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CENTRE CULTUREL INTERNATIONAL DE CERISY

Programme 2012 : un des colloques





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REGARDER L'ŒUVRE D'ART (2) : L'IMPERFECTION
Mise à jour
05/01/2017


DU LUNDI 27 AOÛT (19 H) AU LUNDI 3 SEPTEMBRE (14 H) 2012

DIRECTION : Bruno Nassim ABOUDRAR, Pierre CIVIL, Marie-Dominique POPELARD, Anthony WALL

ARGUMENT :

Une idée reçue voudrait qu’après des siècles de déférence à un idéal néo-platonicien de perfection notre modernité ait choisi de couper toute référence à la perfection, et partant se soustraie aux jugements qui prétendraient évaluer les œuvres humaines en termes normatifs d’imperfections.

Le présent colloque fait l’hypothèse inverse: et si l’imperfection était une condition nécessaire à l’œuvre d’art?

Entre une conception qui en appelle à la notion de progrès en présupposant l’imperfection des œuvres antérieures et une pensée qui met l’accent sur les écarts par rapport à des normes idéales, on pourrait plaider pour un sens positif de l’imperfection ouvrant à un questionnement multiple: entre autres, celui de la double nature de l'imperfection (jugement de valeur et jugement de fait), celui des conflits esthétiques entre régimes d’imperfection contradictoires entre eux et parfois exclusifs, celui de la manière dont les artistes travaillent avec et contre ce destin de l’œuvre.

CALENDRIER DÉFINITIF :

Lundi 27 août
Après-midi:
ACCUEIL DES PARTICIPANTS

Soirée:
Présentation du Centre, des colloques et des participants


Mardi 28 août
Matin:
Bruno Nassim ABOUDRAR, Pierre CIVIL, Marie-Dominique POPELARD & Anthony WALL: Ouverture
Marie-Dominique POPELARD: Faire, contrefaire et parfaire

Après-midi:
Lawrence GASQUET: "Rien de ce qui vit n’est strictement parfait, ou ne peut l’être": John Ruskin et l’imperfection idéale dans Modern Painters
Ronald SHUSTERMAN: Less Than Greek: imperfection, éthique et métaéthique de l'art

L'inachèvement et l'imperfection comme démarche, présentation et exposition des peintures de Josée LANDRIEU, dans la salle Haute des Granges


Mercredi 29 août
Matin:
Annie BRISSET: De l’imperfection au perfectible: regards contemporains sur l'œuvre traduite
Béatrice FRAENKEL: L'imperfection comme art d'écrire à la fin du XXe siècle

Après-midi:
Jean-François RICHER: Imperfections balzaciennes: beauté, laideur et inachèvement dans La recherche de l'absolu de Honoré de Balzac
Jean-Pierre NAUGRETTE: Le cas (pas si) étrange du Dr Jekyll et de certains collègues (1886-1913): éloges et images littéraires de l'imperfectionnisme

Soirée:
Jeunes chercheurs
Benjamin FLORES: Imperfection du numérique dans le cinéma contemporain
Amandine D'AZEVEDO: Impressions divines: le "calendar art" et l'image imparfaite des dieux de l'Inde


Jeudi 30 août
Matin:
Nathalie DELBARD: Strabisme et portrait
Geneviève MOREL: De l'imperfection à la beauté tragique

Après-midi:
DÉTENTE


Vendredi 31 août
Matin:
Véronique GOUDINOUX: D'une forme (im)parfaite en art / Figures de l'imperfection
Clélia NAU: D'une faillibilité l'autre. Peintures d'après photographies

Après-midi:
Pierre PIRET: Anomalie, accroc, déchet. Sur la tentation photographique de la littérature contemporaine
Franz KALTENBECK: Le ratage assumé / L'échec assumé


Samedi 1er septembre
Matin:
Bruno Nassim ABOUDRAR: L’éponge de Protogène, ou les antinomies de l’imperfection en peinture
Gilles FROGER: L'art imparfait. Pratiques contemporaines

Après-midi:
Elzbieta GRODEK: Les jeux des imperfections logiques ou comment fabriquer un personnage avec des raisonnements fallacieux
Caroline IBOS: Les ménagères et l'imperfection: une attention au détail


Dimanche 2 septembre
Matin:
Nicolas FOURGEAUD: Performance artistique et répétitions imparfaites: quelques cas de performances allographiques et de "reenactments"
Catherine NAUGRETTE: Pour en finir avec les "maladies du costume de théâtre"

Après-midi:
Anthony WALL: La Verrue de Diderot

Jeunes chercheurs
Marie PRUVOST-DELASPRE: A la recherche du geste imparfait: Begone Dull Care de Norman McLaren
Mathieu CORP: Image technique et pratique artistique, l'imperfection par delà son dualisme


Lundi 3 septembre
Matin:
Johan GIRARD: John Cage en quête d'imperfection, ou les aléas de l'indétermination
Pierre CIVIL: Les enjeux de l’imperfection: le Laocoon du Greco [enregistrement audio en ligne sur la Forge Numérique de la MRSH de l'Université de Caen Normandie]

Après-midi:
DÉPARTS

RÉSUMÉS :

Bruno Nassim ABOUDRAR: L’éponge de Protogène, ou les antinomies de l’imperfection en peinture
Ayant partie liée avec le beau idéal, la peinture aurait eu, au moins depuis Raphaël, la possibilité d’être parfaite: parfaite image de perfection, à l’instar, par exemple, des pommes sphériques aux mains des Grâces sur le tableau du Musée Condé. Elle fait pourtant le choix de l’imperfection, comme celui d’une vocation de son instant et de tout ce qui a trait à sa finition comme à sa finitude (sous les espèces sensibles du vernis notamment, et des rituels auxquels il prête, les vernissages), à l’extension de l’histoire, temps de l’imperfection entre émergence et usure des objets du monde et de ses événements, et du tableau lui-même qui les figure. Dès lors, la peinture occidentale classique se distingue visiblement des autres formes de peintures, orientales en particulier, en ce qu’elle noue son projet eidétique comme son destin physique au rendu de l’imperfection. Fissures, froissures, coulures, accrocs, les accidents de la substance, soit son imperfection, font la peinture, dans le double sens de ce en quoi elle consiste et de ce qu’elle représente. Mais paradoxes et antinomies la cernent alors, dont le moindre n’est pas celui qui ravit Protogène, la perfection pourrait, en peinture, sanctionner l’imperfection.

Annie BRISSET: De l’imperfection au perfectible: regards contemporains sur l'œuvre traduite
La critique occidentale des traductions s’est développée selon deux grands paradigmes: le paradigme herméneutique privilégie la singularité de la "grande" œuvre; le paradigme fonctionnaliste instaure la "différence" comme nécessité contextuelle mais stigmatise les "manipulations" qui lui sont inhérentes. Dans le premier cas, la traduction est abordée suivant un schéma téléologique, celui du progrès entre la "traduction-introduction" défaillante et ses retraductions en marche vers la "vérité", toujours différée, du texte original. Les pratiques du second paradigme sont tendues vers le contexte d'arrivée ou prises dans les contraintes qui le régissent. Elles accompagnent les missions dites civilisatrices au nom d’un perfectionnement imposé ou sollicité. Les deux courants se sont rejoints autour d'une éthique de la traduction.

Annie Brisset est professeur à l'Ecole de traduction et associée au Département de théâtre de l'Université d'Ottawa. Consultante auprès de l'UNESCO, elle a notamment dirigé l'étude des pratiques et des flux de traduction pour le rapport mondial sur la diversité culturelle (2009) en partenariat avec l'Association internationale pour l'étude de la traduction et de l'interculturalité (IATIS) dont elle a été présidente-fondatrice. Elle est membre de la Société Royale du Canada.
Auteur de Sociocritique de la traduction (Montréal, 1990; Prix Ann-Saddlemyer), elle a édité plusieurs collectifs et publié de nombreux articles sur la théorie et la critique des traductions.


Pierre CIVIL: Les enjeux de l’imperfection: le Laocoon du Greco
Face à l'insurpassable perfection divine, la légitimité de l'image religieuse dans l'Espagne de la Contre Réforme se construit sur l'idée de l'imperfection matérielle de celle-ci, à la fois comme gage d'humilité et comme assurance contre le poison d'idolâtrie. Le discours mystique de Thérèse d'Avila ou de Jean de la Croix promeut ainsi l'usage d'images humbles et modestes comme principes de la translatio ad prototypum jusqu'à faire de l'imperfection un motif revendiqué de la contemplation. Il convient de s'interroger sur la portée de ces positions théologiques dans une théorie artistique fondée alors sur le principe de l'imitation. Mais c'est la pratique picturale qui apparaît la plus à même de révéler certaines tensions encore peu étudiées entre un naturalisme poussé jusqu'à l'illusion parfaite du réel et le défaut patent ou assumé par l'artiste. Du Greco à Zurbaran, un certain nombre de cas seront analysés dans ce sens.

Mathieu CORP: Image technique et pratique artistique, l'imperfection par delà son dualisme
Au cours du XIXe, le développement des techniques s’accompagne d’une rationalisation des démarches scientifiques. Dans ce contexte, les dernières innovations sont comprises comme une forme d’optimisation des résultats entendue en terme de progression, vécue en dehors de l’homme et orientée vers un idéal de perfection dont il n’est que le patient ingénieur. La photographie, comme image produite par l’action de la lumière sur une surface sensible grâce à un dispositif technique, se présente comme l’un des exemples les plus significatifs de cette conception des techniques en terme de progrès, et non seulement en terme d’extension du champ des possibles. Néanmoins pour parfaire une technique, il faut fixer une feuille de route qui conduira les efforts des ingénieurs afin de caractériser leurs découvertes en terme d’amélioration. La feuille de route de la photographie est fixée au regard des qualités principales prêtées à cette image. Ainsi les développements techniques qui succèdent au daguerréotype, de Niepce aux grandes marques actuelles, s’inscrivent dans un effort visant à réduire ’écart situé entre l’image et le réel. La nature indicielle de l’image photographique motive ce projet. Selon cette rationalité, moins les déterminants techniques du dispositif photographique sont perceptibles dans l’image, plus cet écart est réduit. C’est pourquoi, au fur et à mesure, certaines techniques photographiques de prise de vue et de tirages sont reléguées au profit des derniers développements techniques. Au XXIe siècle les innovations numériques en matière d’images photographiques pourraient sembler non loin de l’objectif fixé par le progrès (1). Pourtant, un regard sur la pluralité des pratiques révèle que les considérations esthétiques sont souvent venues parasiter cet objectif initial. En effet, souvent l’ambition communicationnelle d’une image trouve l’autonomie de son expression en manifestant un écart par rapport à un idéal. Dans les pratiques artistiques, l’écart entre l’image et le réel fait souvent l’objet d’une instrumentalisation visant à produire, dans et à partir de l’image elle-même, la possibilité d’un discours. L’écart suppose un répertoire informel d’irrégularités dont l’artiste va se saisir pour établir la valeur problématique d’un idéal ou d’une situation de normalité. Face à l’absolutisme rationnel guidant les efforts de la technique, les projets artistiques usent d’imperfections, ou d’anomalies, dont la fonction et la valeur s’accomplissent dans une traduction formelle autonomisée. A partir de l’analyse du travail de l’artiste Joan Fontcuberta, nous tâcherons de voir comment l’accentuation des écarts entre le projet communicationnel de l’image et un idéal de perfection permet de postuler l’imperfection comme une condition nécessaire à l’œuvre d’art.
(1) Dès les années quatre-vingt l’objectif semble d’ores et déjà atteint lorsque Roland Barthes déclare: "Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible, ce n’est pas elle qu’on voit [...] Moi, je ne voyais que le référent", La Chambre claire, Gallimard/Seuil, coll. "Les Cahiers du cinéma", Paris, 1980 p. 18-19.

Allocataire de l’ED 267 de l’Université Sorbonne Nouvelle, Mathieu Corp est en deuxième année de thèse sous la direction de Marie-Dominique Popelard. Il travaille en Communication et en Esthétique et s’intéresse au traitement du réel dans la photographie contemporaine issue du contexte latino-américain.

Amandine D'AZEVEDO: Impressions divines: le "calendar art" et l'image imparfaite des dieux de l'Inde
Le développement de centres d’imprimerie en Inde, à la fin du XIXe siècle, a produit de grands bouleversements dans le système de représentation des dieux. L’émergence d’un art populaire, le calendar art, est liée à cette soudaine invasion d’images d’un moindre coût et reproduites à l’infini dans l’espace public, le bazaar. Cet art est à l’origine et au cœur d’une formidable exception indienne en terme d’esthétique. La question de l’imperfection se pose alors lorsque le même thème mythologique se retrouve simplifié et écorné, retraduit d’une "perfection" picturale à l’occidentale (et coloniale) à une reproduction industrielle sur du mauvais papier, souvent à des fins commerciales. Au cœur de l’image, les détails disparaissent, les aplats colorés remplacent les nuances, les couleurs sont moins travaillées et plus franches, l’image est simplifiée, son contour plus marqué. L’imperfection devient de fait le cœur d’une nouvelle esthétique populaire, simple et immédiate. Mais la récupération des images dans un but commercial et la propagation d’une imagerie religieuse simplifiée posent des questions tout autant historiques, politiques qu’esthétiques.

Après deux mémoires de Master sur le cinéma populaire hindi, Amandine D’Azevedo est actuellement en thèse à la Sorbonne Nouvelle. Son objet d’étude est la résurgence et la circulation des mythes dans le cinéma indien contemporain. Rattachée à l’école doctorale "Arts et Médias" et à l’IRCAV, elle a aussi collaboré à la nouvelle édition du Dictionnaire du cinéma de J-L Passek, à la revue Théorème et aux Cahiers du Cinéma.

Nathalie DELBARD: Strabisme et portrait
Le plus souvent, dans un portrait, le regard de la personne représentée apparaît sous l'un de ces deux aspects: soit il s'adresse au spectateur - et avant lui à l'artiste -, soit il se tourne "vers un dehors indéterminé" (J.-L. Nancy); à cela, il faut encore ajouter ce que M. Fried nomme "absorbement", qui consiste à contenir le regard du personnage à l'intérieur du tableau. Face à ces différentes conventions, plusieurs cas font cependant figures d'exception; ce sont les portraits, peints et parfois photographiques, d'individus aux strabismes plus ou moins prononcés, pour lesquels chaque œil obéit à une orientation différente. Comment comprendre cette "imperfection" singulière qu’est le strabisme dans le cadre du portrait? L'étude de quelques-uns de ces portraits marginaux (du XVe au XXe siècles) permettra de montrer en quoi le regard divergent, à la fois frontal et fuyant, déconstruit une conception monofocale de l'image. Au-delà de sa capacité à contrarier un certain idéal de beauté, le strabisme sera envisagé à travers cette bipolarité particulière, impliquant une conception de l'individu de l'ordre du décentrement.

Nathalie Delbard est critique d'art et maître de conférences en arts plastiques à l'Université Lille 3. Ses recherches portent principalement sur les dispositifs de production, d'exposition et de diffusion de la photographie contemporaine, considérés notamment dans leurs dimensions historique, juridique et politique. Membre du CEAC, elle développe actuellement une réflexion sur les modalités de mise en espace et de perception de l'image fixe.
Elle a publié en 2009 un ouvrage sur l'œuvre de Jean-Luc Moulène, et prépare un livre sur les rapports entre images et vision binoculaire (abordant, outre certains enjeux propres à la stéréoscopie et à l'usage de la 3D, des cas exceptionnels de portraits avec strabisme).


Benjamin FLORES: Imperfection du numérique dans le cinéma contemporain
Les nouveaux formats (en photo, vidéo ou cinéma) évoluent et avec eux une certaine conception de la vision du spectateur. Pour beaucoup d’entre eux, le numérique représente la perfection et gomme les imperfections des anciens supports tels que la pellicule. Cette réduction des imperfections des supports engendre une nouvelle imperfection, celle de rendre des œuvres aseptisées, sans matière, ni texture. La texture est ce qui constitue, ce qui arrange une œuvre. Dans l’art, ce qui se définit par la texture c’est la surface et sa représentation. Or si la granulosité des œuvres disparaît, peut-on encore conclure que l’œuvre possède une surface? Si la chair, la carne est la texture du corps, il faut voir dans le grain d’une image sa surface la plus poreuse, celle qui détient les pigments d’une œuvre.

Benjamin Flores est doctorant en cinéma-audiovisuel à l'Université Paris 3 (Sorbonne Nouvelle). Il étudie le corps dans le cinéma néoclassique hollywoodien sous la direction de Jean-Loup Bourget. En parallèle, il est rédacteur en chef d'une émission de radio et critique de cinéma. Il enseigne également les DLA (Domaines Littéraires et Artistiques) en BTS audiovisuel.

Béatrice FRAENKEL: L'imperfection comme art d'écrire à la fin du XXe siècle
L’idée d’une écriture parfaite traverse l’histoire de l’écriture de part en part. Elle s’incarne dans des chefs d’œuvres comme la "quadrata", capitale monumentale utilisée pour graver les textes de  la Colonne Trajane en 113, ou comme les caractères romains que firent graver Alde Manuce  en 1490 ou Garamond en 1530 et bien d’autres. Les critères d’évaluation de cette perfection sont avant tout géométriques. Les caractères typographiques sont pensés en séries régulières, soumises à des proportions idéales. La recherche d’une écriture parfaite, violemment contestée par des mouvements d’avant-garde tels que le dadaïsme ou le futurisme, est restée à l’agenda des graphistes modernistes.  À partir des années 80, un courant de création typographique promu par la fonderie Emigre Graphics, porté par des  étudiants et des enseignants de Calarts, revendique et théorise l’imperfection typographique. Barry Deck dessine en 1990 la célèbre police Template Gothic qu’il défend en ces termes: "[This] typeface reflects my interest in type that is not perfect ; type that reflects more truly the imperfect language of an imperfect world, inhabited by imperfect beings".  Nous nous proposons d’expliciter les enjeux de ce mouvement en portant une attention particulière à deux notions: celle d’imprécision, caractéristique du travail du pixel, à laquelle se sont confronté les premiers créateurs de caractères numériques comme Zuzana Licko et celle de vernaculaire mise en avant par Ed Fella, deux grandes figures de ce mouvement d’imperfectionnisme typographique.

Gilles FROGER: L'Art imparfait. Pratiques contemporaines
Pour de nombreux artistes contemporains, l’imperfection, loin d’être désignée comme ce qui doit être vilipendé et fui, est une des conditions nécessaires de la création. L’accident, la maladresse, la naïveté seront ainsi acceptés, notoirement par Dubuffet, comme les signes mêmes de l’appartenance à l’humanité. D’autres iront, dans une volonté de subversion, d’expérimentation ou d’exploration, jusqu’à rechercher ce qui peut précisément échapper à la maîtrise de l’artiste pour faire (anti-)œuvre: on peut songer aux artistes Dada, à Fluxus, à Filliou, ou bien à des artistes aussi différents que Cy Twombly, dont la "gaucherie" dandy a été élogieusement commentée par Barthes, Jacques Lizène, "artiste de la médiocrité", Jean-Philippe Lemée réalisant des tableaux "ready-made" à partir de copies maladroites ou Eric Duyckaerts parodiant, non sans virtuosité, les conférences de philosophie. Dans le cadre de notre intervention, nous porterons une attention particulière à une des formes de création intéressant les artistes contemporains, celle des livres d’artistes, dont on pourra observer, là aussi, la nature des détournements et des expérimentations qui s’y manifestent.

Gilles Froger est professeur d’enseignement artistique à l’Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas-de-Calais. Chercheur associé au Centre d’Etude des Arts Contemporains de l’Université Lille 3, il est également critique d’art (AICA). Il a créé la revue d’art et de littérature Parade et collabore à diverses revues, dont Critique d’art. Ses textes portent essentiellement sur les liens entre art et littérature.

Lawrence GASQUET: "Rien de ce qui vit n’est strictement parfait, ou ne peut l’être": John Ruskin et l’imperfection idéale dans Modern Painters
"Rien de ce qui vit n'est strictement parfait, ou ne peut l'être: une partie est déjà en décomposition, tandis que l'autre est en train de naître": John Ruskin résume ainsi dans The Stones of Venice (1853) sa conviction que l'art est par essence imparfait, conviction qu'illustrent tous ses écrits. Ruskin avait choisi la digitale comme emblème de la condition humaine, symbolisant par sa forme organique la complexité naturelle de l'homme. La digitale est en effet constituée de tellement de fleurs que, sur une même tige, certaines sont condamnées à mourir avant que d’autres ne naissent, évoquant ainsi métaphoriquement l’imperfection de l’'esprit humain.
Ce qu'ont en commun les végétaux et la photographie, c'est qu'ils ont besoin de la lumière pour exister; on peut ainsi aligner symboliquement photographie et photosynthèse en termes de productions naturelles, ce qui fut fait au XIXe siècle dès l'invention de la photographie. Je proposerai une réflexion sur les implications de l'imparfait en photographie, en étudiant plus particulièrement l'importance que prit la représentation de la flore en Angleterre. Je mettrai en regard des premières photographies de l'histoire et certaines productions contemporaines de photographes qui ont volontairement choisi de travailler dans des conditions techniques archaïques, proches de celles grâce auxquelles les pionniers de la photographie produisirent leurs œuvres. L'imperfection devient alors idéale; je tenterai de mettre en lumière les nombreux paradoxes que soulève la notion de vérité en matière de représentation photographique.

Lawrence Gasquet est professeur à l'Université Jean Moulin - Lyon III. Elle est spécialiste de l'œuvre de Lewis Carroll et des relations transesthétiques. Elle travaille sur l'histoire de la photographie et s'intéresse aux affinités de ce medium avec l'art et la science.
Elle est l'auteur de Lewis Carroll et la persistance de l'image (Presses universitaires de Bordeaux, 2009). Elle a co-dirigé Lewis Carroll et les mythologies de l'enfance (Presses Universitaires de Rennes, 2005), L'Art de plaire (Gérard Monfort, 2006), L'Eblouissement de la Peinture, Ruskin sur Turner (Presses Universitaires de Pau, 2006). Elle est également l'auteur d'articles sur Lewis Carroll, John Ruskin, Julia Margaret Cameron, Damien Hirst et Peter Greenaway.


Véronique GOUDINOUX: D'une forme (im)parfaite en art / Figures de l'imperfection
En matière d’art, la question de l’imperfection peut s’envisager sous différents régimes: celui de la technique (que penser, par exemple, des artistes dont l’œuvre se fonde en partie sur l’acceptation d’imperfections techniques?), celui de l’écart (écart par rapport à une norme, iconographique ou stylistique), celui du ratage, du défaut, de l’anomalie, etc. Pour notre part, nous choisissons de prendre comme point de départ à notre réflexion le travail d’artistes contemporains sur une forme considérée couramment comme parfaite, celle de l’œuf. Comment comprendre les manipulations que certains d’entre eux font subir à cette forme? Quels en sont les enjeux? C’est à travers l’étude d’œuvres de Lucio Fontana, Luciano Fabro et Jérôme Basserode que nous tenterons de répondre à ces questions.

Véronique Goudinoux est maître de conférences au département arts plastiques de l’Université Lille 3 (Centre d’étude des arts contemporains). Historienne et théoricienne de l’art contemporain, ses recherches portent, d’une part, sur les enjeux et les débats de l’art italien après 1945, et, d’autre part, sur les collaborations entre artistes au vingtième siècle.
Parmi ses dernières publications, signalons l’édition de l’ouvrage de l’artiste Emilio Lopez-Menchero, Tussen-tussen ou l’entre deux, Université Lille 3, collection A dessein, 2010; mais aussi les articles "Soudain, l’autoroute a disparu sous nos pieds", in Luciano Fabro, Habiter l’autonomie, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales / Lyon, École Nationale des Beaux-Arts, 2010 (sous la dir. de Bernhard Rüdiger) et "Je, nous on: quelques remarques sur les formes actuelles des collaborations entre artistes", in L’Individuel et le collectif dans l’art, Filigrane, n°9, 2009 (sous la dir. de Joëlle Caullier et Jean-Paul Olive).


Elzbieta GRODEK: Les jeux des imperfections logiques ou comment fabriquer un personnage avec des raisonnements fallacieux
Nombreuses ont été les aventures de la catégorie "personnage", élément constitutif de fiction romanesque, envisagé tantôt de manière référentielle, tantôt comme "assemblage de traits différentiels", "paradigme", ou encore comme "effet de lecture". Doté d’une psychologie complexe, ou, tout au contraire déconstruit et ramené à des structures discursives arrachées à la référence extra-textuelle, le personnage passe ainsi par ses avatars successifs. C’est un être de langage, dira-t-on volontiers aujourd’hui. Si le langage est un moyen de communication sous-tendu par les principes de raisonnement logique, on est bien tenté, dans ce siècle d’extrêmes et de contradictions, de postuler la potentialité d’un personnage qui éclôt des brèches pratiquées dans cette logique. Attentat sérieux au bon raisonnement - qui rend inutiles, car imparfaits, certains types de discours -, ce geste ludique devient intrinsèquement créateur dans le contexte littéraire. Nous nous proposons de traquer un tel personnage dans La nébuleuse de Crabe (Minuit, 1993) et Un Fantôme (Minuit, 1995) d’Éric Chevillard, tout en mesurant le risque de cette lecture au seuil de laquelle on nous prévient sans ambages qu’"il sera bientôt impossible de savoir lequel d’entre nous est Crab".

Elzbieta Grodek est Assistant Professor à l’Université McMaster au Canada. Ses domaines de recherche et d’enseignement incluent les textes narratifs français des XXe et XXIe siècles, les rapports entre la littérature et l’art visuel, le concept de la représentation, et l’esthétique de la réception.
Elle est éditrice d’un livre sur le topos de la ruse dans l’Ancien régime (Ecriture de la ruse, 2000), de plusieurs articles sur Claude Simon et d'articles sur les rapports entre la littérature et les arts chez Michel Butor, Michel de Ghelderode, Pierre Michon, Nicole Brossard.


Caroline IBOS: Les ménagères et l'imperfection: une attention au détail
Nous avons tous à l’esprit le commencement du Planétarium de Nathalie Sarraute: une femme se lamente dans sa cuisine qui vient d’être refaite à grand frais lorsqu’un bouton de porte lui semble soudain "vulgaire", gâche tout l’ensemble et l’obsède pendant des jours. Pour le sujet social, l’imperfection n’est pas le contraire de la perfection: elle vaut pour elle-même. L’imperfection est le petit défaut qui gâche tout, quand bien même ce tout n’aurait pas été parfait s’il n’avait été gâché par cette imperfection. L’imperfection est le signe (in)esthétique qui vient irrémédiablement abîmer un visage, une peau, un  objet, un décor. A partir d’un corpus portant sur les "ménagères" des séries télévisées américaines (1965-2005), j’interrogerai la signification de cette tâche (sur la peau, sur le bois, sur la moquette), certes minuscule, mais qui retire toute valeur à ce qu’elle affecte. Il s’agira de montrer de quoi l’imperfection est l’indice, un indice suffisamment puissant pour concentrer l’attention du sujet et le bouleverser.

Franz KALTENBECK: Le ratage assumé / L'échec assumé
Plusieurs grands auteurs de la deuxième moitié du siècle dernier assument le ratage dans leurs productions, voire le théorisent. Ainsi l’artiste et poète Dieter Roth déclare-t-il dans une interview en 1978: "En fait, je rate même à mes propres yeux car je ne réussis pas dans le ratage" ("Actually even in my own eyes I fail, because I don’t succed in failure"). Cinq ans plus tard, Samuel Beckett déploie dans Cap au pire (Worstward Ho) l’injonction "Rater encore. Rater mieux" (Fail again. Fail better). Énoncés à un moment de leur vie où ces auteurs ont déjà fait leurs preuves, leur assomption du ratage paraît comme un élément constituant de leur recherche. Il ne relève ni d’une défense ni de leur vanité. Revendiquer de faillir ne se réduit pas non plus à l’aphorisme lacanien de l’acte manqué comme acte réussi. Lacan, lui même, n’a-t-il pas assimilé l’inconscient au savoir d’une "bévue"? Je propose d’étudier, grâce aux instruments de la psychanalyse, l’assomption du ratage comme un paradigme innovateur dans l’art et dans la littérature.

Franz Kaltenbeck, psychanalyste à Paris, Lille et au Service Médico-Psychologique Régional (SMPR) de la Maison d’Arrêt de Lille (Sequedin), Centre Hospitalier Régional, Université de Lille, enseigne la théorie et la clinique de la psychanalyse à Paris et à Lille dans le cadre de Savoirs et clinique, une association de formation permanente et au séminaire "Psychanalyse et criminologie" du SMPR de Lille.
Il est rédacteur en chef de Savoirs et clinique. Revue de psychanalyse et l’auteur de nombreux articles de psychanalyse et de critique littéraire, dont le livre Reinhard Priessnitz. Der stille Rebelle, Literaturverlag Droschl, Graz, Vienne, 2006. Le livre Sigmund Freud. Immer noch Unbehagen in der Kulture, diaphanes, Berlin, Zürich, 2009 est paru sous sa direction.


Geneviève MOREL: De l'imperfection à la beauté tragique
Le petit défaut féminin qui fascine et cause le désir masculin est un lieu commun qui n’a pas attendu la psychanalyse pour se déployer: le nez de Cléopâtre, la boiterie royale de la duchesse de La Vallière, la mouche captant le regard sur un visage idéal, etc. La doxa psychanalytique a pensé cette imperfection en termes de castration: le "défaut" féminin savamment voilé devient érotique. En revanche, brutalement dévoilé, il inhibe, d’où le fétichisme "normal" masculin qui interpose devant le sexe féminin un objet, "monument" érigé au phallus maternel. Lacan a cependant proposé une autre théorie de la beauté féminine qui ne doit rien ni à l’imperfection ni à la castration: celle de la beauté inaltérable des victimes sadiennes qu’il rapproche de l’éclat insoutenable d’Antigone menée au tombeau. Il s’agirait de la "barrière du Beau" devant "la chose", marquant l’entrée dans une "seconde mort" qui peut subsister dans la vie. Cette théorie aussi énigmatique que controversée peut trouver, me semble-t-il, à s’illustrer dans le cinéma depuis les années 60. J’essaierai d’en discuter les enjeux.

Clélia NAU: D'une faillibilité l'autre. Peintures d'après photographies
Il s'agira de revenir - généalogiquement, de Richter à Whistler - sur un certain usage, en peinture, d'anomalies visuelles (flou, filé, bougé, etc.) propres à l'image photographique - image réputée (parce que de nature mécanique) infaillible; image efficace, précise, détaillée, "sans âme", parce qu'il y manque la trace de la main et "ces imperfections qui, dit Valéry, sont, parfois, essentielles" ; image qui n'a de défauts (mais ne sont-ils point seuls à pouvoir "animer" son "infaillible régularité"?) que la technologie ne puisse tenter d'éliminer, comme elle le fera des interférences, clignotements parasites, rayures, "pluie", "neige" propres à l'image cinématographique ou télévisuelle. Anomalies propres à un autre médium, mais dont l'exploration peut permettre à la peinture - laquelle, nécessairement, les convertit dans les termes d'une faillibilité autre, celle de la main - de redécouvrir sa propre puissance.

Catherine NAUGRETTE: Pour en finir avec les "maladies du costume de théâtre"
En pleine période brechtienne ou néo-brechtienne, et dans l’esprit déjà de ses Mythologies, Roland Barthes écrit en 1955 un essai critique sur "Les maladies du costume de théâtre", qui fera date et référence. Dans ce texte, on le sait, un certain nombre de critères sont établis par Barthes quant à ce que doit être un "bon costume de théâtre", soit un costume qui ne se borne pas à être historique, vériste ou esthétique, mais qui doit signifier, "raconter" aurait dit Brecht ("Et la scène commença de raconter"). Loin d’être beau ou somptueux, riche et flambant neuf, bref de viser la perfection formelle, le costume du comédien doit ainsi être usé, maculé, déchiré, brûlé, abîmé, autrement dit imparfait. J’aimerais dans cette intervention revenir sur ce texte canonique et tenter d’examiner, d’évaluer à nouveau, à l’aune de l’évolution de la création théâtrale et artistique depuis plus de cinquante ans, ces maladies du costume de théâtre, en interrogeant précisément le retournement postulé par Barthes entre les valeurs de la perfection et de l’imperfection et les maux qui s’y rattachent, tant au plan esthétique que politique et idéologique.

Cateherine Naugrette, ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (ENSJF), agrégée de Lettres Modernes, est actuellement professeur d’Histoire et d’Esthétique du théâtre à la Sorbonne Nouvelle, où elle dirige l’Ecole Doctorale Arts & Médias. Ses recherches les plus récentes portent sur le devenir contemporain de certaines notions esthétiques, en particulier sur la catharsis, et sur les rapports entre le théâtre et les autres arts.
Parmi ses principales publications, on peut citer: L’Esthétique théâtrale (Armand Colin 2011, 2nde édition), Paysages dévastés. Le théâtre et le sens de l’humain (Circé, 2004), Qu’est-ce que le contemporain? et Le Contemporain en scène (Dir., L’Harmattan, 2011).


Jean-Pierre NAUGRETTE: Le cas (pas si) étrange du Dr Jekyll et de certains collègues (1886-1913): éloges et images littéraires de l'imperfectionnisme
En apparence étrange, le cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde l’est moins si l’on regarde ce que dit le Dr Jekyll dans sa confession à fin du conte célèbre de R. L. Stevenson (1886). Il se décrit en effet comme victime d’une impossibilité à concilier une certaine "impatiente disposition à la gaité" et le "désir impérieux" de porter la tête haute et grave en public. C’est une trop haute idée de son idéal, et non des vices tout compte fait acceptables pour son époque, qui est responsable de son dédoublement. On retrouve un tableau clinique comparable au début de Mort à Venise, de Thomas Mann (1913), où le cas non moins curieux de Gustav von Aschenbach est analysé, à la troisième personne cette fois, comme relevant d’un "perfectionnisme" conçu dès le jeune âge comme "l’essence même du talent": c’est ainsi qu’il a été amené à réprimer ses sentiments et ses pulsions. Comme pour Jekyll, c’est bien un sens aigu du devoir imposé de tous côtés et finalement intégré au programme vital du moi social qui a engendré, chez l’auteur et l’universitaire reconnu, le culte tardif (et donc mortifère) de l’imperfectionnisme - néologisme qu’on voudrait revendiquer, face au "perfectionnisme" reconnu dans la langue. C’est aussi le plaidoyer d’Oscar Wilde dans sa pièce Un mari idéal (1895), où Sir Robert Chiltern, sous-secrétaire d’Etat aux Affaires Étrangères, plaide pour l’imperfectionnisme en matière conjugale. Ces trois cas ne sont pas si étranges si on les lit à la lumière de la seconde topique freudienne, et à celle du contexte contemporain de l’eugénisme, qui défendait l’existence d’une race dénuée de toute imperfection. Ce contexte est aussi le nôtre aujourd’hui, comme le montre Michael J. Sandel dans son ouvrage The Case against Perfection (Harvard UP, 2007). Plus que jamais, il est nécessaire de revendiquer le dicton "Nobody’s perfect".

Jean-Pierre Naugrette est professeur de littérature anglaise à l’Université Sorbonne-Nouvelle Paris 3. Il a co-dirigé un colloque Stevenson-Sir A. Conan Doyle: les aventures de la fiction à Cerisy en 2000 (Terre de Brume, 2003). Il a dirigé le volume Edgar Allan Poe à la Pochothèque en 2006. Traducteur, il est également romancier (Retour à Walker Alpha, Le Visage Vert, 2010). Il s’intéresse à l’histoire de l’art, à la peinture, et au cinéma, sur lesquels il a écrit de nombreux essais.

Pierre PIRET: Anomalie, accroc, déchet. Sur la tentation photographique de la littérature contemporaine
Etudiant la nature de ce qu’il nommait "l’acte photographique", Roland Barthes s’étonnait, dans La Chambre claire, "qu’on n’ait pas pensé au trouble (de civilisation) que cet acte nouveau apporte". Avant lui, Walter Benjamin, dans Petite histoire de la photographie, s’était attaché à penser, non plus "la photographie en tant qu’art", mais "l’art en tant que photographie". Tous deux suggéraient ainsi que la photographie a fait survenir un nouveau paradigme culturel, qui a bouleversé dans son ensemble la sphère artistique et littéraire en inaugurant des nouveaux idéaux et des nouvelles pratiques esthétiques. Depuis un siècle et demi, et de manières très diverses, la littérature s’est appropriée ce paradigme photographique, soit en faisant de la photographie un levier d’écriture (photographies reproduites dans le livre ou simplement évoquées, décrites, interrogées), soit en inventant de nouveaux procédés d’écriture susceptibles d’en capter la force performative spécifique. Cette "tentation photographique" traverse certaines écritures contemporaines et celles-ci y répondent de façon spécifique en privilégiant une forme d’imperfection: réfutant l’opération du choix (cadrage, point de vue, sélection des clichés, etc.) et le jugement de valeur que celle-ci implique, ces écritures tentent d’assumer sans concession l’objectivité structurale du dispositif photographique. À partir de l’étude de quelques exemples, il s’agira d’interroger les enjeux, fonctions et effets de ce travail qui s’attache à suspendre le jugement de l’Autre pour substituer au discours de l’évaluation celui de l’anomalie, entendue comme singularité irréductible aux critères normatifs. On analysera ensuite la tension qu’un tel travail implique entre l’idée de sérialité inhérente aux arts de la reproductibilité technique et cette affirmation de la singularité via la photographie: il s’agira de penser l’imperfection comme accroc dans le dispositif. On étudiera enfin les enjeux énonciatifs d’un tel travail, qui revient à identifier le créateur au résidu voire au déchet de l’opération artistique.

Pierre Piret est professeur à l'Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve, Belgique), où il enseigne principalement l’esthétique littéraire, le théâtre de langue française et la littérature francophone de Belgique. Il poursuit des recherches dans ces domaines en s’interrogeant tout particulièrement sur la force analytique du discours littéraire et théâtral: par quelles opérations énonciatives l’œuvre parvient-elle à analyser les malaises dans la civilisation et à y répondre? Il s’appuie pour ce faire sur des concepts et modèles empruntés à la philosophie, à la psychanalyse freudo-lacanienne et à la linguistique générale.

Marie-Dominique POPELARD: Faire, contrefaire et parfaire
Le mot de performance renvoie à l’idée de parfaire, la notion de performance repose sur l’idée d’un accomplissement; en un double sens, une performance à prétention artistique pourrait ainsi entretenir un rapport à la perfection comme processus nécessitant peut-être une claire compréhension de l’imperfection. On voudrait, en prenant quelques exemples, travailler le caractère processuel, la tension et l’activité de performance en quoi l’activité artistique pourrait bien consister. Tout en sachant que certaines pratiques n’autorisent aucun repentir - la calligraphie chinoise par exemple. Les rapports à l’imperfection/perfection différeraient-ils selon les arts? Le contrefaire pourrait bien s’inviter entre faire et parfaire.

Marie PRUVOST-DELASPRE: A la recherche du geste imparfait: Begone Dull Care de Norman McLaren
Cette intervention se donne pour objet d’étudier le geste d’un artiste, tel qu’il peut volontairement être altéré, et tendre vers l’imperfection. Chez le cinéaste d’animation Norman McLaren, le geste du créateur, qui serait dans le cas du dessin animé le trait du crayon, devient vite tout autre chose. A travers la pratique de ce qu’il appelait le "cinéma sans caméra", correspondant à la technique actuelle du grattage sur pellicule, McLaren semble en effet développer une esthétique du flou, de l’imprécision et de l’imperfection, autant dans la mise en œuvre du processus créatif (aucun scénario ni storyboard ne sont utilisés par le cinéaste) que du contenu de l’œuvre (délire analogique).

Marie Pruvost-Delaspre, actuellement en deuxième année de thèse à l’école doctorale Arts & médias de l’Université Paris 3, a commencé à travailler sur le cinéma d’animation dès son Master Cinéma & Audiovisuel. Elle a été accueillie dans le cadre d’un échange international à l’université Keio à Tokyo pour étudier l’histoire de l’industrie du dessin animé au Japon, sujet qui parcourt également sa thèse, sous la direction de Laurent Creton (IRCAV). Elle enseigne le cinéma d'animation à l'UFR Arts & Médias de Paris 3 et également écrit pour Les Cahiers du Cinéma.

Jean-François RICHER: Imperfections balzaciennes: beauté, laideur et inachèvement dans La recherche de l'absolu de Honoré de Balzac
L’imperfection balzacienne était intéressée, autoréférentielle et revendicatrice. On peut voir au moins trois causes à cela. L’imperfection balzacienne s’appuie, d’une part, sur une rhétorique du détail, de l’indice, du fragment; une esthétique de la mosaïque et de la sertissure pour laquelle on pense de suite aux études fondatrices, et très belles, de Lucien Dallenbäch (notamment "Du fragment au cosmos", Poétique, 1979, et la suite, "Le Tout en morceaux", Poétique, 1980). L’imparfait balzacien s’inscrit également dans une pensée de l’individu, une pensée du temps humain, l’assise même du roman dit "réaliste"; pour "débusquer ce drame qui serpente dans tous les boudoirs", comme il le fait dire par Félix Davin, Balzac ne cessera de différencier ses personnages à coups de cicatrices parlantes, de nez drôlement busqués, d’oreilles étrangement lobées, de marques, de traits, de signes, tous ces "je ne sais quoi" qui composent des corps-manuscrits profondément individués. L’imperfection chez Balzac, c’est ce qui ne se réduit pas. C’est l’homme même. Tout Chabert est dans sa cicatrice. Enfin, le défaut, l’impureté, suppose une herméneutique: l’imperfection appartient à la beauté révélée, vue, découverte, créée; elle suppose le regard du génie, du "secrétaire", un titre que Balzac réservait aux grands hommes (Homère, Aristote, Shakespeare furent, par exemple, pour Balzac les "secrétaires de leur siècle"); la beauté parfaite, au contraire, semble banale pour Balzac en ce qu’elle est perceptible par tous, par le vulgaire, par le commun. La vraie beauté, la beauté profonde, par essence cachée, est donc celle qui doit être révélée. Aussi, la puissance de l’imperfection, qui donne aux "masses lisantes" leur beauté quotidienne, est donc celle-là même de l’écrivain. C’est ainsi qu’un grain de beauté devient un gain de beauté. Ou, comme le dit Balzac: "Bien heureuses les imparfaites, à elles appartient le royaume de l’amour" (Pl., t. VI, p. 681).

Docteur en littérature française des Universités de Montréal et de Paris 8, ancien pensionnaire de l’École Normale Supérieure de Lyon, Jean-François Richer enseigne depuis 2007 à l’Université de Calgary, au Canada.
Après avoir travaillé sur les représentations de l’architecture domestique dans le roman balzacien, et un premier livre sur ce sujet intitulé Les Boudoirs dans l’œuvre d’Honoré de Balzac: surveiller, mentir, désirer, mourir, publié aux Éditions Nota Bene dans la collection "Dix-Neuvième siècle", Jean-François Richer s’intéresse aujourd’hui à la scénographie des sens dans la prose narrative, et, notamment, au rôle de l’économie sonore dans le roman balzacien.


Ronald SHUSTERMAN: Less Than Greek: imperfection, éthique et métaéthique de l'art
Dans un ouvrage très influent sur les rapports entre art et moralité, le philosophe britannique Berys Gaut analyse longuement deux tableaux illustrant l’histoire de Bethsabée, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (1654) de Rembrandt, et, datant de la même année, une Bethsabée recevant la lettre de David de son disciple Willem Drost. Les différences entre les deux tableaux vont permettre à Gaut de bâtir une théorie de l’effet éthique de l’art, notamment en opposant la perfection plastique de la Bethsabée de Drost à la gravité de celle de Rembrandt. Or, selon Gaut, cette gravité est véhiculée précisément par les imperfections de l’aspect corporel de la femme représentée. Alors que le tableau de Drost peut provoquer un regard lascif (selon Gaut), la Bethsabée de Rembrandt nous inspire plutôt de la compassion ou de la pitié, justement par le biais d’un physique bien moins gracieux. C’est en quelque sorte l’imperfection plastique (ou plutôt sexuelle) qui produirait la perfection morale du tableau, et Gaut s’appuie sur ces deux exemples pour démontrer comment le véritable chef d’œuvre produit une prise de conscience socio-morale.
Il s’agira dans un premier temps de proposer une lecture un peu moins naïve ou "mécanique" du tableau de Drost et des pulsions sexuelles qu’il est censé éveiller. On pourra ensuite constater les limites de toute esthétique qui tire des conclusions générales à partir uniquement d’exemples figuratifs du narratif. Il faudra également interroger la notion d’intentionnalité (de l’artiste) pour comprendre dans quels cas une imperfection voulue devient, en dernière analyse, le gage d’excellence de l’œuvre. Cela nous amènera enfin à questionner une certaine vision de l’artiste et sa propre perfection, vision proposée implicitement ou explicitement par des théoriciens aussi différents que Daniel Arasse ou Peter Lamarque. C’est en reconnaissant les limites de nos artistes, leurs imperfections autant que leurs exploits, que nous réalisons ce que j’appelle l’effet métaéthique de l’art.

Anthony WALL: La Verrue de Diderot
Selon une philosophie esthétique, à laquelle on croirait volontiers Nietzsche redevable, Denis Diderot chante ses louanges des œuvres osant afficher leurs tares, des portraits audacieux qui montrent la réalité sans fard: "Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure, et idéale qu’elle était, à l’instant la tête devient un portrait" (Diderot, Les Deux amis de Bourbonne). Trop imparfaits, certains artistes attirent ses foudres - Lépicié, Valade - trop parfaits, il ne les considère bons qu’à faire des tissus (Roslin). Son affection pour Chardin peut sans doute s’expliquer à partir de ce point-là. Dédaignant les scènes de genre de ce maître, et ne connaissant pas ses portraits, Diderot s'intéresse surtout aux natures mortes de Chardin. Y a-t-il dans son appréciation de la nature morte une leçon à tirer sur l’imperfection? Dans quelle mesure cette mort de la nature serait-elle signe d'imperfection? Nous nous proposons de répondre à cette question en poursuivant Les Salons de Diderot et quelques autres écrits esthétiques du philosophe de Langres.



L'inachèvement et l'imperfection comme démarche. Présentation et exposition des peintures de Josée LANDRIEU
En voulant repousser les limites de la connaissance, notre modernité ouvre l’espace de l’inatteignable et met en tension l’infinitude des mondes qui nous traversent et notre propre finitude. Le peintre vit ces tensions et son art ne peut plus se situer dans une recherche esthétique de perfection qui viendrait clore le possible. Vivant, puisque animé d’une force de création, il est dans la nécessité d’exprimer ce mouvement de vie, cet inachèvement du monde et de lui-même. L’imperfection devient sa matière, elle forge son œuvre, elle s’impose comme une nécessité. Telles sont du moins ma conception de la peinture et ma propre démarche. Sans projet, sans jugement esthétique, sans regard sur ce que je peins, je laisse se faire en moi et sur la toile la transformation des mondes, je prends appui sur les tensions qui surgissent, attentive aux mouvements du silence et aux songes de la matière. Une démarche dans l’inachèvement et l’imperfection, que je présenterai en même temps que certaines de mes peintures réunies dans une exposition qui se tiendra durant tout le colloque.

BIBLIOGRAPHIE :

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Bakhtine, Mikhaïl, Pour une philosophie de l'acte, trad. Ghislaine Capogna Bardet, Lausanne, Éditions L'âge de l'homme, 2003.
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Brunetière, Ferdinand, "La formation de l'idée de progrès au XVIIe siècle", dans Études critiques sur l'histoire de la littérature française, Ve série, Paris, 1893.
Diderot, Denis, Salons, 4 vols, Paris, Hermann, 1984-1995.
Greimas, Algirdas-Julien, De l’imperfection, Périgueux, Pierre Fanlac, 1987.
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Lutsky, Klara K., The Aesthetics of Unfinalizability, Rutgers University Press, 1998.
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Spinoza Opera, éd. Carl Gebhart, Heidelberg, 1929.
Thérèse d’Avila, Chemin de la perfection. Manuscrit de l’Escurial, Paris, Cerf, 2011.

Avec le soutien
des Universités de Paris 3 Sorbonne Nouvelle, de Lille 3 et de Calgary