mais renvoient à
l'évidence à des enjeux politiques. Ainsi, comment penser le
rythme en commun? Quel rythme pour quelle communauté? Quel lien entre
le rythmique et le politique, via l'esthétique?
Bernard SÈVE: La musique et le sensible:
l'instrument comme facteur d'historicité
La conscience que les arts ont pris de leur historicité est un
des traits les plus profonds du 20ème siècle, cette conscience
modifiant profondément l'organisation du sensible. Les arts plastiques
ont étendu les "frontières de l'art" et déplacé
la séparation entre sensible esthétique et sensible an-esthétique.
Le cas de la musique est singulier: le sensible musical est un sensible
temporel, toujours médié par l'instrument et le corps de l'interprète.
Le couple instrument/interprète joue un rôle déterminant
dans les déterminations et les effets artistiques de la "conscience
d'historicité" de la musique au siècle dernier. L'élargissement
de l'orchestre européen (adoption d'instruments extra-européens,
invention d'instruments) va de pair avec l'extension des frontières
de l'organologie ("ready-made organologiques": les pierres de Peter Eötvös
dans "Steine" ou les métronomes de Ligeti dans "Poème symphonique
pour 100 métronomes"). La réorganisation musicale du sensible
est chargée d'historicité (qui n'est pas l'historicisme), et
l'instrument apparaît dans ce travail comme un véritable facteur
d'historicité.
Bernard STIEGLER: Du refoulement organique
à l’organologie générale
Cette conférence pose en principe que l’esthétique doit
être repensée à la fois généalogiquement
au sens nietzschéen, et organologiquement, au sens où la
tekhnè
est essentielle à la vie esthétique de l’être social
que nous sommes. Pour autant, elle tentera de montrer qu’il faut penser l’esthétique
depuis le désir et la différence sexuelle, et analyser les
conditions de sa genèse avant même l’hominisation, et ce, en
revenant sur le corpus freudien et lacanien: telle est la condition d’une
généalogie de l’esthétique dans la double mesure où,
d’une part, celle-ci est liée à l’histoire du désir
et de ses conditions sociales de circulation, et où, d'autre part,
l’effacement de la question de la technique dans la pensée freudienne
de la constitution de ce désir en tant qu’il est humain, a été
elle-même refoulée: tel sera aussi le sens de ce "refoulement
organique" dont parle si bien Freud à diverses occurrences. Le contexte
de ces questions sera ce que l’argument général de ce colloque
nomme le non-partage du sensible, tel qu’il résulterait d’un détournement
de la libido qui, canalisée vers la consommation de façon
hégémonique, anéantit le narcissisme, c’est-à-dire
la possibilité même de faire une expérience esthétique.
Bernard THIERRY: Ce que l'animal qui
est en nous peut dire de l'esthétique
Aussi beaux qu'ils puissent nous paraître, les organes colorés,
les parfums ou les chants que nous percevons dans la nature représentent
avant toute chose des signaux de communication qui sont le produit de l'évolution
des espèces. L'éthologie en étudie la forme et la
fonction, l'esthétique ne fait pas partie de son vocabulaire. Si
nous recherchons les racines biologiques de l'esthétique, il nous
faut réaliser une traduction qui va réduire l'esthétique
à des éléments dont on va trouver les traces chez l'animal:
jugement, perception, émotion ou production esthétique. On
peut s'interroger sur le degré d'existence de ces différentes
facultés chez l'individu, ses préférences et ses motifs
d'action, les catégories qu'il reconnaît et le sens qu'il attribue
à ses perceptions, les émotions asociées aux stimuli
qu'il perçoit, ou l'extériorisation des représentations.
La complexité des codes biologiques dépend des aptitudes cognitives
propres à chaque espèce. La comparaison entre l'être
humain et les autres primates révèle à la fois continuité
et discontinuité. L'être humain conserve une bonne part de
signaux biologiques, mais il y ajoute la lecture de l'intention technique
et des codes culturels. On peut interpréter l'œuvre d'art et son
évolution à la lumière des différentes dimensions
du regard qui est porté sur elle.