CERISY, les témoignages


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Cette rubrique regroupe des témoignages recus à l'occasion du cinquantenaire du CCIC, en 2002, selon trois catégories :
Personnalités autour desquelles des colloques ont été organisés
Henri Atlan ; Georges Balandier ; Henry Bauchau ; Hélène Cixous ; Michel Crozier ; Umberto Eco ; Tony Giddens ; Albert Memmi ; Edgar Morin ; Ilya Prigogine ; Claude Seignolle ; Claude SimonSalah Stétié ; Michel Tournier

Directeurs de colloques
Jean-Pierre Balpe ; Hervé Barreau ; Robert Baudry ; Suzanne Bonnafous ; Mireille Bossis ; Roger Bozzetto ; Armand Braun ; Michel Bressolette ; Bernard Brun ; Mireille Calle-Gruber ; Mary Ann Caws ; Pierre Chiron ; Jean-Paul Colin ; Georgiana Colvile ; Monique Dosdat ; Dominique Ducard ; Ghislaine Florival ; Véronique Gazeau ; Jean Gillibert ; Francis Godard ; Alain Goulet ; Fabienne Goux-Baudiment ; Thierry Groensteen ; Suzanne Guellouz ; Louis Guieysse ; Lauric Guillaud ; Jacques Hamel ; Claude Herzfeld ; Jean-Louis Jacob ; Isaac Joseph ; Henri Justin ; Jean-Louis Le Moigne ; Claude Letellier ; Marie-Louise Mallet ; Madeleine Malthète-Méliès ; Bertrand Marchal ; Jean Marigny ; Chantal Meyer-Plantureux ; Max Milner ; Frédéric Monneyron ; Michel Murat ; Jean-Luc Nancy ; Francis Pavé ; Jean-Pierre Picot ; Marc Quaghebeur ; Christine Reynier ; Maria A. Seixo ; Jean-Luc Steinmetz ; Isabelle Stengers ; Frédéric J. Temple ; Pascale Voilley

Contributeurs ou Participants
Georges Amar ; Gérald Antoine ; Fawzia Assaad ; Jean-Paul Bailly ; Gérard Balantzian ; Viviane Barry ; Claude Bazin-Batisse ; Philippe Bernoux ; Francine Best ; Marie-Claire Boons-Grafé ; Daniel Briolet ; Marie-Louise Canard ; Jean Cassio ; Elisabeth Cépède ; Christine Chambaz-Bertrand ; Jeanne Champion ; Alain Chareyre-Méjean ; Marjorie Chibnall ; Bente Christensen ; Sylvestre Clancier ; Béatrice Compain-Gouhier ; Danièle Corre ; Janine Crubilé ; Madeleine Csécsy-Somjen ; Catherine Defigier-Malbrant ; Kristine Deutsch ; Heather Dohollau ; Thérèse Dufresne ; Pierrette Epsztein ; Catherine Espinasse ; Gabriella Flaibani-Gamberini ; Lise Frenkel ; Françoise Gaudin ; Michèle Gendreau-MassalouxGérard Genette ; Georges-Arthur Goldschmidt ; Colette Guedj ; Karin Gundersen ; Mainread Hanrahan ; Claudine Helft ; Jean Hinault ; Karin Holter ; Gérard Lanvin ; Dominique Laousse ; Marie-Lise Lauth ; Michel Lioure ; Serge Meitinger ; Dominique Noguez ; Claude Ollier ; Catherine Paradeise ; Johanna Pattist ; Benoît Peeters ; Nicole Pépin ; Germaine Poliakov-Rousso ; Armande Ponge ; Colette Prudi ; Jean-François Quilici-Pacaud ; Geneviève Rudolf ; Lucien-Henri Ruh ; Luce Anne Schittcatte ; Lucien Scubla ; Gislinde Seybert ; Liliane Temime-Girard ; Sandra Travers de Fautrier ; Jeanne et Maurice Vayssade ; Antoinette Weber-Caflisch ; Françoise Weil

Personnalités autour desquelles un colloque a été organisé

Henri ATLAN
"Les  théories de la complexité (autour des travaux d'Henri Atlan)", colloque dirigé par Françoise Fogelman-Soulié et Maurice Milgram, du 9 au 16 juin 1984 (éditions du Seuil, 1991)

Cerisy a joué pour moi, comme pour beaucoup d'autres, j'imagine, un rôle très particulier, d'occasions exceptionnelles, de mise au point de travaux antérieurs et d'ouverture vers des travaux futurs. En effet, outre les différents colloques auxquels j'ai pu participer, il m'est arrivé d'être particulièrement actif dans deux colloques consacrés à des recherches directement associées à mes propres travaux.
L'un se tenait, en 1981, sur L'auto-organisation : du physique au politique. L'autre, autour de mes travaux, en 1984, sur Les théories de la complexité. Dans les deux cas, il s'agissait de rencontres, habituellement très rares, entre chercheurs de disciplines différentes, qui n'ont pas beaucoup l'occasion de dialoguer entre eux, en profondeur, sur leurs centres d'intérêt, et encore moins en présence d'un public curieux d'auditeurs participants enthousiastes. Comme c'est souvent le cas, le public supposé "naïf " par rapport à un champ de recherches donné est à l'origine de questions des plus intéressantes négligées et oubliées par les professionnels. Les débats entre ceux-ci, parfois vifs, en sont enrichis s'ils sont stimulés par ces questions, souvent considérées, à tort, comme "dépassées". En fin de compte, tout le monde découvre et apprend quelque chose qu'on aurait eu bien du mal à imaginer en d'autres circonstances. Ces expériences caractérisent, pour moi, les décades de Cerisy.
De plus, ces deux colloques ont donné lieu à deux publications importantes, qui sont devenues, depuis, des ouvrages de référence.
Que demander de plus ?

Georges BALANDIER
"Les nouveaux enjeux de l'anthropologie (autour de Georges Balandier)", colloque dirigé par Gabriel Gosselin, du 25 juin au 5 juillet 1988 (Revue de l'Institut de Sociologie, n°3-4, 1988)

24 décembre 2001
Il y avait pour moi, dans le lointain d’avant Cerisy, un lieu inconnu, mais révéré. C’était le Pontigny de mon adolescence, des images qui rendaient proche l’inaccessible. Je ne pouvais y être, j’allais à la recherche de ce qui pouvait me donner une sorte de présence aux rencontres illustres. Je croyais alors bénéficier du commerce des idées, trouver les armes du juste combat politique, dont mes révérés - Gide, Martin du Gard, Malraux, Mauriac, et Bachelard déjà - étaient les auteurs et les pourvoyeurs. L’image de Paul Desjardins surplombait les scènes, en situation de grand Initiateur.
Le passage du rêvé au réel s’accomplit bien plus tard, ailleurs. À Cerisy, où Anne Heurgon-Desjardins accueillait, souveraine. C’était à l’occasion d’un colloque dont Georges Gurvitch assurait la présidence, une autre souveraineté, plus rude celle-ci, qui s’imposait en provoquant les confrontations doctrinales. Je découvrais par l’effet des contrastes. Entre l’apparente austérité du Château, et l’intimité chaude du salon-bibliothèque où se tenaient les séances. Entre les périodes de débat et celles où les participants se retrouvaient dans la convivialité, la libre rencontre, et les petits complots intimes. La lente découverte donnait l’accès à un moment incomparable avec ses figures centrales, ses rites, ses règles implicites, ses discrétions. Maurice de Gandillac n’y était plus mon collègue en Sorbonne, mais mon éclaireur.
Puis les “ décades de Cerisy ” furent personnalisées et non pas seulement thématiques. En devenir l’occasion manifestait, autant qu’un pouvoir d’attraction, le privilège d’être reconnu des “ siens ” et entendu des autres. J’en bénéficiai en 1988 grâce à une initiative de Gabriel Gosselin. Je retrouvai le Château et ses hôtes amicaux, j’y fus établi pour la durée de la rencontre, j’y étais présent autrement, avec le plaisir-gêne narcissique que donne la position d’un “ autour de ”. L’usage des lieux restait limité par le fait de ma moindre liberté, mais ceux-ci avaient gardé leur mystère séducteur. Ils invitaient à davantage que la seule participation au commerce des idées. Par la libre présence de ceux qui, venus de France et d’ailleurs, reconnaissaient une sorte de dette à mon égard, je mesurais mieux le rôle des sentiments dans l’économie de l’influence intellectuelle. Je découvrais mieux, dans notre partage des jours, qui ils sont, et par eux je parvenais à préciser d’avantage l’image de moi-même. Ensemble, nous avons composé le livre issu de nos échanges et de nos confidences. Il nous allie bien au-delà du temps de la rencontre, il nous attache tous à Cerisy, ce Centre si nécessaire à qui ne peut se satisfaire des fausses Lumières et des illusionnismes.

Henry BAUCHAU
"Mythe et rêve dans l'œuvre de Henry Bauchau", colloque dirigé par Anne Neuschäfer et Marc Quaghebeur (AML Éditions Labor, Bruxelles 2003)

Dix jours à Cerisy-la-Salle

21 juillet, arrivée au château de Cerisy-la-Salle, où va commencer la décade organisée par Anne Neuschäfer et Marc Quaghebeur sur le thème : Rêve, Mythe, Art, Histoire dans mes écrits. C'est la première fois que mon travail, de plus de cinquante années maintenant, sera l'objet d'une pareille lecture. Elle me paraît un peu redoutable. J'espère, sans en être sûr, pouvoir suivre l'ensemble des débats. Le château, au milieu d'une campagne verdoyante, est très beau. Edith Heurgon et Catherine Peyrou nous accueillent ainsi que les nombreux participants avec une gentillesse et une attention extrêmes.
31 juillet, la décade est terminée. Avec plein succès. Ce furent pour tous des jours heureux favorisés par l'amitié, des exposés vivants, le beau temps, une organisation souple et efficace. Je ne parlerai pas ici des travaux et des débats qui seront publiés plus tard. J'ai participé le mieux que j'ai pu à ce travail, à ce cheminement dans mes labyrinthes d'écriture.
Quand on m'interrogeait j'ai dit ce que  j'avais voulu, espéré ou cru faire. Il est vite apparu que ce n'était qu'une part de ce que - poussé sans doute par l'inconscient - j'ai écrit en réalité. Plus grand encore l'écart avec ce qui était lu. J'ai éprouvé une fois de plus, cette fois avec beaucoup de force, que l'œuvre s'élabore dans une étonnante et nécessaire participation de l'auteur et du lecteur. Les lecteurs, en découvrant des aspects demeurés inaperçus de l'écrivain, élargissent, approfondissent et même transforment l'œuvre initiale. Que l'œuvre d'art n'appartienne pas seulement à celui qui l'a suscitée en lui (plutôt que créée) mais provienne d'une constellation liée au lieu, à l'époque, à l'immensité du passé et de l'avenir, a toujours été une de mes rares certitudes.
J'ai été particulièrement heureux de l'esprit amical qui a régné durant tout le colloque et aussi de son caractère largement international auquel je ne m'attendais pas. De nombreux étudiants ont participé aux débats sur pied d'égalité avec leurs aînés. Des lectures et des projections vidéo de mon théâtre ont été fort bien organisées par Jean-François qui, avec Anne et Marc, a beaucoup contribué au climat amical et détendu de ces journées.
Avec mon bras dans le plâtre, je craignais d'avoir peine à suivre l'intégralité de la décade. J'y suis parvenu plus aisément que je ne m'y attendais grâce à l'amitié de tous. Le cadre du château, de ses dépendances, du jardin est superbe et convient tout à fait à un Centre culturel. La campagne est fort belle et nous avons eu la chance durant toute la décade de jouir de magnifiques journées d'été. Dans ce pays très verdoyant, proche de la mer, le soleil porte le ciel et les couleurs à leur perfection, suscitant sans qu'on s'en aperçoive une paix intérieure, souvent une joie.
J'ai aimé la liberté, l'activité de ces journées si exactement rythmées par la cloche du château.
(Passage de la Bonne-Graine - Journal 1997-2001 (Actes Sud))

Hélène CIXOUS
"Hélène Cixous : croisées d'une œuvre", colloque dirigé par Mireille Calle-Gruber (Editions Galilée, 2000)

Près de trente ans que ce Cerisy est entré dans le théâtre de ma mémoire, ce nom-là, ce lieu, ce-ris/y, ce château, dans la salle de mes accessoires de rêve, "Cerisy" a un rôle très important. Je m’y trouve une ou deux douzaines de rêves par an donc cent fois plus que je n’y fus jamais en réalité. Il ne se passe point de saison depuis des dizaines d’années où sa scène, qui dans le rêve s’appelle "territoire", "château", ou simplement "lieux", ne déroule ses éléments de labyrinthe pour mes égarements. Parfois "Cerisy" se rassemble en une enfilade de salles et d’amphithéâtres parfois c’est une région avec parcs collines moutons chats géants ou petigres et foules, plusieurs foules mêlées, mobiles parmi lesquelles volent les mots brillants. On dirait la cour des Burgondes me dis-je dans le rêve. On ne sait jamais si l’on est déjà dedans ou encore dehors, les frontières flottent, on ne sait jamais si l’on est invité de quel côté, hôte, otage, semi-désiré pour le meilleur ou pour le pire. Princes rois chevaliers font liesse. On est intimidé. Moi en tout cas. Une fête s’annonce. Rien ne me fait plus peur qu’une fête. Ne sais-je point d’instinct, comme ceux d’entre nous qui sommes de la descendance mentale de Montaigne ou Rousseau qu’une fête est faite pour être défaite ou défête ? Le bonheur ne reste pas disent-ils, sauf l’idée. Qu’est-ce qui va encore m’arriver me dis-je ? Et tout ce qui peut m’arriver me fait peur, bonheur, malheur, tout événement fait tressaillir. Il y a tout d’un coup carrefour. Il faut choisir ! Cerichoisir. A ce moment-là, au croisement, que se passe-t-il ? Je fais le choix que je me conseille de ne pas faire, toute mon angoisse est impuissante. Ce que le calcul, la sagesse, la raison me recommandent de faire je ne puis l’accomplir, une invincible force me pousse à faire le pire et de travers. Tout cela se passe à Cerisy-le-Rêve où mon âme se présente à l’examen posthume. Je viens m’y faire peser, juger et condamner. Allez savoir pourquoi. Il doit y avoir dans mon arrière-mémoire une scène très ancienne dont le paysage avait peut-être les charmes de Cerisy-la-réalité, et où j’allais de moi-même (car j’y vais de mon propre pas) m’accuser, plaider coupable, dénoncer ma faiblesse et mon imposture, avouer mon usurpation et m’attacher à la prouver, à mettre en scène devant un public noble et fastueux mon bégaiement. Je ne suis même pas traînée au tribunal du Château. Je m’y rends. Non seulement je me presse de m’y constituer coupable, mais encore je ne pense qu’à ça pendant des mois avant de me rendre. De mystérieux signaux se propagent nocturnes dans mes veines. Je m’attire dans le piège que je respecte je suis engeôlée bien longtemps avant de me présenter à l’entrée de Cerisy-la-Salle. Quel soulagement alors de me réveiller et de regarder ravie tout autour de moi les bâtisses douces et les vaches qui apaisent les envoûtés !
Il faut que ces lieux recèlent des pouvoirs magiques extrêmement efficaces pour que je sois aussi régulièrement hantée. Il y a des châteaux et des villes, qui sont des grottes où mijotent éternellement les génies de l’inconscient, devins, juges, pythies, nains géants, gardiens de la Loi. Je citerai parmi mes châteaux mentaux Combray, Pompéi, Tipaza, Cerisy, Manhattan, ou le château sous la terre kimmérienne où sommeillent en attendant le sang qui fait parler Tirésias et Anticléia, mon père Georges Cixous et tant de têtes vénérées.
Toutes ces hostelleries ont en commun d’héberger ensemble les vivants et les morts, si bien que lorsque l’on y banquette les convives ne se distinguent pas les uns des autres, c’est ce qui m’impressionne tellement à Cerisy-la-Sacrée. De toutes parts l’on y est entouré des images visibles (photos, autographes, œuvres qui respirent sur les étagères) et invisibles de personnes auxquelles nous lient des parentés secrètes, héros de mes rêveries solitaires ; et là-dessus on partage des repas, nécessairement rituels, avec des personnes notoirement immortelles. C’est ici, à midi, dans la ponctualité religieuse de l’enceinte, que se produisent les transsubstantiations et les communions les plus impressionnantes : vivants, morts, vivants, nous tous nous mangeons du veau à la normande ; nous mangeons d’ailleurs énormément, tout le monde en est témoin, car ces traversées de fleuves de pensées et ces ascensions de mémoire nous creusent ; mais comme c’est le cas dans les expéditions chez les au-delà depuis la première quête de Gilgamesh jusqu’au plus récent colloque autour de Jacques Derrida, ces nourritures si riches en crème soient-elles ne nous font pas grossir : c’est que l’âme dans ses efforts pour penser plus loin qu’elle-même et presque toujours en direction de la mort, notre but de promenade, brûle toutes ses graisses vaines pour galoper plus vite.
La table de Cerisy, - avec ses nombreuses tables virtuellement rondes, - est le foyer de ces rencontres fatidiques. Nous qui, pour la plupart, sommes gens sans maisons-de-famille séculaire, gens de récence, d’immigration, gens aux racines séparées de l’existence, gens sans propre terre nous voilà pour un temps héritiers et recommenceurs. Porteurs d’une fidélité illimitée pendant une dizaine de jours. Mais ensuite tandis que nous nous éloignons des bords de l’avenir sans savoir si nous y reviendrons jamais, le cœur point, l’esprit rempli des charmes des jardins, des allées aux roses, de la beauté des allées au vallon, nous essayons de consoler notre âme d’enfant rétif à la séparation en contemplant les visages de celles qui ne quittent pas, ne quittent jamais, le château enchanté, des visages devenus familiers mais qui restent transfigurés, légèrement illuminés de l’intérieur par les petites veilleuses de la continuité.
Des fées me dis-je en cachette - à leur insu ou pas. Cette idée de faire vivre dans un repli de pays une maison de parole ! J’ai d’ailleurs remarqué qu’elles ne changent pas. Elles habitent une temporalité inaltérable.
J’écrivais les lignes ci-dessus à plusieurs mois de distance du voyage annoncé. J’avais écrit d’un trait. Puis je m’éveillai. C’est le 10 juin 2002 me dis-je. Dans un mois, c’est-à-dire dès demain, - car un mois n’est qu’à un petit moi de moi - je serai à nouveau et déjà dans l’enchantement inanalysable, prise par Cerisy, j’y serai dans ses rets rêvée une fois encore et sans savoir du tout comment, par quel soudain événement, ce rêve-ci sera rompu. Je sais seulement qu’il se produira l’événement qui met à terme le rêve, la scène inattendue. C’est pourquoi je me dépêche d’écrire maintenant, avant l’explosion encore indéterminée, ces aveux faiblement prophétiques : sans dieu sans le secours du secret je n’aurais pas la force d’entrer sur la scène cerisienne alors que comme chaque fois je ne connais pas mon texte, la pièce a commencé, à moi de jouer quoi ou qui ? Je parie que ces aveux, bien d’autres, amis inconnus, seraient prêts à les signer également, je ne prétends pas être la seule à prétendre au privilège du tremblement au sein de Cerisy-la-Sainte.

Michel CROZIER
"Le raisonnement de l'analyse stratégique (autour de Michel Crozier)", colloque dirigé par Francis Pavé et Martha Zuber, du 23 au 30 juin 1990 (L'analyse stratégique, sa genèse, ses applications et ses problèmes actuels: autour  de Michel Crozier, éditions du Seuil 1994)

26 mars 2002
Cerisy, pour moi, c’est d’abord une famille. Il y a dans les lieux, le château gris et solide, les salles où l’on se réunit pour les discussions, les exposés, le déjeuner, les chambre comme un air de famille. On est chez soi, entre soi, en sécurité affective avec beaucoup de gens parfois mais des gens qui jouent le jeu de la famille.
Pour moi, ce sentiment de la famille est peut-être un peu projectif puisque j’y suis venu en famille, avec ma femme et même une fois, avec mes enfants, une belle-soeur et un beau-frère très proches. Mais il y avait concordance profonde , symbiose entre ma propre famille et les lieux conviviaux et familiaux qui les accueillaient avec la gentillesse profonde d’Edith, de Catherine et de Madame Heurgon, grand-mère distinguée mais que l’accent bourguignon rendait tellement humaine.
Il y avait des piliers familiers comme Maurice de Gandillac, comme Eugène Ionesco qui étaient des oncles affectueux. J’aimais m’étonner d’écrire sur le petit bureau de Gide qui devenait un parrain lointain que je n’avais plus à admirer. Les analyses austères du Phénomène Bureaucratique étaient merveilleusement mal accordées aux états d’âme de l’auteur de Paludes, je m’en amusais. Les prés et les bois de la grasse Normandie m’offraient les moments de respiration indispensable.
J’ai aimé le Cerisy des années 50, avant que les malheurs de ma vie ne bouleversent mes racines familiales. Mais je l’ai retrouvé intact, trente années plus tard, quand mes anciens élèves et disciples y ont organisé un colloque autour de mon œuvre. C’était une toute autre famille, c’était la famille de ma construction intellectuelle, autrement mais aussi chaleureuse, finalement en accord avec les murs et le paysage. J’y ai vécu d’autres joies mais des joies des rencontres et des découvertes qui réconfortent sur le sens de la vie et sa valeur.
Je ne suis pas venu assez souvent à Cerisy. En y repensant, je le regrette profondément. Même pour un seul colloque rapide, j’y ai retrouvé le sens de l’appartenance et des retrouvailles de la famille. Je le retrouve même dans le livre témoin qui a été édité avec lenteurs et difficultés mais qui, à cause du soin familial qui y a été investi, a eu plus de succès que je n’avais osé espérer.
L’esprit de Cerisy existe, je l’ai rencontré. L’œuvre de Catherine et d’Edith survivra comme a survécu celui de leur mère. L’homme a besoin de famille, l’homme intellectuel, encore plus peut-être.

Umberto ECO
"Au nom du sens (autour d'Umberto Eco)", colloque dirigé par Paolo Fabbri et Jean Petitot (juillet 1996) (Editions Grasset, 2000, Edition italienne, 2001)

Madame,
Je vous remercie pour votre invitation, mais malheureusement à cette date je serai déjà occupé ailleurs pour des engagements pris depuis plus un an.
Je regrette et j'espère que vous m'excuserez.

Tony GIDDENS
"Structuration du social et modernité avancée (autour d'Anthony Giddens), colloque dirigé par Michel Audet et Hamid Bouchikh (juillet 1991) (Presses de l'Université Laval, 1993)

Dear Edith,
Thanks for your letter of 26 November. It is very nice to hear from you. I hope everything at Cerisy is going well.
I still have very strong memories of the period of time I spent at Cerisy. It was important in my intellectual development, because it was the first time at which a predominately French speaking audience had assembled to discuss my work.Many interesting ideas came out of the meeting which I subsequantly applied in my own writings. For instance, we had a very lively discussion of subjectivity and self identity and I found the comments offered extremely eliminating at that time.Several people I met at Cerisy subsequently came to hold positions in universities with which I am associated - including several I have never met before. An example is Patrick Baert, who subsequently moved to Cambridge and is now a fellow and university lecturer there. It was a very amicable occasion and it was certainly a time to make new friends. One of my main memories however, is having played several intensive table tennis games somewhere down in the basement. Cerisy marked a major phase of transition in my life and I will always grateful to you and your colleagues for the warm and efficient hospitality which you provided. My French got better too... Although no doubt its gone backwards since then so I wouldn't venture to write this letter in your language. All best.

Albert MEMMI
"Figures de la dépendance (Autour d'Albert Memmi)", colloque dirigé par Henriette Bessis et Catherine Dechamp-le-Roux (septembre 1987) (Editions PUF, 1991)

Chères amies,
Merci de me donner l'occasion de payer, si peu, la dette envers Anne Heurgon et ses filles.
Je me souviens encore de ces arrivées, avec la nuit, nos deux enfants endormis sur la banquette arrière de la voiture, nous-mêmes épuisés par un long voyage... Et puis, soudain, la chaleur de l'accueil de votre mère, les manifestations d'amitié de toutes les tablées, les assiettes ajoutées à la hâte. Le lendemain c'était la richesse, la diversité des rencontres avec les participants des colloques.
Reprenant une tradition instaurée par son propre père, et que vous reprenez à votre tour, Anne Heurgon a su maintenir vivante une conciliation rare entre les plaisirs de l'esprit et les émotions du coeur.
Nous vous embrassons, chère Edith, chère Catherine.

Edgar MORIN
"Arguments pour une méthode (autour d'Edgar Morin)", colloque dirigé par Daniel Bougnoux, Jean-Louis Le Moigne et Serge Proulx (juin 1986) (Editions du Seuil, 1990)

Chère Edith,
J'ai reçu par chance votre circulaire. Ce que je peux dire c'est que, et à mon grand regret, je n'ai pas été plus souvent à Cerisy, lieu de convivialité et de stimulation intellectuelle. Amitiés.

Ilya PRIGOGINE
"Temps et devenir (autour d'Ilya Prigogine)", colloque dirigé par Jean-Pierre Brans, Isabelle Stengers et Philippe Vincke (juin 1983) (Editions Patino, 1988)

Chère Madame Heurgon,
Je garde un excellent souvenir de mon séjour au Centre Culturel International, mais je suis dans l'impossibilité d'assister aux manifestations prévues pour 2002.
Je le regrette, mais pour des raisons de santé, je ne peux pas prendre d'engagements supplémentaires.
Je vous souhaite néanmoins beaucoup de succès.
Bien cordialement.

Claude SEIGNOLLE
"Claude Seignolle et le fantastique", colloque dirigé par Roger Bozzetto et Jean Marigny, du 14 au 21 août 2001 (Editions Hesse, 2002)

3 décembre 2000
Chère Madame Heurgon,
Gardant un vif et très agréable souvenir de votre visite en mes lieux, je suis un peu gêné pour vous avouer que je suis bien incapable de satisfaire à ce que vous me demandez et qui me fait grand honneur.
Comment voulez-vous que je dise au milieu de ces docteurs et intéressants personnages qui sont les élus de votre Temple de la Culture mondiale… alors que je reste tout esbaudi à lire les 300 pages de mon propre colloque (il paraîtra en février 2002) où chacun trouve le moyen de tirer les “ vers du nez ” de mon moindre propos !
Par contre, votre indulgence et votre accueil à Cerisy sont d’une grande générosité et je vous en marque une certaine affection, que je renouvelle ici pour … Cent ans ! Tant pis pour les jaloux. Votre ami de la “ récolte ” 2001.

Claude SIMON
"Claude Simon: analyse, théorie", colloque dirigé par Jean Ricardou, du 1er au 8 juillet 1974 (éditions UGE, 10/18, 1975; réed. Lire Claude Simon,Editions Les Impressions nouvelles, 1986)

10 décembre 2001
Chère amie,
Merci de votre gentille lettre qui me trouve, hélas, dans un désagréable état de déficience à la suite de gros ennuis de santé qui m’ont très affaibli (nous devrions être aujourd’hui à Stockholm où nous étions invités, Réa et moi, pour les fêtes du Centenaire Nobel et en fait de voyage, je n’ai pour tout horizon que la Place Monge…).
Cela pour vous dire que je ne suis pas capable d’écrire quelque chose de convenable sur Cerisy. Seulement évoquer les souvenirs d’une rare qualité que ces deux décades (celle sur le N.R. et celle sur moi-même) ont laissé en moi, aussi positifs dans ma vie intellectuelle (mais non “ professionnelle ” : écrire n’est pas une profession) qu’amicale. Ces quelques jours m’apparaissent aujourd’hui comme de véritables îlots de lumière par la gentillesse de votre accueil et le cadre plein de charme : quelle réconfortante sensation et quel soulagement c’était que de me sentir soudain dans un milieu où je me trouvais enfin à l’aise, entouré tant d’amis que d’inconnus venus de toutes parts et qui tous (et quelles qu’aient pu être parfois certaines divergences - mais toujours constructives…) sympathisaient dans cette commune conviction que le “ fait littéraire ” se dégageait enfin de cette gangue politique ou moralisante dans laquelle, en France, en dépit de Proust et de Céline (à l’étranger Kafka, Joyce ou Faulkner), il était enfermé depuis Balzac et Stendhal…
J’ai pas mal voyagé, invité ici et là dans le monde à des colloques ou des "symposium" divers, et j’ai pu constater que de l’extrême nord de la planète (Finlande) à l’extrême sud (Chili) le fait littéraire qui était le prétexte de ces réunions était partout non pas à vrai dire le moindre des soucis mais tout simplement ignoré aussi bien des organisateurs que des participants qui semblaient ne jamais avoir entendu la pourtant fameuse constatation de Novalis que, pour ma part, je ne cesse de répéter au risque de lasser : Il en va du langage comme des mathématiques qui n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, et c’est pourquoi elles expriment si bien les rapports étranges entre les choses…
Et c’était bien cela - de cette apparente contradiction (n’expriment rien / expriment si bien) - que l’on essayait de parler à Cerisy.
Seulement, s’il est relativement facile de déceler par où pèche une équation algébrique, il n’en est pas de même pour un texte littéraire. D’où l’intérêt de ces discussions qui se tenaient à Cerisy sur des points parfois aussi difficiles à cerner que, par exemple, la question du “ référent ”, débats que Jean Ricardou devait parfois, lorsqu’ils risquaient de s’égarer, remettre sur les voies.
Que vous dire d’autre chère amie ?… Le vieil homme que je suis aujourd’hui garde un souvenir heureux de ces séjours à Cerisy. C’est une expérience qui m’a profondément touché, et combien je vous remercie de l’avoir rendue possible !
Transmettez, je vous prie, mon meilleur souvenir à Jean et croyez à notre très sincère amitié.

Salah STÉTIÉ
"Salah Stétié", colloque dirigé par Daniel Leuwers, du 11 au 18 juillet 1996 (Publications de l'Université de Pau, 1997)

Eloge de la cuisine du château

1er mai 2002
Je n'ai pas connu les décades de Pontigny, et pour cause: je n'étais pas encore de ce monde. Profondément je le regrette, tellement j'aurais voulu connaître à loisir, dans un cadre idéal pour la réflexion approfondie, certains de ceux qui, plus tard, façonneront ma pensée et une part non négligeable de ma sensibilité. Et puis, je le dis comme ça me vient: c'est si rare des écrivains libres, je veux dire suffisamment riches ou à l'aise pour n'être pas embarrassés de problèmes liés au pain quotidien, des écrivains qui peuvent ne se préoccuper que d'imaginer et d'écrire, admirablement dépouillés des soucis de bureau, de fins de mois et, pour certains d'entre eux du moins, de ceux qu'implique l'existence, toujours brouillonne, d'une femme encombrée d'enfants. Ah, les Gide, les Schlumberger, les Martin du Gard! Il faut saluer comme il convient ces héros de la défense et de l'illustration de l'esprit, ceux que j'ai cités nommément et les autres par qui, autour de M. Desjardins, de très beaux fruits de succulence mentale ont vu le jour à quelque soleil socratique de pleine Bourgogne.
Je n'ai pas connu les Décades, mais j'ai connu Cerisy-la-Salle qui, sous la baguette de femmes d'exception, a pris la suite. Ce noble château de Cerisy, avec ses écuries et ses communs ombragés d'arbres pluricentenaires sous lesquels on peut se rafraîchir, et lire, et deviser, d'une communication savante à l'autre, ce beau château, touché par la baguette d'une fée (la baguette n'excluant pas le bâton), a trouvé, loin des bruits du monde quoique cerné par la rumeur de celui-ci (la mer n'est pas très loin de Cerisy), sa vocation philosophique et littéraire. “Il n'y a pas deux amours”, dit saint Augustin; et je dirai, dans son sillage, qu'il n'y a pas non plus deux vocations. A Cerisy, dans les jardins mentaux du nouvel Akademos, la littérature, la plus "pointue" souvent, et la philosophie cueillie à sa source, à même des bouches illustres, ont toujours voisiné, cousiné, fait bon ménage, se promenant rêveusement la main dans la main jusqu'à cette roseraie en contrebas de la haute futaie, longée ici d'un grillage, là de serres gardiennes de vaporeuses toiles d'araignées sur des plants d'hiver, roseraie où, contre les interdictions les plus nettes, j'ai une fois cueilli une rose pour l'offrir à l'une de mes admiratrices (il y en a quelques-unes).
J'ai été de ceux que Cerisy a honoré d'un colloque autour de son œuvre, un colloque de dix jours. Cela s'est passé en 1996, par un été plutôt orageux, pluvieux et froid. Mais j'étais, dans l'épreuve colloquante et dans la forme de fièvre qui s'y attache, entouré de commentateurs subtils, d'amis chaleureux et rêveurs. Un poète est toujours chez lui dans un château, parmi des mots, des amis et des rêves. J'étais donc chez moi, dans une de ses chambres simples et raffinées comme le château en propose à ses hôtes, dans une atmosphère érudite, poétique, sévère et souriante à la fois. La journée se passait dans le salon-bibliothèque du premier étage où se déroulaient les jeux de la réflexion, active et joyeuse, et qu'on me demandait parfois d'accompagner d'un commentaire, ce que je faisais volontiers, ému mais stimulé. Au rez-de-chaussée avait lieu un colloque sur la métrique de Verlaine, du cher Verlaine: quelques fervents verlainiens se laissaient débaucher par moi, qui ne le voulait guère, et à ma plus vive confusion. Pour réparer l'accroc, je résolus de joindre en une seule soirée les deux groupes et les deux quêtes, et ce fut l'occasion, dans le vaste et magnifique grenier, d'une conférence que je fis sur Verlaine - "Verlaine, parmi l'herbe" - où je rendis à mon grand aîné son dû et son dit. Nous étions tous heureux et, dans ce grenier, chaque soir, après dîner, nous instituâmes des soirées de lecture où chacun des participants au colloque apportait (poésie, nouvelle, réflexion) son bagage verbal en partage. Edith Heurgon était heureuse. Je n'étais pas le plus malheureux.
J'ai parlé de dîner. Il me faut évoquer - petit déjeuner, déjeuner, dîner - les repas de Cerisy-la-Salle. C'était, c'est toujours (la tradition n'en ayant pas changé) bon, simple, copieux. Le pain surtout avait dans la bouche saveur et fondant: pain coupé en larges tranches dans la miche. Le café du matin était du café sincère que nous buvions les narines largement ouvertes pour accentuer olfactivement le plaisir de papilles délicatement embeurrées. Le lait, du lait entier, tout proche encore de sa bonne vache normande. Après ça, dégusté dans la vaste salle à manger ou dans le vestibule du château, entre amis, sous les cuivres rutilants au-dessus du manteau de l'immense cheminée à tournebroche pour ce qui est de la salle à manger (longues tables de chêne et bancs robustes, philosophiquement durs aux fesses); sous les photos des écrivains vedettes de Pontigny ou de Cerisy (de Gide à Ionesco et de Gandillac ou Paulhan à Jean Tardieu) pour ce qui est du vestibule, oui, dis-je, après ça, on pouvait "carburer" pour toute la rayonnante matinée, qu'elle fût ensoleillée ou pluvieuse. Puis, cloche à l'appui, pour avertir ou rameuter les retardataires, comme dans la Comtesse de Ségur, il y avait le déjeuner puis le dîner: herbes et salades, tomates dodues, assaisonnements utiles et parfumés, viandes franches avec de voluptueuses pommes de terre, ou des poireaux braisés à l'ancienne, ou encore, accompagné d'un riz à la vapeur, tel poisson qu'on aurait dit puisé dans une avancée en pleine terre d'une manche de la Manche, tout cela frais et coloré et vrai de la vérité du premier jour. C'était cela, dans le brouhaha sans fin de conversations sérieuses ou ironiques, oui, c'était et c'est toujours cela le repas pris en commun à Cerisy-la-Salle, avec les vives filles des environs pour servir, avec Édith Heurgon, sa sœur et son beau-frère pour surveiller, en attendant l'arrivée du gâteau onctueux au chocolat, de la tarte aux fruits du jardin, ou de ces fruits eux-mêmes venus s'attabler spontanément parmi les convives. Les vins, pas trop orgueilleux, n'étaient jamais mauvais. Les fromages, quand c'était leur tour, attiraient jusqu'aux Japonais et Japonaises, spécialistes gendarmés de Mallarmé ou de Jean Genet, faisant ici, à Cerisy-la-Salle, leur apprentissage d'une autre France que la convenue: je veux dire la parisienne, la touristique, la sorbonnarde. Les Américains aussi faisaient leur initiation à ce mélange, proprement français, de concepts innovants et de casseroles rituelles. Les Anglais, les Canadiens, les Hollandais, les Belges, les Suédois. Les Français eux-mêmes. Maîtres et disciples, professeurs et francs-tireurs, poètes conduits là par on ne sait quel invisible licou, philosophes irradiant leur lumière, constructeurs et déconstructeurs, femmes harmonieusement savantes dans des robes d'été cuirassées de chandails... Le bonheur ! Comme dit Rimbaud :

J'ai fait la magique étude
Du bonheur, que nul n'élude
Et il ajoute :
O saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?

A Cerisy-la-Salle, il est advenu parfois que l'âme, cette mauvaise, oubliât ses défauts.

Michel TOURNIER
"Images et Signes de Michel Tournier", colloque dirigé par Arlette Bouloumié et Maurice de Gandillac, du 21 au 28 août 1990 (Éditions Gallimard, 1991)

Le rendez-vous de Cerisy (août 1990)

Il y a bien des années, Jean-Luc Mercié avait eu l'idée d'une semaine Tournier à Cerisy-la-Salle. Surpris par cet honneur exorbitant, j'avais réagi par un refus paniqué. Je me voyais déjà en cadavre nu et disséqué, entouré de funèbres personnages chapeautés de noir comme dans La Leçon d'anatomie de Rembrandt, ou encore comme l'un de ces saint Sébastien liés à un tronc que des archers criblent de traits. Il est vrai - me disait-on - que la présence "physique" de l'intéressé n'est nullement nécessaire à ce genre de débat. J'ai demandé à l'auteur du Rivage des Syrtess'il se rendrait au colloque Julien Gracq annoncé pour 1991. "Ah non, m'a-t-il répondu, j'aurais trop peur d'échouer à mon propre examen !". Mais comment ne pas répondre à pareil rendez-vous ? N'y a-t-il pas risque d'avoir durant huit jours les oreilles qui vous tintinnabulent jusqu'à l'assourdissement si l'on fait mine d'ignorer la grande palabre dont on est l'objet ? Et puis il y a la curiosité qui est peut-être un vilain défaut, mais plus sûrement encore une vertu cardinale puisqu'elle n'est rien d'autre que l'appétit de l'esprit. "Donnez-nous aujourd'hui notre faim de chaque jour" priait mon bon maître Gaston Bachelard. J'étais curieux, oui, de découvrir Cerisy-la-Salle, et d'entendre ce qui allait se dire sur ce fameux M.T. J'y fus donc.
Cerisy est un château de schiste sombre qui a fort belle allure au bord d'un étang entouré de grands chênes. L'ensemble est sévère, mais accueillant grâce à la cordialité des dames Heurgon et de leurs collaborateurs. La table et le couvert incitent à revenir. Les promenades à pied invitent à la confabulation. Mais la surprise fut pour moi la petite société qui se trouvait là assemblée. Assemblée par quelle force ? Simplement à l'appel de mon nom. Il y avait de quoi s'émerveiller : près de soixante-dix personnes venues à leurs frais des six coins de l'hexagone, mais aussi de l'Australie, du Brésil, de Norvège, de Nouvelle-Zélande, de Chine que sais-je encore ! Je les ai bien regardées, cherchant l'air de famille qui les rapprochait, puisque c'était là ma famille, et de plus originale, gaie, belle. Je ne me suis pas fait faute de le leur dire aux miens à l'heure de la séparation : vous êtes tous beaux et je vous aime !
Mais il faut citer des noms. Et d'abord celui de Maurice de Gandillac. Notre amitié remonte à un demi-siècle. J'ai évoqué dans Le Vol du vampire sa classe de philosophie de 1941 au Lycée Pasteur dont j'étais, mais non l'un des plus brillants, perdu dans l'ombre de Roger Nimier. Depuis je ne l'ai jamais perdu de vue, mon bon et cher maître, ainsi d'ailleurs que sa fille Catherine qui l'assiste si efficacement dans les colloques qu'il dirige. Je n'oublie pas que si la philosophie constitue la base de ma culture et la source principale de mes histoires - qui ne sont que de la métaphysique de contrebande - cette base, c'est d'abord à lui que je la dois.
Comment ensuite citer les autres, tous les autres, et dans quel ordre ? Ne craignons pas d'évoquer d'abord Maria-Luisa Spaziani, célèbre poétesse romaine qui nous arrivait tout enthousiaste d'une interprétation de son Mythe de Jeanne d'Arc dont elle nous a donné la primeur. D'ailleurs elle consacre une bonne part de son temps et de ses forces à faire mieux connaître des œuvres françaises en Italie. Je suis fier et heureux qu'elle ait traduit mes Météores comme aussi Madame Bovary de Flaubert. Certains critiques italiens ont écrit que sa traduction de mon roman était si bonne qu'elle était plutôt meilleure que l'original.
Raymond Jean est venu accompagné de deux mignonnes étudiantes chinoises. Il apportait les parfums de Provence, et en prime un merveilleux sujet pour un prochain colloque : la lecture. De l'auteur de La Lectrice, on n'attendait pas moins.
Provençale aussi mais débarquée de l'Illinois où elle enseigne, Mireille Rosello auteur d'un étrange et paradoxal bouquin intitulé L'In-différence chez Michel Tournier, est montée sur le podium travestie en Chérubin pour exécuter une danse gracieuse autour de quelques images extraites de Des Clefs et des Serrures.
Thierry Miguet, médiéviste religieux, portait sur l'épaule la colombe de Saint-Esprit qui observait de son œil rond et rose sa main droite et sa main gauche : dans l'une l'alpha, dans l'autre l'oméga, début et fin de toutes choses, et c'était merveille de le voir jongler avec ses deux boules.
Et il faudrait citer Arlette Bouloumié, aussi discrète qu'indispensable, le chaleureux Serge Koster, la coruscante - François Nourissier dixit - Christiane Baroche, l'étourdissant Michaël Worton, la sage et profonde Françoise Merllié, et bien d'autres.
Peut-être vaudrait-il mieux évoquer quelques-uns de ceux qui par modestie ou désinvolture préfèrent écouter et poser des questions. Et là je revois aussitôt le bon Per Christensen descendu de sa froide Oslo. Il est traducteur, et je lui dois d'être lu depuis le sommet du Spitzberg jusqu'aux îles Lofoten. Mais il est aussi comédien. Il interprète Shakespeare, Molière et Strindberg, et je trouve merveilleuse cette générosité avec laquelle il se met au service non seulement des écrivains qu'il traduit, mais des auteurs dramatiques dont il incarne les personnages. J'ai à demi influencé son destin, car c'est moi - et personne d'autre - qui l'ai attiré à Arles où il se rend désormais chaque année, prenant avec sa 2CV le carferry de Kiel et entreprenant ensuite quelque 2000 kilomètres d'autoroutes pour aboutir à Tarascon où sa fille a épousé un cheminot. Il y a de la féerie dans cet homme où percent des traits de Falstaff, de Monsieur Jourdain et du Général Dourakine. sa petite-fille tarasconaise n'a-t-elle pas choisi de naître le jour-même de l'anniversaire de son grand-père norvégien ?
A propos de Kiel, ce grand port de la Baltique aux régates célèbres, on ne peut manquer d'évoquer celles qu'on appelait justement "les dames de Kiel", Cornelia Klettke et sa mère Ingeborg. Cornelia Klettke est l'auteur d'une thèse savante Der postmoderne Mythenroman am Beispiel des Roi des Aulnes. Cette étude prend comme exergue la phrase fameuse attribuée à Roger Nimier: "Il faut vivre sous le signe d'une désinvolture panique. Ne rien prendre au sérieux, tout prendre au tragique".
Paul Valéry raconte qu'il se glissa un jour dans un amphithéâtre de la Sorbonne où devant ses étudiants Gustave Cohen développait ex cathedra une explication du Cimetière marin :

Je me sentais mon Ombre... écrit-il. Je me sentais une ombre capturée ; et toutefois je m'identifiais par moments à quelqu'un de ces  étudiants qui suivaient, notaient et qui de temps à autre regardaient en souriant cette ombre dont leur maître, strophe par strophe, lisait et commentait le poème...
J'avoue qu'en tant qu'étudiant, je me trouvais peu de révérence pour le poète - isolé, exposé et gêné sur son banc. Mais présence était étrangement divisée entre plusieurs manières d'être là.

Il est vrai que l'expérience faite par Paul Valéry avait ceci de particulier: le texte de lui qu'étudiait Gustave Cohen était en vers et le commentaire de Cohen évidemment se formulait en prose. Il s'agissait en somme d'une transcription de la poésie en langage prosaïque, entreprise discutable et peut-être vaine. "Si l'on s'inquiète de ce que j'ai voulu dire dans tel poème, écrit Valéry, je réponds que je n'ai pas voulu dire, mais voulu faire, et que ce fut l'intention de faire qui a voulu ce que j'ai dit....".
Cette remarque formulée à propos de la poésie serait encore plus valable, je pense, à propos de la musique ou de la peinture. Le "faire" avec des notes ou avec des couleurs est encore moins un "dire" que la poésie, et la distance qui sépare l'œuvre de son commentaire est plus grande encore.
N'ayant moi-même écrit qu'en prose, ce hiatus n'existait pas. Il existait au contraire une affinité évidente entre mes textes et les commentaires qu'ils suscitaient. Soit un petit conte d'une part et un sonnet d'autre part. Qui ne voit que les commentaires dont on entourera le sonnet seront toujours plus ou moins intempestifs, alors que le conte appelle de lui-même son exégèse ? Les réflexions que j'ai entendues à Cerisy allaient dans le sens que j'ai toujours donné à la littérature en général et au conte en particulier. J'ai eu l'occasion d'écrire qu'un poète, un romancier, un nouvelliste, un conteur ne donnaient à leur lecteur que la moitié d'une œuvre et attendaient de lui qu'il écrivit l'autre moitié dans sa tête en les lisant ou en les écoutant. Les œuvres littéraires les plus importantes, selon moi, sont celles qui ont suscité après elles une postérité renouvelée à chaque génération. Avec mon premier roman Vendredi, je me suis inscrit d'entrée de jeu dans la vaste descendance du Robinson Crusoé de Daniel Defoe, œuvre géniale par excellence. Mais les Ogres, les nains, les vizirs et les reines qui peuplent mes histoires m'ont également été prêtés par mes ancêtres conteurs.
Or donc écoutant au fur des heures les communications de Cerisy, j'avais le sentiment gratifiant d'assister in vivo à cette cocréation qui fait tout le mystère de la lecture. Avais-je eu réellement toutes les intentions qu'on relevait dans mes textes ? Y avait-il d'une de mes histoires à l'autre autant de fils, autant de passerelles ? Oui et non. Car ces intentions, ces fils, ces passerelles existent bien réellement, mais par la seule vertu du commentaire et non par la volonté délibérée de l'auteur.
Nous avons eu un soir l'illustration visuelle frappante et hilarante de ce phénomène d'enrichissement de l'œuvre par sa "lecture". Il s'agissait du film que Marcel Bluwal a tiré de mon roman La Goutte d'Or, et qui nous fut projeté. L'un des épisodes de ce roman est la traversée de tout Paris par mon jeune bédouin, traînant derrière lui un chameau. Ce que je n'avais pas pu prévoir en écrivant cette traversée et ce qui provoqua un choc admirable d'insolite et de drôlerie, c'est le passage de mon bédouin et de son chameau devant la pyramide de verre de l'esplanade du Louvre. Cette image surprenante ne se trouvait pas dans mon roman, mais elle le couronnait et en quelque sorte le contenait tout entier.

Directeurs

Jean-Pierre BALPE
" Ordinateurs, production et communication de textes littéraires ", 1985 (L'Imagination informatique de la littérature, Presses Universitaires de Vincennes, 1991)

Lettre à Cerisy

La première fois que je suis venu à Cerisy, ce devrait être en 1973 pour un colloque Michel Butor avec qui j’étais en correspondance depuis quelques années. C’est lui qui m’avait indiqué ce colloque me disant que nous pourrions alors nous rencontrer-là. Je n’étais pas un spécialiste de Michel Butor, ni un étudiant pour lequel il aurait été un sujet d’études, simplement un jeune écrivain qui cherchait le regard critique d’un mentor. Je vécus avec passion cette première période à Cerisy qui me mettait, moi le petit provincial en dehors du monde littéraire en contact avec des écrivains et des penseurs que je ne connaissais que par leurs écrits : Butor, bien sûr, mais aussi Bourbon-Busset, Perros et quelques autres. Je me souviens ainsi de quelques soirées chaleureuses et du retour sur Paris dans la même voiture que Butor, conduite par un universitaire éditeur, dont je n’arrive plus à me remémorer le nom, qui dirigeait une collection de critique littéraire alors fameuse… La mémoire me fait défaut, je me souviens pourtant avoir écrit alors un texte “ L’assaut à Cerisy ” qui résumait tout cela et que j’ai par la suite envoyé à Butor. Il me semble l’avoir publié quelque part, mais où ? Je saurais bien incapable d’en retrouver la trace...
La deuxième fois, bien des années plus tard, je fus invité par Claudette Oriol-Boyer pour un colloque sur les Ateliers d'écriture autour de sa revue “Textes en main”. J’avais commencé alors à exister dans le domaine de la recherche, j’étais plus mûr, moins impressionnable et je retrouvais là l’atmosphère d’échanges intellectuels et d’amitiés qui m’avait séduite lors de mon premier séjour. J’y fis la connaissance de Bernard Magné. Ce fut l’origine d’une longue fréquentation d’échanges suivis et de quelques collaborations.
C’est ainsi que, pour mon troisième séjour, j’étais, avec Bernard Magné, devenu un ami, passé du rôle de participant à celui de maître d’œuvre puisque nous y avons organisé notre colloque sur la littérature et l’informatique publié par la suite par l’Université de Paris VIII. Au fond des choses, le changement de statut ne modifiait rien sinon que, les ayant invités, je connaissais plus intimement la plupart des intervenants et que, sans nuire à la qualité des échanges intellectuels, l’amitié y occupait peut-être davantage de place ce qui ne rendait le séjour en ce lieu que plus agréable.
Je peux ainsi dire sans exagération que Cerisy, de loin en loin, a marqué les étapes les plus importantes de mon évolution intellectuelle et professionnelle : la rencontre avec le milieu littéraire, le début de ma carrière de chercheur et l’affirmation publique de mon activité de créateur utilisant les technologies de l’information.
Ce qu’a de particulier Cerisy, par rapport à de nombreux autres endroits de rencontre et de colloque, c’est son lieu : un château, modeste, ni trop intimidant ni trop élémentaire, situé quelque part entre nulle part et nulle part, quelque chose comme une thébaïde paradoxalement collective, une version confortable du monastère et de la retraite où l’on peut se retrouver seul entre soi et où tout est fait pour que le respect de cette solitude soit productrice. Le nombre de participants y est obligatoirement réduit, quelques dizaines tout au plus permettant à chacun d’y trouver son rythme entre l’isolement et la participation : on peut y travailler à l’écart et, sans transition, mettre son travail à l’épreuve de l’échange et de la lecture collective ou semi-collective. Le confort y est nécessaire, sans plus, ce qu’il faut pour être bien sans le superflu qui endort l’esprit. L’encadrement est de même nature : présent, discret, présent-absent, on se sent comme chez soi, responsable et à l’aise, mais un chez soi ailleurs, une distance, non une étrangeté qui stimule l’esprit tout en le laissant dans une sécurité de bon aloi. C’est un équilibre particulier qu’il n’est pas si facile de réaliser. D’autres lieux - je pense à la Chartreuse de Villeneuve-les-Avignon - sont aussi attentifs et efficaces mais trop soumis au flot des touristes qui ne nous laissent pas “ entre nous ” ou influencés par la présence forte d’une ville ou d’un festival ; d’autres encore - les innombrables hôtels internationaux - où se déroulent nombre de “ grands ” colloques sont techniquement plus efficaces mais beaucoup trop anonymes qui ne permettent pas l’empathie nécessaire entre les participants. Je ne compte plus les colloques que j’ai organisés ou auxquels j’ai participé, souvent plus prestigieux, avec une assistance plus nombreuse, aucun n’a cette qualité, n’a cette mesure de Cerisy qui en fait tout le charme. Bien sûr c’est aussi sa limite : impossible d’organiser là un événement de grande ampleur, difficile d’y faire venir des personnalités toujours entre deux avions… Cerisy est d’un autre temps avec les significations multiples que l’on peut accorder à cette expression : d’un autre rythme, d’une autre époque, mais aussi hors de toute époque, presque de toute géographie, quelque chose comme un salon peut-être un peu désuet mais dont le charme et l’efficacité mérite d’être conservés.

Hervé BARREAU
" Time and life : humanistic and scientific perspectives ", 1992

Chère Edith Heurgon, Chère Catherine Peyrou,
Il est un peu tard pour répondre à vos vœux en vous envoyant les miens, bien que je souhaite que cette année 2002 se déroule conformément à vos vœux en particulier en ce qui concerne le cinquantenaire de Cerisy, mais il n’est pas trop tard pour répondre aux quatre questions, pour lesquels vous avez désiré des réponses, et auxquelles je n’ai pu jusqu’ici accorder un temps suffisant.
Je suis venu à Cerisy après avoir passé l’agrégation de philosophie (1959) et j’y ai rencontré Maurice de Gandillac, qui avait été à mon jury d’agrégation ; René Poirier, qui n’avait pas été mon professeur mais qui a accepté de patronner une thèse “ supplémentaire” (aujourd’hui disparue) ; Henri Gouhier, dont j’avais beaucoup apprécié les cours à la Sorbonne ; et aussi Jean Guitton, dont j’admirais la virtuosité sans parvenir à lui faire confiance. Ces personnalités m’ont accompagné dans mon premier parcours professionnel, le dépôt de ma thèse, mon entrée au CNRS, la prolongation de ma carrière au CNRS et les efforts que j’ai tentés, à Strasbourg, pour promouvoir la philosophies des Sciences dans le cursus universitaires et animer une équipe de recherche.
Entre 35 et 70 ans, je suis venu une dizaine de fois à Cerisy. Je me souviens avoir participé comme intervenant à au moins 5 colloques : sur Bachelard, Bergson, René Thom, Karl Popper et Jacques Maritain. A chaque fois j’ai pu intervenir sur des thèmes que j’avais moi-même retenus et mes interventions ont été publiées (sauf celle sur Bergson, mais elle a été acceptée par une revue africaine et elle finira bien par voir le jour). Je me souviens également avoir été participant à un colloque sur la Sexualité, à un autre sur Leibniz, à un troisième sur la mécanique quantique… J’ai organisé, en 1992, un colloque de l’International Society for the Study of Time, pour lequel Cerisy avait offert son hospitalité, et qui a été difficile à mettre sur pied, en raison de certaines exigences de l’International Society, mais qui finalement a été réussi, et pour lequel j’ai reçu des marques de reconnaissances qui s’adressaient en particulier à Catherine Peyrou, dont l’infatigable présence et le souci hospitalier ont beaucoup aidé un comité d’organisation affronté à des tâches difficiles.
La spécificité de Cerisy réside dans la chaleur de l’accueil, la beauté du cadre et la grande liberté dont jouissent les hôtes. Cela concourt à une convivialité qui n’a pas, à ce que je sache, son pareil en France, et qu’il est difficile de trouver à l’étranger. En cela la tradition des colloques de Pontigny-Cerisy a été maintenue.
Certes il y a eu des modifications, dues au fait qu’il est impossible aujourd’hui de retenir des participants durant 10 jours, d’exiger davantage que 3 jours de présence, de faire payer un prix raisonnable aux jeunes intellectuels qui n’ont pas toujours une situation assurée. Il y a eu aussi des effets de “ modes parisiennes ” que je pouvais comprendre sans être disposé à y participer. Il est impossible qu’un Centre Culturel, comme Cerisy, puisse faire l’unanimité de ses amis. Mais, qu’il existe, c’est une grande chance pour eux...
Tel est l’essentiel de ce que je puis témoigner. Soyez assurées de mon fidèle souvenir et de mes salutations amicales.

Robert BAUDRY
"La problématique du merveilleux", 1991 (Une quête incessante : le merveilleux, hommage à Robert Baudry, éditions CERMEIL, 1995)
"Graal et modernité", 1995 (Éditions Dervy, 1996)
"Afriques imaginaires", 1997 (Afriques imaginées, éditions TORII, Kailash, 2002)

Dirai-je comment je connus Cerisy ? Je professais alors en plein cœur de l’Afrique. Les journaux littéraires évoquaient parfois certains colloques tenus à Cerisy-la-Salle. “ Tiens ! me dis-je, ils semblent traiter là de sujets intéressants. Je devrais leur écrire ”. Mais je suis paresseux : je n’en fis rien.
Peu de jours après, cependant, je trouvais dans ma boite postale, émanant d’une personne alors inconnue, une invitation à participer à un colloque à Cerisy-la-Salle. (Il m’arrive encore de temps à autre d’avoir comme la prémonition du courrier en train de m’être acheminé…). Ce colloque portait sur Le Conte merveilleux. Et malgré les obstacles, j’y fus.
Je me souviens aujourd’hui de ce premier contact avec Cerisy, voici presque trente ans. C’était véritablement l’entrée dans un autre monde, un monde enchanté. Un monde coupé du monde : monde en pleine campagne, loin, bien loin des villes, dont n’approchait que le plus antédiluvien train de tout le réseau, qui peu à peu filtrait les “ élus ” ; un monde sans journaux, sans radio, sans télévision, sans supermarchés. Des colloques où l’on n’entassait pas chaque jour, comme ailleurs, seize condensés de vingt minutes ; mais où alternaient harmonieusement conférences et loisirs, échanges de couloirs et convivialité des repas, où de la cave au grenier se proposaient des merveilles ; un monde où se nouait, où se sont nouées de solides, de fidèles amitiés.
Si séduisant fut ce premier contact que, depuis, j’y suis retourné maintes fois, souvent avec un analogue plaisir. (Seules, quelques fois, des directions de “ carriéristes ” - race honnie ! -, m’ont laissé un arrière-goût amer, ont obscurci, hélas ! ces séjours enchantés).

Suzanne BONNAFOUS
"Argumentation et discours politique", 2001 (PUR Presses Universitaires de Rennes, 2003)

Madame, et chère amie,
En réponse à votre courrier de décembre 2001 et bien que le recul me manque un peu pour répondre convenablement à la première question, je peux dire néanmoins :
1) Que le colloque de Cerisy dont j’étais co-organisatrice en septembre 2001 (Argumentation et discours politique) m’a permis de faire la connaissance, intellectuellement et personnellement, de collègues dont les travaux intéressent les miens, bien qu’ils soient dans d’autres disciplines et/ou travaillent sur d’autres périodes. En une semaine, j’ai énormément “entrevu”, ce qui me permet maintenant d’orienter autrement mes lectures.
2) Les rencontres de Cerisy n’ont rien à voir avec les autres manifestations que je connais. Tout y est fait pour un véritable échange scientifique, sans esbroufe. On ne peut venir faire sa conférence et s’en aller, en ayant ajouté une prestation à son CV. Le lieu est magnifique et l’isolement pousse à la méditation. Passer une semaine avec ses collègues permet d’aller au fond des débats, hors séances, et de nouer de vrais liens. Je garde un souvenir émerveillé de cette semaine.
Très cordialement.

Mireille BOSSIS
"L'épistolarité à travers les siècles", 1987 (Franz Steiner Verlag Stuttgart, 1990)

Chère Edith Heurgon,
J'ai bien reçu votre lettre circulaire de décembre dernier pour la préparation du projet SIÈCLE et je suis heureuse de répondre à votre questionnaire ; d'autant que je nourris à votre égard et à celui du CCIC, une sorte de culpabilité : après vous avoir fréquentés avec une certaine assiduité, je ne suis plus revenue à Cerisy depuis 1987... ce qui fait bien longtemps et que je n'ai plus envie d'y revenir. Pourquoi ? Ce n'est pas si facile à expliquer.
J'ai changé de vie depuis que j'habite à Paris et je n'éprouve plus le même besoin de cette nourriture intellectuelle qui était dispensée à Cerisy. Pourtant je dois le dire et ce sera ma réponse à votre première question, Cersiy a joué un rôle très important pour moi à partir de 1975 ; je m'y suis épanouie, j'ai trouvé là une reconnaissance de mes capacités intellectuelles qui étaient étouffées par mes charges professionnelles administratives. Mon cursus atypique me privait des échanges dont j'avais besoin et que j'ai pu avoir à Cerisy tant amicaux que littéraires. J'exagèrerai à peine en vous disant que pendant douze ans j'ai supporté beaucoup de contraintes diverses grâce à la décade annuelle que je m'offrais et qui me dédommageait de tout le reste. Cette fréquentation régulière m'a permis de m'affirmer, de me construire, chercheur passionné et toujours travaillant sur l'Epistolaire, je suis devenue ce que je suis !
Chez vous, j'ai pu aussi exercer mon esprit critique et voir la face moins riante des choses, le jeu des coteries et des chapelles, des intrigues sous-jacentes. Ce qui était positif est lentement devenu négatif. Je ne suis pas persuadée que les relations amicales fassent bon ménage avec les échanges intellectuels sur des travaux de recherche ; on peut évoluer différemment, aller plus loin dans l'approfondissement et la théorisation ; les susceptibilités apparaissent vite ainsi que les enjeux de pouvoir... et il n'est pas aisé de négocier des compromis acceptables... tout au moins pour moi ! Il m'est très difficile de ne pas dire ce que je pense et de façon parfois un peu brutale. Ce fut une déception ; ailleurs aussi, j'ai créé des associations, organisé des colloques où j'ai dépensé beaucoup d'énergie avec des satisfactions d'amour propre, certes, mais aussi des déceptions quant à l'avancée réelle de la recherche et du travail en commun. Combien de mes cher(e)s collègues et ami(e)s rabâchent depuis des années consciencieusement la même chanson, sans se rendre compte qu'ils finissent par chanter faux ! Ce n'est pas un déshonneur de ne plus rien avoir à dire et c'est, pour moi, plutôt un honneur que de savoir alors fermer "sa gueule".
Et là je réponds à la seconde question... ces amitiés qui se nouent à Cerisy, j'en ai conservées plusieurs, sont un frein au travail intellectuel ; l'intellect et l'affectif sont difficiles à concilier. La curiosité n'est plus la même, elle s'émousse. Et puis le monde a changé très vite ; Cerisy m'apparaît, hélas !, comme anachronique. Il me faut préciser que si je travaille toujours sur l'Epistolaire, mon approche s'est modifiée progressivement en privilégiant l'histoire et l'anthropologie historique et c'est une des failles de Cerisy que cette quasi-absence de l'histoire : il y a là un manque. Cerisy a certainement été à l'avant-garde dans beaucoup de domaines, c'est pour cette raison que j'aimais y venir. J'ai l'impression - je voudrais me tromper - que le contenu des colloques (comme celui de l'enseignement supérieur littéraire), a retrouvé les traditions et les conformismes qui avaient été bousculés par le bouillonnement intellectuel des années post 68. C'est dommage car l'approche interdisciplinaire que j'avais tentée chez vous en 87 et que j'ai essayé de continuer, est autrement plus stimulante. Malheureusement trop de gens préfèrent se barricader derrière les frontières de leur discipline. Vous n'y êtes pour rien, vous ne pouvez que suivre l'évolution de la société... Voilà ce que j'avais à vous dire.
Encore Merci pour tout ce que vous m'avez apporté.

Roger BOZZETTO
"Claude Seignolle et le fantastique", 2001 (Éditions Hesse, 2002)

En réponse à votre demande de mes réactions à Cerisy pour les manifestations du "Siècle":
a) Le point de vue intellectuel est difficile à distinguer du point de vue amical. Indépendamment des thèmes choisis, c'est surtout la perspective de rencontrer des amis et chercheurs dans les mêmes domaines que moi qui motive ma présence en ces lieux et pimente le plaisir que j'éprouve à y être. L'aspect professionnel n'a jamais été vraiment primordial, sauf que, là encore, les rencontres amicales et intellectuelles ont pu avoir parfois des ouvertures professionnelles, dans le cas de rencontres qui peuvent aboutir à des projets.
b) Les avantages de Cerisy sont nombreux. L'aspect  "colonie de vacances" qui permet de se retrouver à table pendant quelques jours, ou dans les dépendances, ou dans les sous-sols ; de rencontrer les gens d'autres domaines par le fait que deux colloques sont en parallèle ; la liberté d'aller et venir - surtout si l'on est motorisé ; les journées en général moins chargées qu'ailleurs et qui laissent le temps de respirer et de penser à ce que l'on entend; l'accueil et la convivialité ; la disponibilité de l'encadrement, tout ceci est un plus sans commune mesure.
Les faiblesses ne relèvent pas explicitement de Cerisy mais de la triste mais prenante réalité économique. C'est ainsi qu'il est de plus en plus fréquent d'écourter les séjours, c'est aussi ce qui fait que l'on voit, hélas, peu de jeunes participants, car les jeunes chercheurs et étudiants trouvent ce séjour trop cher pour eux. C'est aussi la difficulté à faire éditer ces colloques, qui quand ils sont publiés le sont des années plus tard. Rien de ces inconvénients n'est imputable à Cerisy, mais placent Cerisy dans un contexte qui est moins favorable qu'à une certaine époque.
Voilà, Madame la directrice, quelques idées qui n'ont rien d'original, mais s'il m'en vient d'autres plus pertinentes je vous en ferai part sans attendre. Veuillez agréer, ainsi que toute l'équipe l'expression de mes meilleurs vœux de réussite pour l'année et le "Siècle".
Cordialement.

Armand BRAUN
"Prospective d'un siècle à l'autre I : Nouvelles dimensions de la Gouvernance" (Prospective pour une gouvernance démocratique, L'Aube 2000)
"Prospective d'un siècle à l'autre II : Du savoir des experts à l'intelligence collective" (Expertise, débat public : vers une intelligence collective, L'Aube, 2001)

17 janvier 2002
Presque chaque année, depuis 1995 environ, je participe à des rencontres à Cerisy. J’y reviens toujours avec plaisir. C’est un lieu rare. Un lieu de ressourcement, où l’on rencontre, autour d’un projet intellectuel, des personnalités et des idées stimulantes. Un lieu où les quatre logiques - individuelle, civique, relationnelle, marchande - peuvent se trouver en harmonie.
A Cerisy, j’ai plaidé en faveur de personnages et de concepts hétérodoxes. J’ai évoqué Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), empereur romain germanique, de pure souche normande, roi de Sicile, inventeur de l’idée européenne et des Droits de l’Homme… il est vrai, par ailleurs, autocrate notoire. J’ai exposé pourquoi le transport public, malgré son utilité éminente, ne réussit guère à faire progresser ses parts de marché dans les grandes métropoles : fixé sur la catégorie indifférenciée des “ voyageurs ”, il a du mal à communiquer avec la variété de ses clientèles, au nombre desquelles les acteurs économiques et sociaux, qui déterminent la mobilité des salariés (60 % des usagers). J’ai défendu l’ouverture au monde des cultures, des sociétés, des économies, me plaçant en porte-à-faux vis-à-vis d’idées convenues au sein de la République des Lettres. Et pourtant, je n’ai pas été pendu haut et court !
Cerisy, c’est un modèle rare. D’institutions culturelles, nous ne manquons pas, et elles sont souvent excellentes. Mais une institution est préservée de bien des soucis : des ressources assurées (quelqu’un lui allouera un budget), une continuité organisée (un directeur s’en va, un autre le remplace). Cerisy est d’une autre nature. En fait, Cerisy est une PME qui, pour survivre, doit gagner sa vie, être attentive à l’équilibre de ses comptes, trouver des clients, et dont les responsables luttent sans cesse pour lui ménager un avenir. C’est, il est vrai, une entreprise d’un genre très particulier : une PME à vocation intellectuelle. Avec une Histoire : au départ, Pontigny, créée en 1910 par Paul Desjardins ; les épreuves de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales ; la délocalisation à Cerisy par Anne Heurgon-Desjardins ; le développement par Edith Heurgon et Catherine Peyrou. A chacune de ces étapes, une vie en résonance avec l’époque, illustrée par le passage des grands penseurs du moment. Et une présence au monde qui est certes économique, mais avant tout sociale, culturelle, humaniste.
De ce modèle, il existe peut-être quelques autres exemples, sans doute surtout hors de France. Mon attachement vis-à-vis de Cerisy tient beaucoup à la dimension prospective que j’y perçois.
Et à la question qui me revient souvent lorsque je me promène dans ses allées : thébaïde et entreprise, comment communiquer à tant d’autres, à qui il fait défaut, l’esprit de Cerisy ?

Michel BRESSOLETTE
"Jacques Maritain face à la modernité", 1993 (Presses Universitaires du Mirail, 1995)

29 mars 2002
Du mardi 13 juillet au mardi 20 juillet 1993, une quarantaine de collègues et amis ont participé à notre semaine : Jacques Maritain face à la modernité. Enjeux d’une approche philosophique.
Vu le renom de Cerisy, avoir organisé un colloque au Centre Culturel International ne pouvait être que bénéfique. Cela a permis de montrer aux universitaires que Maritain n’était pas qu’un auteur pieux réservé aux conservateurs catholiques. La preuve, c’est que les Presses Universitaires du Mirail, à Toulouse, n’ont fait aucune difficulté pour publier les actes du colloque. Donc le rayonnement de Cerisy a rejailli sur le thème choisi.
De plus, durant la même période avait lieu à Cerisy un colloque sur Chateaubriand et nous avons eu le plaisir et la surprise de voir des participants du colloque Chateaubriand venir “ découvrir ” la pensée de Maritain et être intéressés et séduits.
Indéniablement cette semaine a permis de renforcer des liens, d’en créer de nouveaux, comme il arrive lors de chaque colloque mais je dois dire que l’avantage de Cerisy, c’est bien son cadre, son éloignement de la grande ville et son climat pluvieux, qui cette année-là empêcha les congressistes d’aller à la plage, si bien que le colloque Maritain fût dense et intense. Une des particularités de Cerisy aussi c’est la qualité des repas et des conversations à l’occasion des repas poursuivies ensuite, surtout le soir. Le cadre, l’accueil, la liberté sont des éléments importants qui expliquent pour une grande part la réussite de ces semaines.
Les colloques universitaires auxquels j’ai participé, vu leur courte durée (en général pas plus de 3 jours), vu leur espace et leur situation (en général en université), ne permettent pas cet échange continu, fidèle. Trop souvent dans les colloques universitaires, les participants se permettent après leur communication de s’éclipser et de se dispenser d’écouter leurs collègues. À Cerisy, nous avons eu la chance de maintenir pratiquement tout le temps un public constant, fidèle et donc actif.
Enfin, je crois que pour le colloque Maritain la présence de Maurice de Gandillac, de Catherine de Gandillac et d’Edith Heurgon ont beaucoup fait pour témoigner que Cerisy n’est pas simplement un cadre qui reçoit, mais une maison vivante qui accueille.
Croyez, Madame, en mes sentiments reconnaissants.

Bernard BRUN
"Nouvelles directions de la recherche proustienne", 1997 (Editions Minard Tome I, 2000. Tome II, 2001)

Rôle de Cerisy
Ce colloque fut vraiment une rencontre, et une rencontre vraiment internationale. Des chercheurs qui avaient pris l'habitude de travailler chacun de son côté, des proustiens qui ne sont pas des spécialistes (amateurs ou liseurs) et de jeunes étudiants ont pu faire connaissance, se parler, discuter de leurs travaux respectifs, dans une convivialité simple et fructueuse.
Le "Proust"de Cerisy aura été un exceptionnel succès, tant par le nombre des participants (tout le monde n'a pu trouver place), pour le contenu intellectuel (toutes les tendances de la critique proustienne ont été discutées) que par l'atmosphère et le contact.
Qui oubliera le champagne d'Annick, le bébé de Françoise, les trois garçons de Nathalie, la cloche qui rythmait les séances, l'école buissonnière du soir ou la journée du lundi ?
Spécificité de Cerisy
La vie de château, comme Marcel Proust la pratiquait, est la seule qui permette un vrai travail intellectuel. Les proustiens se réunissaient pour la première fois depuis vingt-cinq ans. Une tension aurait ainsi pu naître, à partir de cette rage de travailler, de prendre contact, de discuter. Mais c'est la nonchalance du lieu qui a gagné, l'abbaye de Thélème au milieu du bocage.
Des actes parus en deux volumes de trois cents pages (Lettres modernes Minard, 2000 et 2002) et de nombreux articles éparpillés devaient prolonger le dynamisme ainsi créé.

Mireille CALLE-GRUBER
"Hélène Cixous : croisées d'une œuvre", 1998 (Éditions Galilée, 2000)

Cerisy, c'est l'amitié et la pensée de l'amitié. Où l'on découvre que la pensée s'apprivoise dans les partages au jour le jour, devient une exigence au quotidien. J'ai eu tous  les âges durant les décades de Cerisy : enfances du Nouveau Roman ; apprentissages des Ateliers de Textique ; compagnonnage des colloques Jacques Derrida ; hôtesse du colloque Hélène Cixous.
C'est un lieu donnant et un lieu escarpé, une thébaïde, une planète. Y veillent les anges de la bienvenue et autres génies de la table, de la fête, de la mémoire et des récits sans fin.
A son méridien, c'est toujours l'heure : toute rencontre fait événement, pousse les énergies.

Mary Ann CAWS
"Ecrire le livre (autour d'Edmond Jabès)", 1987 (Éditions Champ Vallon, 1989)

CERISY-PONTIGNY

Chère Edith,
Mes rapports avec votre mère que j'ai beaucoup admirée étaient très importants pour moi, tout d'abord. J'avais l'impression de quelqu'un qui savait tout de suite de quoi on parlait, qui vous mettait à son niveau, sans considération pour votre (à cette époque) jeune âge, ni votre expérience. C'étaient donc elle et Clara Malraux qui me semblaient le plus proches et les plus ouvertes de toutes les personnes que j'avais rencontrées là-bas au commencement.
La première fois, c'était une décade sur Bachelard, je crois. Et après, le Surréalisme, le Baroque, Yves Bonnefoy, Pierre Reverdy, Robert Desnos, etc. Une fois, j'avais été chargée de faire un reportage sur le Artaud - Bataille, avec Tel Quel : une décade splendide, avec des moments d'hilarité. Je me souviens d'une fois que Pierre Guyotat faisait son discours sur "ce que faisait la main gauche". Quelqu'un disait : "Ah, la police va venir". Sur ce Anne Heurgon s'est mise à ronfler bruyamment. J'ai adoré le moment, mais ne l'avais pas mentionné, évidemment, dans mon article.
Avec Richard Stamelman, j'avais co-dirigé quelques jours sur Edmond Jabès. Ce fut un grand plaisir. Tous les moments étaient utiles, et la présence d'Edmond et Arlette y apportaient beaucoup.
Je me souviens que Clara m'avait demandé avec qui j'étais venue travailler en France, et je ne savais guère quoi répondre. J'ai donc émis quelques mots incompréhensibles, sans doute, et ensuite, dès mon retour dans le Vaucluse, j'avais raconté cela à René Char, avec qui je travaillais en ce moment mes traductions et mes livres sur sa poésie. Et lui de me dire: "mais la prochaine fois, vous n'avez qu'à dire que vous venez travailler pour moi". Ce qui rendait la chose plus facile.
Dans ma vie intelletuelle, Cerisy a été de la plus haute importance. Car c'était là toutes les discussions les plus vibratoires, si je puis dire... C'était l'endroit où l'on pouvait parler de la poésie et de l'art les plus librement.
Et pour diriger les colloques, encore une fois, on était très libre...l'endroit s'y prête. Je n'ai jamais regretté un seul instant.
A vous, Edith, et à Catherine et Catherine, et à Maurice et Jacques, mes affections constantes et mes souhaits pour le nouvel an.

Pierre CHIRON
"Argumentation et Discours Politique", 2001 (Presses Universitaires de Rennes, 2003)

Vous avez bien voulu me demander mon témoignage sur Cerisy, en tant que co-organisateur du colloque Argumentation et Discours Politique (3-9 septembre 2001). Voici ma réponse aux deux questions que vous posez :
1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Avant que je songe à y organiser un colloque, le Centre représentait pour moi un haut lieu de la vie intellectuelle française, illustré depuis les années soixante-dix (période pendant laquelle j'ai fait mes études) par d'importantes publications. Il est difficile et hasardeux de réduire à quelques mots une entreprise si riche, mais j'y lisais, et y lis plus encore aujourd'hui que j'en ai l'expérience, l'exigence intellectuelle sans académisme, la liberté de pensée, une curiosité sans limite, mais responsable, pour toutes les innovations et toutes les expérimentations. Sur le plan relationnel, la semaine que j'ai passé à Cerisy m'a permis d'approfondir des liens et d'en créer d'autres.
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
Le colloque Argumentation et Discours Politique a été le second colloque à l'organisation duquel j'ai participé. Le premier (Skhèma-Figura, ENS-Ulm, Paris IV-Sorbonne, Paris XII-Val de Marne, 27-29 mai 1999) était dans le même esprit (pluridisciplinaire, international) mais organisé avec le seul secours de fonds d'Université, sans aucune logistique, d'où une charge de travail incomparablement plus lourde et une disponibilité moins grande des organisateurs pour l'animation des travaux. Cerisy, par comparaison, offre une structure parfaitement rôdée.
Au-delà de la logistique (ou grâce à elle), Cerisy est un lieu tout à la fois de convivialité et de retraite. Entre la serre, le parc, les salons ou la bibliothèque, on s'y sent libre de réfléchir en silence ou de participer à des débats. Les conférences, dans ce contexte, ne sont pas suivies comme elles le sont trop souvent ailleurs d'un silence gêné. Il a toujours fallu que les présidents de séance mettent fin aux questions ou suggèrent de continuer la discussion en apparté. Après avoir déploré les défections de dernière minute, nous nous sommes félicités car notre programme s'avérait trop lourd. S'il est un conseil que l'on peut donner aux futurs organisateurs de colloque à Cerisy, c'est de respecter le rythme suggéré par les Responsables du centre.
Il est encore trop tôt, quelques mois après, pour mesurer exactement l'apport de cette expérience, mais je sais déjà qu'elle fut extrêmement enrichissante.
Veillez agréer, chère Madame, l'expression de ma cordiale considération, et tous mes voeux pour l'année qui commence.

Jean-Paul COLIN
"Les argots : noyau ou marges de la langue ?", 1994 (Bulag, numéro hors série, Université de Franche-Comté, 1996)

1. Quel rôle a joué Cerisy dansvotre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
J’ai découvert Cerisy-la-Salle et ses passionnants rendez-vous en 1982 et l’an prochain, ce sera pour moi, si je compte bien, la 10e rencontre… Il est difficile de dire en quelques mots l’apport que représentent ces merveilleuses journées de studieuse retraite, au cours desquelles on s’ouvre à la part d’inconnu de ce que l’on croyait connaître, on s’expose à l’imprévu de nouvelles relations, sur le plan intellectuel et humain, on accepte de voir sa propre compétence appréciée, mais également, le plus souvent, remise en cause de manière plus ou moins radicale et profonde, en tout cas jamais (ou très rarement) sectaire ni violente. Que tant d’individus, professionnels et amateurs, aussi épris de vraie culture que divers dans leurs manières d’aborder les problèmes et de goûter les délices de l’art, de la science et de la beauté, viennent de tous les horizons du monde pour dialoguer, participer à ces échanges à la fois nourrissants et festifs, voilà qui rend optimiste sur nos envies et nos capacités d’accepter l’Autre, avec sa richesse contradictoire et son unicité bouleversante. Chaque arrivée dans le Cotentin bocageux est pour moi une fête de l’esprit, une excitation neuronale, et chaque départ un serrement de cœur en songeant à l’oubli probable et prochain, aux fuites de notre intellect si imparfait : que retiendrons-nous de cette décade ? Et puis, avec le Temps, plombier magique, on s’aperçoit qu’on a, tout de même, beaucoup colmaté, pas mal retenu, et lentement assimilé le meilleur de ces journées. Et l’on se prend assez vite à rêver au prochain thème de convergence, à un nouveau sujet de… contentement !
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
En tant qu’organisateur intermittent de colloques, je ne vois guère que des avantages au système cerisyen, qui soulage le “modérateur” des corvées matérielles et lui abandonne le plus intéressant de la chose, à savoir les invitations, les incitations, la recherche des spécialistes et l’emploi du temps précis de ces jours irisés, la prévision difficile de la météo, à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes (“bel exposé, bien clair, après dissipation des premières brumes mentales…”), etc. Il me semble bien que ni mes amis et complices ni moi-même n’avons jamais perçu la moindre pression quant à la disposition et/ou à l’orientation de tel ou tel symposium, et au débat des idées.
En ce qui concerne les faiblesses, elles ne sont pas spécifiques de Cerisy, mais relatives à des paramètres figurant dans toute rencontre de ce type (s’il en existe vraiment). Par exemple, il arrive que dix jours constituent une durée un peu longue par rapport à l’intérêt du sujet, d’où la sage réduction, dans certains cas, de la décade à la… semaine. De plus, la saison d’été, ou parfois l’éloignement de Cerisy (par rapport à quel centre ?) donnent trop souvent prétexte à certains intervenants (pas toujours parmi les plus demandés) pour venir faire un simple tour de piste et, passé leur numéro d’équilibriste indépendant, s’esquiver sur la pointe des sabots, sans chercher à s’imprégner de l’ambiance chaque fois particulière, et sans entendre ni attendre les éventuelles conclusions et assister au bouquet final. Le coût du séjour dans cette si conviviale abbaye de Thélème - cliché obligatoire quand on cause de Cerisy ! - mérite bien un petit sacrifice financier, à intégrer dans son budget “vacances” ; le respect d’autrui vaut bien qu’on s’intéresse à l’ensemble du groupe, et qu’on manifeste une certaine assiduité, en plus de celle qu’on observe vis-à-vis de soi-même...
Je regrette aussi, très vivement, que les Actes soient de plus en plus difficilement publiés, au moins pour certains thèmes moins porteurs que d’autres : mais là encore, il s’agit d’un phénomène général, d’une certaine désaffection des éditeurs à l’égard de recueils dont la rentabilité n’est évidemment pas assurée...

Georgiana COLVILE
"La part du féminin dans le Surréalisme", 1997 (La Femme s'entête, "Pleine Marge", Editions Lachenal & Ritter, 1998)

Le 19 avril 2002
Chère Edith,
Veuillez me pardonner de répondre si tard à votre aimable lettre au sujet du cinquantenaire de Cerisy, car même si j'ai tant traîné, je suis ravie de cette occasion de vous dire tout le bien que je pense de votre centre.
J'ai participé à quatre colloques de Cerisy-la-Salle : celui du centenaire Blaise Cendrars en 1987, celui sur le Surréalisme et le mythe de 1994 organisé par Jacqueline Chénieux-Gendron et Yves Vadé, celui sur La part du féminin dans le surréalisme en 1997, que j'ai organisé moi-même avec Katharine Conley, et celui sur Robert Desnos en 2000, organisé par Marie-Claire Dumas et Katharine Conley.
Chaque fois, le séjour à Cerisy a été pour moi une expérience unique et l'occasion de m'enrichir sur le plan intellectuel, de façon à la fois professionnelle et personnelle et de sympathiser avec des gens nouveaux tout en retrouvant de vieux amis, parmi lesquels je compte nos hôtes, toujours aussi accueillants.
J'ai passé trois ans à organiser le colloque de 1997 sur les femmes surréalistes, avec l'aide précieuse de Katharine Conley, et je compte cette décade parmi les moments les plus exaltants et les plus satisfaisants de ma carrière d'universitaire, qui touche à sa fin, car je prendrai certainement ma retraite en 2005.
Les conditions de travail et de loisir à Cerisy me paraissent idéales et comme d'une autre époque, d'avant la maladie du stress et de la course après le temps. Après avoir été habituée, aux USA, aux communications qui duraient quinze ou vingt minutes, à la seconde près, quelle joie que de pouvoir exposer mon topo pendant une heure, de n'avoir que quatre interventions par jour, suivies de longues périodes de discussion, que l'on poursuit autour d'un bon repas ou d'un verre de Calva au grenier ! Quel bonheur que de pouvoir inviter des comédiens ou des chanteurs, de projeter des diapositives ou des films le soir, activités qui complètent le travail de la journée et invitent à considérer d'autres aspects de l'auteur ou du sujet traité ! La journée de repos et quelques autres heures creuses permettent d'explorer le beau parc de Cerisy, de faire de jolies balades normandes ou des expéditions culturelles comme pour voir la Tapisserie de Bayeux, de (re)nouer des amitiés, de débattre d'un tas de choses, de profiter de la bibliothèque, de jouer au ping-pong, voire de danser. Le cadre de Cerisy m'enchante tout autant à chaque visite et je retrouve toujours avec le même plaisir mes amis Maurice de Gandillac et sa fille Catherine, Edith Heurgon et Catherine Peyrou, ainsi que tout le personnel qui se met en quatre pour rendre agréable le séjour des participants aux colloques.
En fait, je n'ai rien de négatif à dire, car même les mauvaises liaisons ferroviaires permettent de préserver la tranquillité des lieux !
Mes remerciements chaleureux à vous tous, pour tous les moments privilégiés que j'ai passés à Cerisy, où j'espère revenir dans pas trop longtemps.
Bien amicalement

Monique DOSDAT
"Les Normands en Méditerranée, dans le sillage de Tancrède", 1992 (Les Normands en Méditerranée, Presses Universitaires de Caen, 1994)
"Geoffroy de Montbray et les Évêques normands du XIe siècle", 1993 (Les Évêques normands du XIe siècle, Presses Universitaires de Caen, 1995)
"Manuscrits et Enluminures dans le monde normand : XIe - XVe siècle", 1995 (Presses Universitaires de Caen, 1999)

Le 15 janvier 2002

Cerisy-La-Salle, 1992-2002 : dix ans de colloques
sur la Normandie médiévale


Le premier colloque sur la Normandie médiévale, qui s’est tenu du 24 au 27 septembre 1992 à Cerisy-la-Salle, est dû à l’initiative de Mme Dominique Husson, alors maire-adjoint à la Culture de la municipalité de Coutances, et de M. René Le Texier, mon confrère, qui dirigeait alors la bibliothèque municipale de Coutances. Mme Husson, sensible au prestige et au rayonnement des Colloques de Cerisy-la-Salle, localité de la circonscription de Coutances, souhaitait que le Centre culturel international accueille, à côté des colloques à sujet littéraire, philosophique, sociologique, etc, un colloque à sujet purement local.
Mme Husson et M. Le Texier m’ayant parlé de leur projet, nous sommes tombés d’accord pour que le sujet de ce colloque soit axé autour de l’histoire de la Normandie, et principalement l’histoire médiévale. J’ai immédiatement suggéré de contacter Pierre Bouet, maître de conférences à l’Université de Caen, avec lequel j’avais travaillé en 1987-1988 à l’occasion de l’Année Guillaume le Conquérant. Nous avions alors en effet, avec d’autres personnes que l’on reverra à Cerisy : Mme Maylis Baylé, M. François Neveux en particulier, fait partie du Comité scientifique de l’exposition organisée par le Conseil Régional de Basse-Normandie : “ Guillaume le Conquérant et son temps ”, et avions participé à la rédaction du catalogue. Pierre Bouet s’est montré tout de suite intéressé par le projet de Mme Husson, et a accepté de travailler à sa réalisation.
C’est ainsi qu’a eu lieu le premier colloque de Cerisy sur la Normandie médiévale, dont les actes ont été publiés par les Presses Universitaires de Caen en 1994 sous la direction de Pierre Bouet et de François Neveux. Un colloque s’est tenu ensuite chaque année ; 2002 en est donc le 10ème anniversaire. Le succès rencontré par ces colloques n’a fait que croître avec les années. On y retrouve réunis en effet deux facteurs importants : l’intérêt scientifique, garanti par la qualité des intervenants, universitaires et chercheurs spécialisés pour la plupart; le lien avec la région, ainsi que l’approfondissement des connaissances sur une époque, le Moyen-âge, qui a été d’une grande importance pour la formation de “ l’identité normande ”.

Rôle joué par Cerisy dans ma vie intellectuelle, professionnelle et amicale
Vie professionnelle :
Le colloque de 1992 a été pour moi une occasion inespérée de voir mes travaux et recherches connus et diffusés, ce qui n’était pas envisageable dans le milieu des Bibliothèques auquel j’appartenais alors, où ce genre de travail était considéré comme extérieur au monde du livre et de la lecture. Cependant ma formation de chartiste (promotion 1967), elle, y trouvait son compte. Ce fut aussi l’occasion de faire la rencontre de personnes extérieures à mon milieu professionnel strict, ce qui est toujours enrichissant. Cela me permit d’élargir mes connaissances et de diversifier mes points de vue.Il faut dire cependant que ma participation aux colloques de Cerisy n’a eu aucune influence sur ma vie professionnelle au sens strict (attributions, déroulement de carrière), ayant toujours été considérée comme extérieure à mes activités et étrangères à celle-ci.
Vie amicale :
De ce côté, le bilan est très positif : j’ai pu, en effet, établir des liens de sympathie avec de nombreux participants. Et lors du colloque organisé avec Pierre Bouet (Manuscrits et enluminures, octobre 1995), j’ai pu renouer avec des confrères spécialistes du sujet (François Avril, Marie-Pierre Laffitte, Denis Escudier), ainsi que faire la connaissance d’une jeune consœur (Béatrice de Chancel-Bardelot), et avoir des contacts avec des chercheurs de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes (I.R.H.T.), ainsi qu’avec des spécialistes étrangers, avec lesquels la communication a été immédiate et profitable.

Spécificités des Rencontres de Cerisy
Celles-ci sont nombreuses et toutes agréables. Il faut citer en particulier :
- L’accueil : je suis chaque année particulièrement sensible à l’extrême amabilité de nos hôtes, qui ont l’obligeance de nous recevoir chez eux, et qui veillent sur notre bien-être. On ne louera jamais assez leur présence et leur vigilance tout au long des colloques, ainsi que leur art de mettre tout le monde à l’aise.
- La qualité de l’hébergement : elle est irréprochable, tant par le charme et le confort des chambres, dont chacune a sa personnalité, que par la qualité de la nourriture, l’agrément des lieux de rencontre, le service exemplaire. Tout cela fait de Cerisy un lieu incomparable.
- La séduction du cadre : le vieux château, heureusement préservé et régulièrement restauré, ses communs, qu’on a su rendre tout aussi attrayants, le parc, les alentours : tout cela constitue un lieu de rêve, à l’écart de l’agitation moderne, sans que pour autant on se sente coupé de l’extérieur.
Tout cela est à cent lieues des colloques et rencontres organisés dans des lieux tels que les salles de congrès, amphithéâtres, et autres lieux peut-être plus fonctionnels, mais impersonnels. Cela est d’ailleurs prouvé par la participation de plus en plus fréquente d’auditeurs venus des environs (pays de Coutances, mais aussi de Normandie au sens large), intéressés par les sujets traités. Cette qualité d’ouverture des Colloques de Cerisy me paraît essentielle, et on ne saurait leur faire aucun reproche d’élitisme.
Je ne vois pour ma part aucune “ faiblesse ” à reprocher à Cerisy. Au contraire, j’ai participé ailleurs à un certain nombre de colloques où l’on faisait comprendre à certains intervenants que on leur avait fait un honneur en les invitant à parler. Je n’ai jamais rien constaté de tel à Cerisy, et je redis ici que plaisir j’ai eu à assister et à participer aux colloques sur la Normandie médiévale, et quelle reconnaissance j’éprouve à l’égard de nos hôtes.

Dominique DUCART
"Argumentation et Discours Politique", 2001 (Presses Universitaires de Rennes, 2003)

Une mythologie, une ambiance, une retraite

Comment parler de ce qui, d’un emblème mythique de la vie intellectuelle est devenu pour moi à la fois une ambiance de vie et une retraite pour la réflexion et les échanges ? Ce sont en effet les trois termes qui me sont venus en jouant le petit jeu des associations, à la recherche de mots-clefs, pour répondre à l’invitation lancée par Edith Heurgon de témoigner d’une idée, d’un lieu, d’une expérience.
La mythologie, au sens que Barthes a donné à ce terme, date de l’époque d’enthousiasme intellectuel et de création conceptuelle, parfois un peu folle, de mes années d’étudiant qui ont suivi la période de révolte de 1968. L’annonce “ Colloques de Cerisy-la-Salle ” se présentait comme le noble bandeau publicitaire surmontant les titres et les noms qui se profilaient dans le ciel des idées de l’actualité des sciences, plutôt littéraires pour moi puisque l’on n’hésitait pas à parler d’une “ science de la littérature ”. Mes colloques d’alors étaient en 10/18 et s’appelaient Artaud-Bataille, Nouveau Roman : hier, aujourd’hui,... ; les auteurs Roland Barthes, Julia Kristeva, Philippe Sollers, Jean Ricardou, et tous les autres. Les publications des colloques, dans les champs divers qui m’intéressaient, m’ont ainsi accompagné au fil du temps des études universitaires dans une ville éloignée de l’agitation parisienne.
Je ne me souviens plus si j’avais localisé géographiquement le lieu de ces manifestations périodiques ; les quelques images que je pouvais avoir des rencontres qui s’y déroulaient se résumaient aux photographies de groupes de participants aux noms illustres, saisis dans des attitudes pensives ou lors de palabres animées ou encore posant pour une touchante photo de famille. Si je préjugeais de l’ambiance qui pouvait régner dans ce lieu, ce n’est que récemment que j’ai pu l’éprouver réellement. Avant tout un lieu d’accueil : la grille grande ouverte, le chemin qui descend doucement au château, le parc, le perron, l’entrée, le bureau où nos hôtes nous reçoivent, la chambre où ils nous mènent, de surprise en étonnement. L’ambiance sera, tout au long de la semaine, une ambiance faite de convivialité, de connivence, parfois de confidence, au gré des rencontres occasionnées par les temps forts ou faibles qui rythment la vie quotidienne, selon les espaces de paroles ou de méditation, dans l’écoute d’une salle, la vivacité d’une discussion au détour d’un couloir, l’animation d’une conversation au coin d’une bibliothèque, le bruit festif de soirées joyeuses tout en bas, le calme du parc tout autour. La métaphore musicale serait ici adéquate : distribution et dialogue des instruments, mesures alternées et rythmes fluctuants, registres variés, tonalités changeantes, pauses, silences, soupirs...
La métaphore peut être filée pour évoquer la nature des échanges et du travail de réflexion qui s’effectue dans ce milieu réservé. Accords, avec renversements, et désaccords, consonances et dissonances non résolues ponctuent une parole collective où je n’ai jamais perçu la cacophonie. Nulle utopie pourtant, simplement un milieu, aménagé et préparé pour cela, propice à la retraite. Une retraite qui n’est ni repli ni repos mais le seul éloignement requis et l’écart obligé d’avec le monde et la multitude pour que la pensée se retourne sur elle-même, dans l’altérité qui la confond ou la stimule.
Que celles et ceux qui orchestrent la partition, sans ostentation et avec attention, et qui veillent à la conduite du concert, toujours renouvelé, en soient remerciés.

Ghislaine FLORIVAL
"Jean Ladrière, création et événement", 1995 (Création et Événement, autour de Jean Ladrière, éditions Peeters, 1996)

Chère Madame,
Merci d'avoir eu l'amabilité de m'envoyer votre programme relatant l'histoire et la grandeur des temps de Cerisy. Votre questionnaire ne peut que me rappeler deux décades auxquelles j'ai participé : l'une en 1988, consacrée à l'œuvre de Paul Ricoeur, l'autre, en 1995, que j'ai dirigée avec Jean Greisch, en l'honneur de Jean Ladrière. Oui,  toutes deux ont été des moments clés, tant par l'apport intellectuel, la qualité des échanges que par la collaboration amicale suscita  nt des rencontres fructueuses à tout point de vue, inédites d'ailleurs par la beauté des lieux, l'histoire "personnelle" de Cerisy, son exceptionnelle vitalité culturelle.
Gardant en mémoire ces journées extraordinaires, je vous prie de croire, chère Madame, à mon  très cordial souvenir.

Véronique GAZEAU
"La Normandie et l'Angleterre au Moyen Âge", 2001

J’ai eu la possibilité de donner deux communications à Cerisy dans des colloques relatifs à la Normandie médiévale autour de thèmes parfaitement ciblés et celle-ci ont été des éléments importants de mon Curriculum vitae. Et chaque rencontre a rassemblé les chercheurs éminents qui faisaient autorité sur le thème choisi pour le colloque.
“ L’enfermement ” que l’on ressent à Cerisy, en raison de son éloignement de ce qui est urbain, bruyant…est propice à l’échange intellectuel. Dans la mesure où l’accès est difficile, ceux qui acceptent de venir apprécient le lieu et ont envie d’échanger. Les rites instaurés (veillée de la veille, menus identiques d’une année sur l’autre, repas de fête le dernier jour avec omelette norvégienne, photos, cafés, bavardages dans le bureau de l’entrée…) sont rassurants, car habituels et familiers et invitent à la quiétude indispensable à l’échange intellectuel.
J’ai constaté que certains nouveaux (qui n’étaient jamais venus) sont vite repartis et n’ont pas compris ce qu’était le lieu. Pour les anglais, une publication à Cerisy constitue un élément important dans un dossier scientifique.
Pour ce qui est d’une faiblesse et je me fais ici l’écho de ce que j’ai entendu en qualité d’organisatrice du colloque “ la Normandie et l’Angleterre au Moyen Age ”, les formulaires à remplir pour les inscriptions sont “ ringards ” et difficiles à comprendre. Un peu de communication...
Pour ma part, j’ai grandement apprécié d’être déchargée de l’organisation matérielle qui fonctionne parfaitement bien (hormis le loupé de la quête du premier repas pour les boissons qui a profondément choqué non seulement tous les Anglais, mais aussi mes compatriotes).
Quiconque pense à Cerisy, embrasse dans sa pensée à la fois la qualité scientifique des échanges et ce lieu chargé d’une histoire et d’une atmosphère si chaleureuse et amicale.

Jean GILLIBERT
"Des origines et des conséquences des processus d'extermination", 1993 (L'Ange exterminateur, éditions de l'Université de Bruxelles, 1993)

Cerisy a joué pour moi un rôle de haute tenue intellectuelle et toujours amicale. L'esprit de liberté, l'esprit vivifiant, c'est considérable !

Francis GODARD
"Vivre la ville demain : Quels enjeux ? Quels partenaires ?", 1996 (Entreprendre la ville, éditions de l'Aube, 1997)
"Modernité : la nouvelle carte du temps", 2001 (Éditions de l'Aube, 2003)

Quel rôle a joué Cerisy...
Connaître devant une bonne soupe chaude ceux que je n’aurais jamais connus qu’au détour de l’entrée d’une salle de colloque, d’un jury de quelque chose ou d’une commission certainement très importante. Pouvoir ensuite les reconnaître à l’entrée d’une salle de colloque, d’un jury de quelque chose ou d’une commission certainement très importante et retrouver alors l’odeur de la bonne soupe chaude. Connaître tel ou telle exposant son corps au regard des autres lors d’une danse au sous-sol puis le reconnaître au pupitre la voix et le geste posés, le buste bien droit, prêt à porter la voie de la sagesse. Bref, Cerisy permet parfois de lever une partie du voile.
Quelles spécificités présentent les rencontres de Cerisy...
Un colloque se déroule toujours sur deux scènes. Celle officielle des interventions et des débats annoncés au programme. Celle officieuse des discussions « off », des commentaires libres, des échanges à deux ou en petits groupes où les choses se disent différemment. Ces deux moments sont complémentaires et nécessaires. Le moment « dans la bibliothèque » est celui du discours bien formé, travaillé, de la parole construite, du débat organisé et ritualisé, le moment où l’on pose les termes d’une construction intellectuelle. Le moment « sous les arbres, à la table, dans le parc » est celui de la prise de distance devant l’objet intellectuel en cours de construction, celui du commentaire critique, celui de la parole parfois vive qui marque les désaccords d’interprétation, celui où chacun expose ce qu’il a vu et entendu et constate que la réception du discours de l’autre est une affaire bien singulière.
C’est l’unité de ces deux moments qui permet l’avènement d’un événement intellectuel fondé sur la constitution d’une intelligence collective à partir de la réception de paroles singulières fondées sur de longues réflexions solitaires. Voilà ce qui fait de Cerisy un lieu unique.

Alain GOULET
"Stéréotypes, textes, modernité", 1993 (Le Stéréotype, Presses Universitaires de Caen, 1994)
"L'auteur", 1995 (Presses Universitaires de Caen, 1996)
"L'écriture d'André Gide", 1996 (L'écriture d'André Gide I. Genèses et spécificités, éditions Lettres Modernes / Minard, 1998) ; (L'écriture d'André Gide II. Méthodes et discours, éditions Lettres Modernes / Minard, 1999)
"Le sujet de l'écriture : voix, traces, avènement", 1997 (L'Écriture et son sujet, Presses Universitaires de Caen, 1999)

Alain Goulet : Cerisy, après vingt et un colloques

Si j'ai bonne mémoire, j'ai dû participer, d'une manière ou d'une autre, à vingt et un colloques à Cerisy, parfois en tant qu'auditeur pour deux jours, comme pour le premier d'entre eux : L'Enseignement de la littérature, en juillet 1969 ; tantôt comme communicant et participant pour toute la durée du colloque ; tantôt enfin en tant qu'initiateur et directeur du colloque, ce qui a été le cas pour quatre d'entre eux : Le stéréotype (oct. 1993) ; L'auteur (oct. 1995) ; L'écriture d'André Gide (août 1996) ; Le sujet de l'écriture : voix, traces, avènement (oct. 1997).
Je vais maintenant tenter de répondre brièvement à vos deux questions :
1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Considérable selon ces trois points de vue. Cerisy a été pour moi le haut lieu de la réflexion critique sur la Littérature dès avant de m'y rendre. Dès avant d'être nommé à l'université, j'avais lu consciencieusement Les Chemins actuels de la critique qui ont été l'ouvrage de référence majeur sur la question en mon début de carrière. Et il est symptomatique que, nommé à l'Université de Caen en décembre 1968, je me sois aventuré pour la première fois dans la bibliothèque du château pour le colloque sur "L'Enseignement de la littérature", en juillet 1969, avec le sentiment d'y rencontrer des personnages considérables (Doubrovsky, Todorov, Barthes, Genette, etc.), et qu'une réflexion majeure s'y élaborait pour l'avenir de mon métier. Mais en même temps, j'ai été échaudé pour longtemps par la première communication à laquelle j'y ai assisté, et qui a ressemblé à une exécution. Il s'agissait de celle d'Alain Meyer portant sur la prise en compte de l'histoire et de la société par la critique, communication sur un sujet sensible en ces temps de structuralisme triomphant, que j'avais trouvée intéressante et stimulante, mais qu'un feu nourri a accueillie. Dès lors, je me suis toujours défié des joutes des colloques qui peuvent être féroces, et du tribunal devant lequel on est amené à se produire.
Après les années soixante-dix, il me semble que Cerisy n'a plus représenté le même enjeu ni n'a été doté du même prestige que dans les années soixante et soixante-dix. Les causes en sont certainement multiples, mais il est de fait qu'un colloque de Cerisy n'a plus été investi des mêmes enjeux intellectuels, du moins dans le domaine de la littérature. Pourtant, c'est un lieu où j'ai pu non seulement rencontrer, mais aussi fréquenter des personnalités prestigieuses, comme ce fut pour moi le cas pour le président Senghor ou Michel Tournier par exemple. Et j'estime que les actes des colloques que j'ai eu plaisir à diriger restent des ouvrages de références sur les questions abordées.
Présenter une communication à Cerisy est une chance, mais reste une épreuve importante et que je dirais qualifiante, dont il convient de triompher. On y est en principe jaugé et jugé à la fois par ses pairs, qui peuvent venir des horizons les plus variés, mais aussi par toutes sortes de spécialistes d'autres disciplines, ou des amateurs de natures diverses, et un baromètre invisible évalue très vite le succès ou l'échec d'une intervention, fondant ou modifiant une réputation. Au temps où les débats étaient enregistrés et publiés, ils étaient le terrain de subtils rapports de forces, et certaines interventions étaient l'occasion d'afficher une hiérarchie. Cet aspect s'est considérablement amoindri lorsque les enregistrements ont cessé.
Par ailleurs, beaucoup plus que dans les autres colloques, les bénéfices intellectuels et professionnels sont liés à l'aspect amical que peuvent y prendre les relations. On y lie aisément connaissance, on y trouve des adresses, on y tisse des liens qui peuvent être à la fois intellectuels, professionnels et amicaux. Et combien d'invitations pour des conférences, pour d'autres colloques, pour des soutenances de thèses, etc., ont été le fruit de rencontres à Cerisy où pouvaient se conjuguer l'estime intellectuelle et l'estime personnelle.Je pourrais en multiplier les exemples personnels. Pour prendre un des derniers en date, la connaissance que j'ai faite de Regina Campos, au colloque sur "L'écriture d'André Gide" en août 1996 que j'ai dirigé, a abouti à une invitation pour un séjour de sept semaines au Brésil en août dernier où j'ai donné un cours de doctorat et des conférences. Je m'abstiendrai de nommer d'autres exemples de collègues qui ne se sont jamais vraiment relevés d'une communication manquée et mal accueillie. En tous cas, à mes yeux, plusieurs s'y sont durablement disqualifiés.
Le choix d'un colloque de Cerisy peut obéir à des raisons multiples. Parfois, l'occasion de rencontres amicales peut être déterminante. Il peut être une occasion de se retrouver et de vivre ensemble une aventure de l'esprit. Et de façon plus générale, Cerisy reste un important lieu de rencontres et d'échanges, parfois éphémères, mais qui peuvent être durables et jalonner toute une vie.
2. Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d'autres manifestations...?
D'abord, pour l'organisateur du colloque, Cerisy est un endroit idéal. Une fois que le principe d'un colloque est accepté et approuvé, le travail de préparation est facilité et balisé par des règles propres à la maison. Ces règles sont a priori commodes pour l'organisateur, puisque d'une part, il peut les accommoder dans une certaine mesure (en obtenant un financement spécifique par exemple, en allégeant ou chargeant le dispositif, ou en aménageant les horaires et le programme), et d'autre part, il peut se retrancher derrière elles pour laisser ses conférenciers se débrouiller pour des financements complémentaires. Or, le prestige de Cerisy reste tel que, la plupart du temps, les conférenciers acceptent de venir sans que le financement intégral du voyage et du séjour soit assuré, comme c'est généralement le cas pour les autres colloques auxquels je participe.
L'inconvénient, cependant, lorsque ne sont pris en charge qu'une ou deux journées du séjour, ce sont les apparitions furtives et éphémères de conférenciers qui viennent faire leur petit tour un ou deux jours, sans se préoccuper de ce qui s'est dit avant eux et de ce qui se dira après, ce qui va à l'encontre des traditions et de l'esprit des colloques de Cerisy.
Ce qui est commode surtout, c'est qu'il n'y a pas lieu de se préoccuper du logement et des repas, de l'accueil en général, et qu'en principe chacun est heureux d'une petite retraite dans ce beau coin de Normandie.
Plus généralement, je dirais que Cerisy reste pour moi un lieu tout à fait à part dans le petit monde des colloques, et qui garde sa magie. Qualité de l'accueil (et je rends hommage à toutes celles et tous ceux qui y contribuent), beauté des lieux et charme de l'environnement, impression de s'y retirer sur une "île merveilleuse", pour reprendre le titre d'un de nos colloques de naguère, à l'écart du monde. Chacun s'y sent libre, tout en étant servi, peut profiter des ressources du château, de sa bibliothèque et de ses précieuses collections, de son piano, de ses possibilités de promenades et de baignades, de ping-pong ou de danse. En marge des communications et des tables rondes, il y a tout le reste, qui fait que ces lieux sont aussi un centre fort agréable de vacances. Je me souviens qu'en 1974, un méchant pseudo reportage sur Cerisy avait essayé de stigmatiser et de disqualifier "les intellectuels en chaises longues". C'était prendre par le petit bout de la lorgnette et de façon polémique ce qui fait pourtant un des attraits de ses colloques: permettre des débats intellectuels ou d'amicaux échanges en chaises longues, autour d'une tasse de café, ou en se retirant dans la serre du jardin.

Fabienne GOUX-BAUDIMENT
"Prospective d’un siècle à l’autre (2) : du savoir des experts à l’intelligence collective", 2000 (Expertise, débat public : vers une intelligence collective, éditions de l'Aube, 2001)

1. Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Dans ma vie intellectuelle, Cerisy a représenté un des lieux très rares au sein desquels il est possible d’échanger aussi bien avec des pairs qu’avec des personnalités rarement accessibles. C’est un lieu de réflexions communes, d’échanges et, en même temps, de suffisamment de tranquillité et de solitude choisies pour pouvoir s’adonner à des réflexions que le rythme quotidien nous interdit. Sur le plan amical, c’est un lieu où l’on peut transformer des affinités professionnelles en réelles relations personnelles de qualité. J’y ai tissé des amitiés, soit à partir de nouvelles rencontres, soit sur la base d’une connaissance qui existait déjà mais n’avait jamais pu donner occasion à approfondissement.
2. Combien de fois êtes-vous venu à Cerisy, à quel âge, à quel titre ?
Je suis venue deux fois à Cerisy, à 39 ans et 40 ans, en tant qu’intervenant, animateur et auditeur.
3. Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations auxquelles éventuellement vous avez pris ou prenez part ?
Le principal avantage est le fait de pouvoir être réunis ensemble sur une durée assez longue et de partager un temps qui est à la fois du temps personnel, du temps professionnel et du temps relationnel. Un autre avantage réside dans la localisation du centre qui ne donne pas lieu à s’échapper et permet une réelle concentration, sans subir les inconvénients de la promiscuité.
Autre avantage par rapport à d’autres manifestations, le centre n’est ni un hôtel ni un autre lieu impersonnel. Il y a une ambiance sinon familiale, du moins relationnelle qui facilite les échanges et crée une atmosphère de sympathie spontanée.
Faiblesses :
· un rythme trop intense de travail et, en même temps, insuffisamment de temps consacré à un travail collectif hors des règles classiques ;
· pas assez d’innovation dans les modalités de travail en commun alors que c’est quelque chose qui pourrait être fait : par exemple, il serait intéressant de voir quelles étaient les modalités de fonctionnement de la Fondation  Nicolas Ledoux lors de son âge d’or.
4. Avez-vous perçu des modifications au fil du temps dans l’organisation et dans l’atmosphère des rencontres ? Si oui, lesquelles ?
Ma présence a Cerisy est trop récente pour que je puisse évaluer si des modifications ont eu lieu sur le plan des rencontres, de l’organisation.

Thierry GROENSTEEN
"Bande dessinée, récit et modernité", 1987 (Éditions Futuropolis, Centre national de la Bande Dessinée et de l'Image, 1988)
"La transécriture (pour une théorie de l'adaptation)", 1993 (Éditions Nota Bene, Centre national de la Bande Dessinée et de l'Image, 1998)

Mes années Cerisy

Pendant une dizaine d’années (de 1984, je crois, à 1993), Cerisy a stimulé et fécondé ma vie intellectuelle, élargi mes connaissances et permis des rencontres déterminantes. J’y suis d’abord venu en simple auditeur, à trois ou quatre reprises, par intérêt pour les sujets traités, et sur les encouragements de mon ami Benoît Peeters, déjà familier des lieux. Le colloque Perec m’a permis de rencontrer, en la personne de son organisateur, Bernard Magné, le futur directeur de la thèse que je soutiendrais en 1996.
Avec Benoît Peeters, Jan Baetens et Marc Avelot participaient aux séminaires de Jean Ricardou sur la Textique. Ils fondèrent ensemble une maison d’édition, Les Impressions nouvelles, dont l’une des publications marquantes fut, en 1986, le “ roman visuel ” de Martin Vaughn-James, La Cage. Quand je dirigeai, l’année suivante, le colloque Bande dessinée, récit et modernité, il y fut beaucoup question de cette œuvre novatrice et fascinante. Après quelques années de mise en sommeil, les Impressions nouvelles ont repris leurs activité, et procéderont à une remise en vente de La Cage au printemps 2002. Pour l’occasion paraîtra aussi, à leur enseigne, une étude de mon cru intitulée La Construction de ‘la Cage’. Les anciens amis de Cerisy deviendront ainsi mes éditeurs.
Je reste très reconnaissant envers la direction du Centre culturel international d’avoir retenu ma proposition de colloque sur la bande dessinée, sujet généralement considéré comme peu académique, et faiblement légitimé du point de vue culturel. Ce colloque fut fondateur à plus d’un titre, pas seulement pour moi. Du point de vue théorique, d’abord. Le concept de “multicadre”, proposé par Henri Van Lier pour qualifier le compartimentage de l’espace de la page propre à la bande dessinée, est passé dans le vocabulaire de tous les spécialistes. Et mes propres propositions sur la triade suite/série/séquence allaient, quelques années plus tard, tenir une place essentielle dans mon Système de la bande dessinée (PUF, 1999).
C’est à l’occasion de ce colloque que se rencontrèrent Jean-Christophe Menu et Lewis Trondheim, tous deux dessinateurs à l’aube de leur carrière, qui non seulement ont fait leur chemin depuis mais ont surtout été parmi les six fondateurs d’une maison d’édition qui allait profondément bouleverser le paysage éditorial du “ Neuvième Art ”, L’Association. En outre, l’atelier que je proposai alors sur l’application à la bande dessinée des principes et méthodes de l’Oulipo allait déboucher, en 1993, sur la création officielle de l’Oubapo, l’ouvroir de bande dessinée potentielle, où se retrouveraient notamment Menu, Trondheim et votre serviteur.
Le colloque de 1987 me permit aussi de nouer ou de consolider des amitiés en Belgique, en France, en Espagne et au Québec, et de rencontrer pour la première fois certains des correspondants étrangers de la revue dont j’étais alors le rédacteur en chef, Les Cahiers de la bande dessinée.
Quant aux Actes, publiés l’année suivante par Futuropolis, ils bénéficièrent d’une aide du Centre national de la bande dessinée et de l’image (CNBDI, à Angoulême), alors au stade de la préfiguration et dont ce fut l’un des premiers gestes publics. Ce même CNBDI allait être mon employeur de septembre 1988 à mars 2001 et, désinhibé par mon expérience cerysienne, je devais y organiser une demi-douzaine de colloques internationaux.
En 1993, je dirigeai mon second colloque à Cerisy, en tandem avec André Gaudreault, sur le thème de la Transécriture, ou, si l’on préfère, de l’adaptation. Des ennuis personnels ne me permirent pas de tenir complètement ma place dans l’animation de cette rencontre, mais je tiens à dire ici que je puisai dans l’amitié dont m’entourèrent plusieurs participants un vrai réconfort. À lui seul, ce colloque illustrait parfaitement ce qui m’a toujours semblé être l’un des principaux atouts de Cerisy : le brassage de personnages venus d’horizons divers et le croisement des savoirs. On y parla cinéma, littérature, théâtre, bande dessinée et même clip vidéo, dans un rare esprit de convivialité et, si l’on me passe l’expression, d’œcuménisme scientifique.
Naturellement, tout cela ne serait rien sans les promenades dans le bocage, les escapades au casino de Coutainville, les soirées au grenier et l’omelette norvégienne du dernier soir.

Suzanne GUELLOUZ
"Entre baroque et lumières : Saint-Evremond (1614-1703)", 1998 (Presses Universitaires de Caen, 2000)

Je connais Cerisy depuis longtemps. Je serais tenté de dire : depuis toujours. Comme beaucoup d'enseignants-chercheurs de ma génération - celle qui a débuté dans l'enseignement supérieur en 1965 - j'ai en effet trouvé le plus grand intérêt aux publications qui émanaient de ces rencontres normandes, notamment dans les années 60-70 où se mettaient en place de nouvelles et exaltantes problématiques. Mais, pour des raisons géographiques et familiales (enfants en bas âge), la contact restait indirect. C'est pourquoi je me suis particulièrement réjouie, une fois que j'ai été élue à Caen, de la mise en place d'un lien institutionnel entre le Centre et notre université.
Car, s'il a joué un rôle important, qu'il sera facile d'apprécier historiquement, ce lieu peut et doit encore rester un des phares de la vie culturelle française et internationale. Les colloques auxquels j'ai participé, soit en présentant une communication soit en en assurant l'organisation, m'ont confirmé dans l'idée que le cadre - la dix-septiémiste que je suis n'est évidemment pas indifférente à cet aspect des choses - et l'esprit qu'y font régner les dignes filles d'Anne Heurgon-Desjardins et leurs proches rendent cette vocation au double sens du terme nécessaire.
Puisse(nt) le(s) ministère(s) concerné(s) prendre conscience des enjeux intellectuels qui sont ici en cause et, par des subventions, aider les responsables de cette admirable entreprise à corriger à la baisse - ou du moins à ne pas augmenter - des prix de pension qui peuvent être dissuasifs pour les jeunes collègues qui prendront la relève dans le domaine de la recherche.

Louis GUIEYSSE
"Crise de l'urbain futur de la ville I", 1985 (Métamorphoses de la Ville, Economica 1987)

Le 6 février 2002
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
1) Cerisy a été pour moi un lieu d’approfondissement et d’élaboration de conclusions pour le séminaire Crise de l’Urbain - Futur de la Ville qui y a tenu plusieurs de ses colloques, couronnant chaque deux ans environ les séances de travail mensuelles. Ces colloques furent l’occasion de rencontres élargies à de nouveaux participants : universitaires français et étrangers de renom, personnalités de l’administration ainsi que dirigeants et cadres supérieurs de la RATP. Ils furent aussi un lieu de diffusion des enseignements du séminaire, dont ils furent à tous égard des temps forts. Cerisy se prêtait parfaitement, par son cadre et par sa tradition à l’organisation de séminaires université-entreprise de ce genre.
2) J’ai également participé à 2 colloques de la série  Prospective qui furent pour moi à la fois une suite et un appui de l’activité de la section Prospective du CESR, notamment pour ses travaux sur la gouvernance.
3) Enfin, j’ai participé avec beaucoup d’intérêt et de plaisir à 2 ou 3 colloques hors de mon champ d’intérêt professionnel, notamment, au colloque sur Frédéric II, et au colloque sur l’art roman en Normandie.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy ?
- Le cadre en est très sympathique, il m’est devenu familier, ainsi que certains habitués du lieu ;
- L’accueil est à la fois convivial et raffiné, l’ambiance très détendue et néanmoins intellectuellement stimulante ;
- Tout cela est favorable à d'excellents échanges, de style différent selon les thèmes traités et les organisateurs de chaque colloque ;
- Inconvénients : je ne trouve guère de défauts, je mentionnerai cependant l’inconvénient de l’éloignement et de la durée du voyage (inconvénient qu’on peut aisément surmonter) et aussi celui du climat du Cotentin : je n’ai heureusement pas trop eu à m’en plaindre, ayant eu la chance, pour la plupart de mes séjours, de bénéficier d’un temps exceptionnellement beau !
J’ajoute que la richesse des programmes est génératrice de remords de n’avoir pu participer à tant de réunions intéressantes ? il semble bien, notamment, que les sessions de 2001 avaient été particulièrement riches dans sa diversité. On ne peut souhaiter que Cerisy continue à proposer une telle palette de colloques...

Lauric GUILLAUD
"Les détectives de l'étrange  (quête et enquête)", 1999
"Atlantides Imaginaires", 2002

J'ai assisté à plusieurs colloques à Cerisy, ces dix dernières années. J'ai bien sûr privilégié les thèmes qui étaient les plus proches de ma recherche (fantastique et science-fiction). Invité d'abord par Jean-Pierre Picot, j'ai découvert un cadre de travail exceptionnel, une sorte d'abbaye de Thélème échappant au bruit et à la fureur du monde contemporain. Comme beaucoup de collègues, j'ai apprécié un rapport au temps différent qui préservait la liberté de parole et d'écoute. Sur le plan intellectuel, les rencontres ont été enrichissantes et stimulantes. C'est tout naturellement que je suis passé du rôle de participant à celui de directeur de colloque Les détectives de l'étrange, grâce aux conseils avisés de Jean-Pierre Picot. Certes, l'organisation requiert beaucoup de travail et de disponibilité, mais le résultat est satisfaisant quand les participants quittent Cerisy, conscients d'avoir contribué individuellement et collectivement à faire progresser la recherche sur un thème spécifique. Il est évident que la publication des actes est le point d'orgue d'un long processus, qui matérialise la somme des efforts déployés par les directeurs et les participants du colloque. Sur le plan professionnel, le prestige de Cerisy est encore intact, même si nombre d'universitaires en parlent aujourd'hui au passé. Je vois surtout un atout, rare de nos jours, consistant à réunir des conférenciers issus d'horizons divers. A Cerisy, la pluridisciplinarité n'est pas un vain mot, et les cloisonnements académiques ou idéologiques sont temporairement oubliés, le temps d'un colloque. Les rencontres ne sont pas seulement intellectuelles, ou plutôt, les liens intellectuels débouchent souvent sur des relations amicales durables. Cette qualité humaine est, je pense, essentiellement due à l'insularité du château de Cerisy-la-Salle, îlot de salubrité et de sérénité dans un océan de confusion. Que les organisateurs en soient remerciés !
J'ai assisté à de nombreux colloques ou séminaires, en France et à l'étranger. La gestion du temps "à l'américaine" fait que le temps de parole et de discussion se réduit comme peau de chagrin (parfois dix minutes...). La plupart des manifestations de ce type ne dépassent pas deux ou trois jours. L'organisation des repas et des hébergements n'est pas toujours à la hauteur. Sur ces divers plans, le site de Cerisy est incomparable, si l'on ajoute l'esthétique des lieux et le sentiment de dépaysement. Le problème qui semble se poser est toutefois celle du temps et de l'argent. Beaucoup d'universitaires sont réticents à l'idée de passer une semaine, voire dix jours, de leur temps de vacances à Cerisy. Pourquoi ne pas le dire, les tarifs de Cerisy sont très souvent dissuasifs, surtout pour les jeunes collègues et pour les nouveaux arrivants. Beaucoup ne comprennent pas qu'il faille payer...pour travailler. Je comprends évidemment ce type de critiques, même si je m'étonne que les collègues les mieux lotis professionnellement soient parfois les plus prompts à dénoncer des tarifs qu'ils jugent disproportionnés aux services offerts. Cerisy n'échappe pas au matérialisme sordide... en dépit de sa situation insulaire. Puisse cet îlot résister aussi longtemps que possible à l'entropie.

Jacques HAMEL
"Horizon de l'anthropologie et trajets de Maurice Godelier", 1996 (La production du social : autour de Maurice Godelier, éditions Fayard, 1999)

L'anthropologie à la campagne

17 janvier 2002
Jeune étudiant, j’ai appris l’existence des rencontres annuelles de Cerisy à travers la lecture des actes du Colloque sur les Théories de la complexité publiés peu après la tenue de celui-ci au château de Cerisy-la-Salle. Isolé dans un coin de la bibliothèque de l’université, je vivais en imagination ces échanges intellectuels de haut vol, tenus à l’ombre d’un château, qui avaient tout pour plaire au Nord-Américain que je suis. Dès ce moment, je me suis juré de m’y rendre.Toutefois, mon statut d’étudiant au maigre revenu limité par le montant des bourses d’étude a plus d’une fois mis un frein à mon désir de traverser l’Atlantique jusqu’aux côtes de Normandie. Longtemps, c’est de loin que j’ai suivi les activités du Centre culturel international, soigneusement rapportées dans les actes des colloques que je me faisais un plaisir de parcourir, sans me préoccuper, à vrai dire, des thèmes en vedette.
Ces pages me transportaient dans le feu des débats, en compagnie d’interlocuteurs à qui je vouais souvent une fervente admiration et avec qui je m’imaginais discuter d’égal à égal, dans un cadre enchanteur, si l’on en juge par les photographies. Or, le temps s’écoulait et je devais continuellement repousser à plus tard mon séjour réel à Cerisy. Ce report contribuait à amplifier dans mon esprit la beauté du lieu et le caractère exceptionnel des rencontres qui naîtraient de cette visite.
Professeur à l’université et, au fil d’une correspondance soutenue et de l’amitié liée avec Maurice Godelier, je formai bientôt le projet d’organiser un colloque en l’honneur de ce dernier. Je pourrais enfin le remercier d’avoir pu puiser dans son œuvre les idées et les concepts propres à expliquer le Québec, devenu mon objet d’étude et le terrain d’exercice de mon métier de sociologue. La rencontre devait être une manière de manifester ma reconnaissance en même temps que l’occasion de faire le point, sans concessions ni intentions dithyrambiques, sur trente-cinq ans d’une carrière durant laquelle Maurice Godelier s’est consacré à presque toutes les grandes questions débattues en anthropologie.Les choses vont dès lors très vite.  Le 19 juin 1996, au lendemain de mes quarante ans, me voilà en compagnie de Philippe Descola et Pierre Lemonnier sur le quai de la gare d’Austerlitz, en direction de Carantilly, à la veille d’ouvrir le colloque placé sous notre responsabilité. À bord du train, je retrouve avec plaisir les collègues qui me sont devenus familiers et je découvre le visage des interlocuteurs avec qui j’avais correspondu depuis des mois afin de les amener à participer à l’événement. Sous un soleil radieux, la campagne de Normandie s’anime au gré de la vivante description qu’en fait Jacques Peyrou chargé de nous amener à bon port. L’image du château correspond exactement à celle qui avait fleuri en moi sur fond de mes lectures antérieures.
Du 20 au 27 juin 1996, se déroule le colloque Horizon de l’anthropologie et trajets de Maurice Godelier. Sept jours d’exposés et d’échanges si animés qu’ils se poursuivaient tard dans la nuit et bouleversaient souvent l’horaire carillonné des repas et des pauses.
Les années ont passé, mais elles reviennent souvent me rappeler l’impact de ce colloque sur ma vie professionnelle et même personnelle. J’y ai d’abord trouvé ample matière à des réflexions qui se sont poursuivies longtemps après. Je lui dois ces éclairages nouveaux qui ont fait bifurquer mes propres recherches vers des avenues insoupçonnées. Les échanges au cours des séances de travail, ou pendant les interruptions pour le café pris au jardin, se sont mués en collaboration et en amitié qui durent encore aujourd’hui.
Séparé de cette oasis de réflexion par l’océan et accablé par l’accroissement de mes charges à l’université, il m’a été impossible, à mon grand regret, d’y retourner.Je suis toutefois resté fidèle à la lecture des actes de colloques, parution après parution. Je m’y consacre avec un intérêt aujourd’hui largement soutenu par le souvenir de mon séjour au château. Il m’est difficile de lire ces savants exposés sans entendre la cloche qui rythmait les activités, ou les voix qui, dans la bibliothèque, se faisaient les interprètes de visions offertes en partage, ou encore les mots d’esprit et les rires surgis au hasard des délicieuses rencontres dans ce décor idyllique.
L’œuvre d’Anne Heurgon-Desjardins, lancée voilà cinquante ans, mérite plus que jamais d’être poursuivie. À l’heure de l’« économie du savoir » au nom de laquelle le commerce des connaissances scientifiques et de la culture se pratique dans des hôtels sans âme, plantés au long d’autoroutes bruyantes, les colloques de Cerisy, en revanche, conservent le charme suranné des échanges au coin du feu émanant de savants, d’intellectuels, de philosophes ou d’artistes et enrichissant les rayons des bibliothèques d’une somme de savoirs que des générations de chercheurs et d’amateurs peuvent et pourront dans l’avenir exploiter au profit de leurs réflexions et de leur pensée.
Dans cette perspective, les colloques de Cerisy-la-Salle font contrepoids à l’anonymat des forums électroniques et, souvent, à la banalité des connaissances qui circulent sur Internet en défiant le temps et l’espace. Ils témoignent à leur façon moins de l’ « exception culturelle » que de la diversité de la culture ouverte aux divers moyens de la produire et de la diffuser.
Dans cet ordre d’idées, le défi des animateurs de Cerisy est, sans conteste, d’affirmer, à l’égard des jeunes générations, la pertinence sinon la nécessité de rencontres face à face et de débats sur le vif en s’appuyant sur une tradition aujourd’hui cinquantenaire, et qu'Edith Heurgon et Catherine Peyrou sauront longtemps encore préserver et enrichir.

Claude HERZFELD
"Mystères d'Alain-Fournier", 1996 (Éditions Nizet, 1999)

Dix ans déjà

Je n’ai jamais appartenu au personnel statutaire de l’Enseignement supérieur, mais, associé à la recherche du Centre d’Études en Littérature et Linguistique de l’Université d’Angers par son Directeur, Georges Cesbron, il m’a été donné de rencontrer d’éminents universitaires parmi lesquels Yves-Alain Favre qui partageait mon admiration pour l’œuvre de Fromentin, d’Alain-Fournier et des poètes de l’École de Rochefort. Avec Robert Baudry, il m’invita à participer au colloque La problématique du merveilleux, organisé, à Cerisy, par le CERMEIL où je fis la connaissance de Claude Letellier et de Jean-Pierre Picot. Je cite les noms de personnes qui, grâce à Cerisy, sont devenus des amis.
Introduit à Cerisy à l’âge de 59 ans, ma vie professionnelle n’en fut pas bouleversée. D’ailleurs, le CERMEIL - ce fut sa force, mais aussi sa faiblesse - ne rencontrait jamais les intérêts de carrière que certains pensaient y trouver. Les centres d’intérêt des colloques de Cerisy rejoignaient ceux qui étaient les miens à Angers. On peut donc dire que le Centre culturel international a joué un rôle important dans ma vie intellectuelle. C’est ainsi que j’ai pu rencontrer, en plus des étudiants qui suivaient les séminaires de l’UFR de Lettres, à Angers, des chercheurs qui pensaient, comme moi, qu’il fallait, à une époque où le merveilleux n’était pas encore “établi”, prendre la mesure d’un domaine littéraire plus vaste qu’on ne le présuppose (cf. Mircea Éliade) et qui ne se cantonne ni dans un genre ni à une époque. J’ai été amené à approfondir ma réflexion quant à L’Ile des merveilles ou à l’étendre, du Graal celtique, iranien et germaniqueaux tentatives de récupération entreprises par les nazis. Un colloque thématique comme Merveilleux et surréalisme m’a permis de parler, à travers le mythe d’Orphée, de notre Angevin, Julien Gracq. Jean Marigny, lui non plus, n’a pas hésité à me convier aux colloques qu’il a organisés à Cerisy alors que ma production - l’”éditoriale”, tout du moins - en matière de fantastique est plutôt mince. Que de belles occasions d’éprouver la chaude amitié des participants !
Spécificités de Cerisy : l’”être-ensemble” pendant plusieurs jours, la “vie de château”, permet à des liens de se nouer entre des gens qui ne se connaissaient pas - il ne s’agissait pas d’un congrès de spécialistes - , ce que nous avons souligné, Alain Buisine et moi-même dans le compte rendu du seul colloque co-dirigé par votre serviteur, ce qui est bien peu pour en dire davantage. Merci de m’avoir donné l’occasion de faire le point.

Jean-Louis JACOB
"Louis Guilloux et les écrivains antifascistes", 1984 (Éditions Calligrammes, 1986)

Paris, le 14 mai 2002
Bien chère Edith,
Pardonnez-moi, en émissaire, de vous répondre si tard. L'affaire est d'importance, et requérait une réflexion des plus mûres : tel, en tous cas, est le seul et misérable prétexte que je me trouve. En un mot comme en cent, je bats une maxime coulpe : ne m'en veuillez point trop...
Cela dit, qu'est-ce, à mes yeux, que Cerisy ? Athènes, aux temps de Socrate, de Platon, d'Aristote et de quelques autres ; Paris à l'âge des Lumières ; Weimar aux époques de Liszt et de Goethe ; Vienne à l'ère du XXème siècle : en somme, un lieu privilégié de connaissance (au sens que Valéry assignait à ce lieu équivoque), de savoir et de pensée. Les idées y naissent et y croissent, les dialectiques s'y déploient, les jugements y pèsent, tant dans l'ambiance studieuse de la bibliothèque qu'à la faveur de ces longs cheminements, cachés ou enjoués - ou les deux à la fois - dans le parc honoré d'aubier multiséculaire : tout ce dont même l'Alltenburg de Malraux ne donne qu'une image quelque peu affadie. Si Cerisy n'existait pas, le monde de la culture me paraîtrait boiteux, bancal, en tout cas imparfait.
Souffrez ici, chère Edith, que j'insiste : le monde, oui, dans toute son étendue. Vous rappellerai-je (mais en est-il besoin ?) qu'aux colloques dont je fis figuraient des participants venus non seulement de Grande-Bretagne, d'Allemagne, des Pays-Bas, d'Italie, de Suisse, du Danemark et de Norvège, mais aussi des Etats-Unis, du Japon et d'Australie ? Risquons une boutade hardie, mais point hasardeuse : le monde entier est venu, vient ou viendra à Cerisy. De surcroît, pour le monde entier, Cerisy est aussi (surtout ?), pour évoquer un tableau célèbre, le rendez-vous des amis (en 1981, le temps d'une illustre décade, le regretté Donatieu Alphonse François, comme dans le tableau lui-même, fut l'un deux). Au reste, tous les amis que j'ai connu - et conservés - depuis vingt ans et plus me sont venus directement ou indirectement, de Cerisy : c'est vous dire la place que Cerisy occupe dans mon univers affectif.
Si, enfin, je puis oser une évocation plus personnelle encore, je demeure et demeurerais toujours intensément ému de l'accueil que j'y reçu lorsque, en 1992, je reviens à vous après avoir perdu Claudine, à la faveur de deux colloques successifs, l'un consacré à Jacques Derrida, l'autre, dirigé par notre grande amie Anne, à la relation de la psychanalyse et de l'ethnologie. Chacun de vous-mêmes et de toutes celles et ceux qui vous entourent, sans distinctions de fonction, s'y montre alors merveilleux d'attention, de chaleur et même d'affection. Cela, ma très chère amie, soyez-en persuadée : je ne l'oublierai jamais.
Si vous ne l'aviez déjà deviné, vous saurez maintenant que Cerisy est un des lieux que me sont les plus chers au monde. Certes, je compte bien vous en assurer cet été de vive voix.

Isaac JOSEPH
"Lectures d'Erving Goffman en France", 1987 (Le Parler frais d'Erving Goffman , éditions de Minuit, 1989)
"Le Management public réinventation ou remise en ordre ?", 1992 (Le service public ? La voie moderne, éditions l'Harmattan, 1995)
"Espaces publics : esthétiques de la démocratie", 1993 (Prendre place : espace public et culture dramatique, éditions Recherches, Plan Urbain, 1995)
"Vivre la ville demain : Quels enjeux ? Quels partenaires ?", 1996 (Entreprendre la ville, éditions de l'Aube, 1997)
"Cultures civiques et Démocraties urbaines", 1999 (L'Héritage du pragmatisme, éditions de l'Aube, 2000)

J'ai eu le plaisir d'organiser par trois fois des colloques à Cerisy : en 1987, 1993 et 1999 et je garde un souvenir vif et dense de chacune de ces rencontres : le sentiment d'abord d'avoir été secondé, matériellement et intellectuellement, par une équipe attentive, d'avoir été alerté et prévenu, pendant la préparation, des problèmes à venir et des manières de les résoudre, d'être introduit dès l'arrivée dans un lieu de mémoire par la soirée d'accueil, d'être écouté non seulement pour ce qui touche aux problèmes d'organisation et de planning, mais sur le fond, c'est-à-dire sur le sens de la rencontre et sur la qualité des interventions.
L'équipe d'accueil à Cerisy, celle qu'on va trouver au secrétariat attenant à la bibliothèque, fonctionne comme une chambre d'écho, discrète et amicale. C'est là qu'on trouve la liste des participants et les ouvrages qu'ils ont publiés, le grand cahier où ceux qui viennent de quitter les lieux ont signé leurs impressions. Dans la bibliothèque qui sert de salle de conférences, il y a en bonne place le fauteuil d'Edith et, souvent, la présence de Maurice de Gandillac. Ce sentiment de continuité, de service continu dirait-on ailleurs, est sans doute pour beaucoup dans la chaleur et le sérieux des rencontres. Quelles que soient les velléités des uns et des autres pour s'ébrouer et surmonter le cérémonial des colloques - la salle de ping-pong et la salle de bal au sous-sol y suppléent - l'efficacité matérielle, écologique, du cadre et des rythmes imposés triomphe. Certes, on plaisante à table avec Catherine de Gandillac ou dans les couloirs avec Philippe Kister, mais on ne plaisante pas avec le "cadre participatif" du lieu, son caractère discrètement imposant: ici chacun est tenu.
Je n'oublierai sans doute pas ma terrifiante intimidation lorsque je préparais le colloque Goffman de 1987. Je connaissais Cerisy pour y avoir été invité en 1985 au colloque Crise de l'Urbain/ Futur de la ville, mais je passais cette fois aux commandes des opérations avec mes amis Jacques Cosnier et Robert Castel. L'enjeu de ce colloque était énorme pour nous et surtout pour moi. On se tromperait pourtant à ne voir dans la machine de Cerisy qu'un dispositif de reconnaissance institutionnelle. Une semaine à Cerisy, c'est comme un séjour dans une île déserte. C'est un recommencement et une explosion d'apartés improbables ailleurs. Certes, l'effet de club ou d'enclave pèse parfois, accentué par les nouvelles du monde qui parviennent quand même et accentuent le sentiment d'impuissance d'une communauté qui trouve le temps de se rassembler et de s'écarter de l'actualité. C'était le sentiment diffus lors du colloque de 93 sur les espaces publicsoù nous parvenaient les nouvelles insupportables de la guerre aux civils dans l'ex-Yougoslavie. Parfois au contraire, à la faveur d'un printemps lumineux et d'une fin d'année académique, on partage l'excitation d'un moment de simple amitié intellectuelle. La sédentarité est alors une ressource, une condition de la mobilisation, une manière de prendre le temps de "faire la ligne", aurait dit Deleuze.
Ce qu'a réussi incontestablement l'équipe de Cerisy  depuis cinquante ans, c'est de construire la continuité d'un devoir de présence à la scène intellectuelle, au-delà des modes qui l'ont traversée et de la diversité des champs qui la constituent. En ritualisant les sociabilités du milieu, en leur imposant un cadre chaleureux et exigeant, elle a contribué à faire la chasse aux superficialités galantes et aux querelles mondaines. Elle a réussi à unir les qualités propres à une maison - l'hospitalité d'une famille d'accueil ou les émotions d'une affiliation - et celles d'un espace public de débat où on prend le temps de rendre visite, de fréquenter, pour un moment, le goût des autres.

Henri JUSTIN
"Edgar Poe, entre nomadisme et enracinement", 1998

Cerisy et moi

5 janvier 2002
Cerisy a longtemps été pour moi un nom sur la couverture d’actes de colloques publiés par Christian Bourgois. De mon côté, je prenais lentement ma place dans le petit monde des spécialistes d’Edgar Allan Poe. C’est ainsi que j’ai été contacté par les “ fantastiqueurs ” de littérature comparée, et plus spécifiquement par Jean-Pierre Picot, pour contribuer à l’organisation du colloque “ Poe ” de 1998. Pour me familiariser avec Cerisy, j’ai donc suivi, en 97, ma première décade : la découverte de ce lieu a été un grand bonheur. J’y trouvais conjugués la nature et les livres, les livres et la camaraderie, la camaraderie et la nature : les près, la plage... et cette ambiance de colonie de vacances dont j’avais, quant à moi, de bons souvenirs d’enfant. Autant dire le paradis...
Je venais aussi, en cet été 97, de “ faire valoir mes droits à la retraite ” avec l’intention de poursuivre mes activités de recherche. C’est dire combien Cerisy m’offrait à point nommé une ouverture sur une nouvelle communauté de collègues et d’amis. J’y reste fidèle, chaque été m’offrant des rencontres nouvelles. Une des retombées de la décade “ Poe ”, où était venu le chercheur américain G..J. Kennedy, alors président de la Poe Studies Association, a été la participation de trois d’entre nous à un autre colloque “ Poe ”, à Richmond, Virginie, en octobre 99.
Mon travail s’appuie aujourd’hui sur la communauté angliciste de l’université française, sur la communauté des “ Poe studies ” américaines, sur tel ou tel éditeur - et sur Cerisy. La formule devra continuer à évoluer, mais les possibilités offertes sont uniques, à ma connaissance, et suscitent chaque été de petits miracles. Il faut souhaiter que cette conjugaison d’une famille, d’un lieu et d’une “ association des amis ” dure encore très longtemps.

Jean-Louis LE MOIGNE
"Arguments pour une méthode (autour d'Edgar Morin)", 1986 (Éditions du Seuil, 1990)

Six séjours parfois brefs, en vingt ans ! C'est si peu, alors que Cerisy a accueilli plus de trois cents colloques pendant ces années. Je n'ose ce modeste témoignage que pour exprimer admiration et amitié à Edith Heurgon. Sa passion pour s'engager et nous engager dans l'aventure de Cerisy ne nous a t-elle pas tous aidé à retrouver passion pour l'aventure de la connaissance ? Une aventure follement audacieuse, qui voudrait ne plus séparer culture scientifique et culture tout court. Je me souviens d'avoir conclu mon premier exposé à Cerisy, en juin 1978, par ces mots de Th. Dobzhansky : “ En changeant ce qu'il connaît du monde, l'homme change le monde qu'il connaît ; en changeant ainsi le monde dans lequel il vit, l'homme se change lui-même ". Cerisy ne participe-t-il pas de cette étrange et fascinante aventure de la connaissance, " aventure extraordinaire, dans laquelle le genre humain … s'est engagé, allant je ne sais où, (ajoutait P. Valéry) " ?
Ne dois je pas reconnaître ma chance, en me souvenant que je fus associé à une des premières tentatives d'Edith Heurgon voulant ouvrir pragmatiquement Cerisy aux “deux cultures" ? Organiser, en 1978, un colloque sur l'avenir de la Recherche Opérationnelle à Cerisy, n'était ce pas une bien aventureuse entreprise ? A l'époque, je n'en avais, nullement conscience avant d'arriver à Cerisy pour la première fois. Sur place, l'esprit du lieu, cent fois évoqué par tous ceux qui y furent, me fit prendre conscience du caractère insolite de ce thème d'apparence techno-scientifico-moderniste dans ce lieu imprégné des images des héros de Pontigny. Il fallait un réel courage pour oser associer symboliquement Gide et Valéry aux besogneux techno scientistes des nouveaux temps modernes. C'est de ce courage dont je veux témoigner.
Je confesse que je garde pourtant un souvenir à la fois mélancolique et fortifiant de ce premier colloque. J'y fus en effet exposé, à l'improviste, à une attaque ad hominem blessante tant dans la forme que dans le fond, à laquelle je ne pus guère répondre, d'un mandarin intolérant et arrogant, que je n'avais jamais rencontré auparavant et qui n'était pas même venu écouter et éventuellement discuter mon exposé. C'était la première fois que je me trouvais ainsi agressé par un (puis des) interlocuteurs qui ne voulaient pas écouter les arguments que je leur proposais. Il ne s'agissait pourtant que de tenter de raisonner correctement sur la légitimité épistémologique des connaissances produites et alors enseignées par cette curieuse discipline scientifique appelée RO. Souvenir de cette ambiance peu cerisyenne je crois, où, à la sortie de la séance, ceux qui vous entretenaient amicalement deux heures auparavant, s'éloignent précipitamment de vous, de crainte d'etre tenus pour complice d'un accusé dont le Grand Procureur Académique vient de réclamer le bannissement. N'avais-je pas osé dire que le roi était nu ? J'avais même osé lire à voix haute une page de leur texte sacré, le discours cartésien ! Pointe de mélancolie, bien sûr, mais aussi et je crois surtout, enrichissement intérieur. Je savais désormais qu'il fallait me faire du cuir et m'attacher plus à “travailler à bien penser" en m'attachant plus à “l'obstinée rigueur" épistémique Léonardienne qu'à l'approbation condescendante des Grands Clercs Assermentés. Si, même à Cerisy, ils ne peuvent maîtriser leur arrogante intolérance, ne nous laissons plus terroriser par eux. L'expérience me servit quand j'eu par la suite à subir de semblables agressions en des lieux où ne soufflait pas l'esprit de convivialité que l'on espère à Cerisy. J'en souffris moins.
Et je me dis qu'il fallait aussi du courage pour assumer implicitement les risques de cette complexité plus affective que cognitive de l'exploration aventureuse des labyrinthes de la connaissance. Ce courage, ces courages, n'appartiennent-ils pas à l'esprit du lieu ? Peut être, s'enrichira-t-il en ce siècle qui s'ouvre, en poursuivant cette étonnante expérience “en un cercle plus haut" de l'aventure humaine, celui qu'Edgar Morin appelle l'“éthique de la compréhension", une éthique qui nous demande de l'exigence pour nous même et de l'indulgence pour autrui, et non l'inverse.

Claude LETELLIER
"La problématique du merveilleux", 1991 (Une quête incessante : le merveilleux, CERMEIL, 1997)
"Merveilleux et surréalisme", 1999 (Éditions L'Age d'Homme, 2000)

C'est pour moi un grand plaisir, et quelque part aussi un devoir d'intellectuel, que de témoigner en faveur de Cerisy la Salle.
Ma première rencontre avec Cerisy date des années 80. Je m'étais inscrit pour un colloque sur le conte merveilleux.
Ce furent effectivement dix jours de joies initiatiques. L'attrait du site normand, la vie conviviale au château, l'effervescence authentiquement intellectuelle, toujours recommencée, l'alchimie mystérieuse entre la gravité des débats et la légèreté des plaisirs, tout me fascina.
Il régnait dans cet asile enchanteur un parfum subtile qui pouvait rappeler le dix-huitième siècle par son éclat digne des Lumières dans une ambiance de liberté.
C'est à l'issue de ce colloque, avant de nous quitter, que nous avons pris la décision de créer le Cermeil, association de recherche sur les matières du merveilleux. Robert Baudry en assura la présidence, et Jacques Barchilon se chargea de la direction de la revue. Pour ma part, je devais en assurer le secrétariat.
J'ai dirigé à Cerisy, plus tard, en 1991, le colloque Problématique du Merveilleux, où se renouvela la même magie..., la même passion d'échanger pour comprendre...
Après avoir participé au colloque sur L'Île merveilleuse, dirigé par mes amis Gérard Chandès et Daniel Reig, je mis en chantier, dans le cadre du Cermeil, un colloque sur Merveilleux et Surréalisme, qui se déroula en 1999. Henri Béar me proposa d'en éditer les actes dans la célèbre revue Mélusine qu'il dirige. Ma fille Nathalie Limat-Letellier accepta d'en partager avec moi la direction, puis se chargea avec talent et patience de l'impression des actes.
Cerisy la Salle occupe une place de référence capitale dans le dispositif culturel français. Tout en sachant s'ouvrir sans réticense à la modernité, tout en accueillant les problématiques culturelles d'aujourd'hui, Cerisy valorise les fondements classiques de notre patrimoine. Il a su traduire avec justesse et courage la devise de Térence : "Je suis homme, et rien de ce qui est homme ne m'est étranger".
En dépit des modes, des politiques à court terme, des opportunismes médiatiques, des engouements passagers, Cerisy maintient son cap, sa quête d'authenticité, sans une tache de boue intellectuelle, et c'est très bien ainsi !
Voilà pourquoi Cerisy est irremplaçable. Voilà pourquoi j'aime et j'admire Cerisy la Salle !

Marie-Louise MALLET
"Passage des frontières (autour du travail de J. Derrida) ", 1992 (Éditions Galilée, 1994)
"L'animal autobiographique (autour de J. Derrida)", 1997 (Éditions Galilée, 1999)
"La démocratie à venir (autour de J. Derrida)", 2002

J’ai assisté comme simple “participant” à plusieurs décades de Cerisy : Francis Ponge en 1975, puis Les fins de l’homme - autour de Jacques Derrida en 1980, La faculté de juger - autour de Jean-François Lyotard, en 1982, plus activement aussi, en donnant une conférence au colloque Hélène Cixous - Croisées d’une œuvre en 1998 ; enfin j’ai organisé moi-même deux décades : Le passage des frontières en 1992, L’animal autobiographique en 1997, et j’en organise une troisième pour 2002 : La démocratie à venir, trois colloques autour de Jacques Derrida.
Tous ces colloques ont beaucoup compté pour moi, par la qualité intellectuelle des échanges bien sûr, mais aussi par la qualité humaine des rencontres - une expérience singulière, sans égale, de l’exercice de la pensée. Sans adhérer nécessairement à la pensée heideggérienne du “ séjour ”, je crois pouvoir dire cependant que la beauté apaisante du lieu et surtout la temporalité de ces rencontres, leur durée, l’ouverture du temps dont on dispose, sans la précipitation fébrile qui caractérise le plus souvent les autres  colloques, sont pour beaucoup dans la valeur des dialogues que les qualités personnelles des participants, si essentielles soient-elles, ne suffiraient pas à assurer.
En tant qu’organisatrice, je dois dire aussi que l’accueil des membres du Centre culturel, leur gentillesse et leur efficacité, leur aide constante et prévenante, ont toujours été un soutien extrêmement précieux et qui a contribué de façon essentielle aussi à la qualité des échanges. Je voudrais leur exprimer ici ma reconnaissance.

Madeleine MALTHÉTE-MÉLIÈS
"Méliès et la Naissance du spectacle cinématographique", 1981 (Éditions Klincksieck, 1984)
"Georges Méliès, l'illusionniste fin de siècle ?", 1996 (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997)

C'était le 31 août 1956. Il faisait un temps épouvantable : du vent, de la pluie. Je venais de Vendée en deux chevaux avec mes enfants pour assister le lendemain au mariage du cousin germain de mon mari, Jacques Peyrou, avec Catherine Heurgon, au château de Cerisy-la-Salle. L'essuie-glace s'est cassé, puis un pneu a éclaté. Je l'ai changé sous la pluie et nous sommes enfin arrivés à la nuit tombée après avoir cherché Cerisy dans maints chemins creux.
Madame Heurgon-Desjardins nous attendait sur le perron, patiente, souriante, mais impérieuse, la voix forte, nous demandant de nous hâter pour le dîner. Mon mari et moi étions logés à l'Orangerie, notre tante et ma fille Anne-Marie (demoiselle d'honneur) dans la chambre de la terrasse au château. Les garçons étaient hébergés avec d'autres jeunes dans un dortoir installé au-dessus de la grange. Je pense qu'il n'y avait à cette époque qu'une vingtaine de chambres habitables. Il n'y avait pas l'eau dans toutes, on nous apportait des brocs le matin. Dans la bibliothèque où avait lieu le repas de mariage se trouvait un énorme pilier destiné à soutenir les poutres du plafond qui s'effondrait un peu.
Nous n'avions alors aucune idée de ce qu'étaient les décades de Pontigny relancées en 1952 à Cerisy par Anne Heurgon. Notre curiosité a été éveillée lors de ce mariage. Cela nous semblait un repaire d'intellectuels, une chapelle dont seuls les initiés comprenaient les rites : la cloche, les repas pris en commun, les causeries sans fin. Nous avions surtout connu Anne Heurgon par nos relations familiales. Nous la rencontrions dans sa maison de la rue de Boulainvilliers dans son rôle de grand-mère qui s'occupait beaucoup de ses petits-enfants. C'était une femme remarquable qui alliait l'autorité, la modestie, le sens de l'organisation et une immense affection pour tous les siens. C'était une femme de cœur.
Par curiosité, nous sommes revenus à Cerisy en 1960 pour tenter de comprendre ce qui s'y passait. Nous fûmes remplis d'admiration pour le gigantesque travail déjà entrepris, en quatre ans seulement.
Je n'y suis revenue qu'en 1978, pour la décade Ionesco. Anne Heurgon n'était plus là, mais Cerisy vivait, existait, sa renommée était mondiale. Tout continuait grâce à Catherine et Jacques Peyrou, Edith Heurgon, Jean-Pierre Colle et la famille de Gandillac. C'était à la fois studieux et ludique. Ainsi que l'avait demandé Anne Heurgon, on changeait de place au déjeuner et au dîner, de façon à ne pas former de clans et à parler aux uns et aux autres. Tous les soirs il y avait des jeux et de la musique au grenier, car la cave n'était pas encore aménagée. On s'amusait comme des fous et même les intellectuels les plus rigides dévoilaient des talents comiques insoupçonnés. Tout le personnel formé par Anne Heurgon était encore là, Cécile la cuisinière et Madeleine en tête.
A partir de 1978, je suis allée chaque année à Cerisy où avaient déjà eu lieu deux colloques autour du cinéma et de l'image. Suggérée par Jacques Peyrou (président de l'association "les amis de Georges Méliès") l'idée est venue de rendre hommage au cinéma à travers un homme, pionnier, créateur, scénariste, producteur, distributeur, auteur : Georges Méliès.
Ce fut en août 1981. J'étais directrice du colloque : dix jours de conférences, de projections, de visionnage des 160 films retrouvés à l'époque, de discussions et de beaucoup de bonne humeur. Toute la famille Peyrou, petits et grands, y participait. Ma fille Anne-Marie avait très soigneusement préparé ces rencontres importantes avec Edith Heurgon et Jean Ricardou. Les actes du colloque furent publiés en 1984 chez Klincksieck sous le titre : Méliès et la naissance du spectacle cinématographique.
J'ai continué à venir chaque année en août de façon à assister à l'atelier d'écriture de Jean Ricardou avec les camarades de la Textique. C'est passionnant.
Nous avons eu un second colloque Méliès en 1996 pour le centenaire de son premier film tourné en avril 1896, dirigé par Jacques Malthête et Michel Marie. Durant les quinze ans écoulés entre ces deux rencontres, des films et des documents ont été retrouvés et ont encore enrichi la connaissance de l'œuvre de Georges Méliès. Le 14 août a eu lieu une projection en plein air dans la cour du château avec piano, bonimenteur, numéros d'illusions (puisque Méliès était également magicien). C'était véritablement la reconstitution d'un spectacle des premiers temps du cinématographe à laquelle s'ajoutaien la splendeur et la poésie du lieu. Les actes de ce second colloque ont été publiés par les Presses de la Sorbonne Nouvelle sous le titre : Georges Méliès, l'illusionniste fin de siècle ?
Le cinéma, et maintenant la télévision et la vidéo, ont pris leur place à Cerisy qui reste pour moi un lieu magique où, dans une grande liberté, on peut découvrir des personnes passionnantes (ou très ennuyeuses...), des sujets d'intérêt infinis, des soirées au coin du feu, des promenades, des repas amicaux par tables de seize, des vraies vacances, des amitiés, bref, un lieu à nul autre comparable.
Ce fut un bonheur, en ce S.I.E.C.L.E. qui honore les cinquante ans de création de Cerisy, d'apporter mon témoignage sur ce que j'ai ressenti et ce que Cerisy a apporté à Méliès et à moi-même.

Jean MARIGNY
"Le vampirisme dans la légende, la littérature et le cinéma", 1992 (Les Vampires, éditions Albin Michel / Dervy, 1993)
"Lovecraft et ses contemporains. Mythes et modernité dans la littérature fantastique américaine d'entre deux-guerres", 1995 (H. P. Lovecraft, Fantastique, mythe et modernité, Dervy, 2002)
"Claude Seignolle et le fantastique", 2001 (Éditions Hesse, 2002)

Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Cerisy a d’abord eu pour moi l’effet d’élargir subitement le cercle de mes amis. Invité par Antoine Faivre à un colloque sur le Fantastique en 1989, j’ai rencontré des personnes qui partageaient mes goûts littéraires et j’ai noué avec eux des liens d’amitié durables. J’ai pu ainsi me faire des amis en dehors de mon cadre géographique et professionnel habituel. C’est peut-être cela qui m’a incité à revenir participer à d’autres colloques et je me suis vite rendu compte que Cerisy était en fait une grande famille.
Par la suite, l’un des grands événements de mon existence a été le colloque sur les Vampires que j’ai organisé à Cerisy en 1992, car il a eu pour moi des développements tout à fait inattendus. Les éditions Gallimard ont appris par la presse l’existence de ce colloque et l’un des collaborateurs de cette prestigieuse maison m’a téléphoné pour me proposer de publier un ouvrage sur les vampires dans la collection “Découvertes”. Le livre est paru en janvier 1993, en même temps que la sortie du film Dracula de Francis Ford Coppola, ce qui m’a valu être invité par les principales chaînes de télévision française ainsi que par des stations de radio de France, de Belgique, de Suisse romande et même du Québec. Grâce au colloque de Cerisy, je suis brusquement sorti de l’anonymat et j’ai reçu un courrier des lecteurs tout à fait inespéré. En France et dans d’autres pays, y compris le Japon et les États-Unis, des chercheurs se sont intéressés à mes travaux sur le vampire en littérature, et ma thèse qui était passée inaperçue lors de sa publication en 1985 a subitement trouvé un lectorat nouveau. Sang pour sang, le livre de Gallimard qui a été tiré à 90 000 exemplaires à ce jour, a été traduit successivement en anglais, en serbo-croate, en japonais, en chinois, en coréen et en espagnol. Une édition russe est actuellement en préparation et je ne peux m’empêcher de penser que ce succès, je le dois à Cerisy qui m’a permis de me faire connaître à la fois de la communauté universitaire et du grand public. La notoriété que j’ai ainsi acquise a eu, bien entendu des retombées professionnelles, et j’ai été très souvent invité à participer à des jurys de soutenance de thèses en tant que spécialiste reconnu du fantastique.
Outre l’apport considérable de Cerisy dans ma vie intellectuelle et universitaire, je voudrais souligner le fait que ces colloques m’ont permis de renouer avec mon pays natal. Natif de Cherbourg, j’ai quitté en 1970 la Basse Normandie pour m’installer à Grenoble et j’ai toujours gardé la nostalgie de mon “cher et vieux pays.” En revenant périodiquement à Cerisy l’été, j’ai le plaisir de retrouver cette Normandie qui me tient tant à cœur.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
Par rapport aux colloques universitaires que j’ai pu organiser ou auxquels j’ai participé, ceux de Cerisy présentent d’énormes avantages. Le premier réside dans la durée. Alors qu’à l’Université les colloques durent deux ou trois jours au maximum, à Cerisy on se retrouve pour une durée de huit à dix jours, ce qui permet de faire amplement connaissance avec les autres participants et d’avoir tout le temps pour échanger des idées. Le fait de résider sur place et de ne pas se retrouver seul le soir dans une chambre d’hôtel anonyme est également un avantage capital. À Cerisy enfin, on peut joindre l’utile à l’agréable : on peut y travailler sereinement dans une atmosphère de vacances. Le cadre est unique  : un  vénérable château  situé au sein d’un paysage verdoyant, à proximité de la mer et des hauts-lieux de Basse Normandie que sont Le Mont St Michel, Coutances et Bayeux. L’ambiance est sympathique, l’accès à la bibliothèque est un atout non négligeable, les repas sont copieux, les soirées sont variées et bien remplies : on peut jouer à la pétanque, écouter de la musique, boire un verre avec des amis ou danser dans la cave, ce que l’on ne pourrait pas faire dans le cadre d’une université. Il règne enfin une atmosphère de liberté que l’on retrouve rarement ailleurs.
Les faiblesses des rencontres de Cerisy, si tant est qu’elles existent, sont inhérentes à leur mode de fonctionnement. Il m’est  arrivé souvent, dans les colloques que j’ai organisés, d’avoir des défections de la part de personnes qui étaient pourtant très intéressées,  au motif que, pour un couple marié par exemple, un séjour d’une semaine à Cerisy s’avère extrêmement coûteux (la vie de château, hélas, a son prix) ou encore que l’été n’est pas une période favorable pour de telles rencontres, dans la mesure où pendant  les vacances , les familles préfèrent se  reposer et se retrouver ensemble, loin des soucis du quotidien et du travail professionnel. Il n’y a pas de véritable solution à ce problème et le seul vœu que l’on puisse faire est que le Centre culturel continue, comme par le passé, d’accepter que certains participants puissent n’assister que partiellement aux colloques et d’accorder le demi-tarif aux étudiants. Il serait, à mon avis, souhaitable que le Centre informe mieux les organisateurs de colloques sur les possibilités de subventions par des fonds publics et sur les démarches administratives à accomplir pour les obtenir. Il serait peut-être également envisageable d’accorder un tarif légèrement dégressif pour un couple assistant à la totalité d’un colloque, en faisant payer les nuitées par chambre occupée et non par personne comme c’est le cas actuellement.

Chantal MEYER-PLANTUREUX
"Bernard Dort (1929-1994) un intellectuel singulier", 1998 (Revue Théâtre / Public, n°145, 1999)

Janvier 2002
En 1988, j’ai découvert Cerisy (le lieu, non les colloques dont  les actes avaient irrigué mes études), “thésarde” intimidée par ces grands ancêtres dont les portraits photographiques nous accueillent dès le vestibule du château. C’est dix ans plus tard en 1998 que j’ai eu le privilège de diriger moi-même un colloque.
Un colloque à Cerisy n’a aucune équivalence dans la vie universitaire : il faut volontairement se couper du monde extérieur, s’imprégner du lieu, apprendre à vivre en communauté. Cerisy est un monastère laïc où la transmission intellectuelle tient lieu de foi. Et c’est un séjour qui se mérite ; on ne peut venir à Cerisy en coup de vent pour “consommer” une conférence. On passerait alors à côté de ce qui fait la singularité de Cerisy : il faut prendre le temps, le temps de l’écoute, le temps de la réflexion, le temps de l’échange.
Cerisy est un lieu unique de méditation, de ressourcement, un lieu qui tient une place d’exception dans mon parcours intellectuel.

Max MILNER
"L'Homme et le Diable", 1964 (Entretiens sur l'homme et le diable, éditions Mouton & Co, 1965)
"Actualité du Fantastique", 1967
"Georges Bernanos", 1969 (Éditions Plon, 1972)

Paris, le 18 décembre 2001
Chère Edith Heurgon,
Je m’en voudrais de faire la sourde oreille à votre appel, bien qu’il me soit bien difficile de répondre aux deux questions posées.
Mais je profiterai d’abord de cette occasion pour vous dire pourquoi nous ne sommes pas réapparus physiquement, ma femme et moi, à Cerisy depuis la décade Bernanos de juillet 1969. À cette décade est venue participer, d’une manière impromptue et charmante, notre fille Karylia, âgée de dix-sept ans, qui devait nous quitter dans des circonstances dramatiques trois mois plus tard. Il y a des lieux trop chargés de souvenir pour qu’il soit supportable de les revoir, même après les années. J’ajouterai qu’à ce souvenir s’ajoutait celui de votre mère, qui avait accueilli Karylia avec toute la grâce dont elle était capable.
C’est vous dire que, malgré les apparences, nous sommes très attachés à Cerisy. Nous y avons rencontré des gens dont nous n’aurions jamais imaginé pouvoir faire la connaissance. Je cite au hasard : Francis Ponge et sa femme, Michel de M’Uzan, Henri Calet, Jean Follain, Boris de Schloezer, André Chastel, tout le groupe de la décade sur les Chemins actuels de la critique. Pour quelqu’un qui avait vécu un peu en marge du monde intellectuel à cause de la préparation d’une longue thèse (à cette époque ce n’était pas encore la mode des colloques) et à cause de sa résidence en province, c’était fabuleux. Le colloque Bernanos a été le point de départ d’un groupe de recherche qui fonctionne encore, en partie avec les mêmes membres, et qui se réunit tantôt en France, tantôt en Allemagne, tantôt en Pologne, ou en Norvège, et tout dernièrement encore à Tunis.
Ceci m’amène à répondre à votre seconde question. Ayant depuis participé à bien des colloques, en ayant animé quelques-uns, je reste très sensible à ce que les décades de Cerisy avaient de spécifique. Est-ce que cette spécificité dure encore ? Je ne peux évidemment pas le dire. La continuité avec Pontigny était très sensible dans les années 50, à cause de votre mère, qui en prolongeait très efficacement le souvenir. Il me semble, à lire les programmes, que l’atmosphère est devenue plus “ universitaire ” et que le passage par Cerisy est un peu devenu un “ must ” pour certains parcours. C’est la rançon du succès.
En tout cas,  j’applaudis votre initiative, et je me félicite de cette occasion de vous écrire, en vous présentant tous mes vœux pour cette année 2002 qui sera celle de cinquantenaire.

P.S. Cette lettre s’adresse aussi, bien entendu, à votre sœur.

Frédéric MONNEYRON
"Le vêtement", 1998 (éditions L'Harmattan, 2002)
"Le masculin", 1994 (éditions L'Harmattan, 1998)
"La misogynie", 1991 (Les Cahiers du Grif, 1993)
"La jalousie", 1989 (éditions L'Harmattan, 1996)
" L'androgyne ", 1987 (L'Androgyne dans la littérature, éditions Albin Michel, 1990)

Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Il est incontestable que Cerisy où j’ai dirigé 5 colloques entre 1987 et 1998 (L’Androgyne en 1987, La Jalousie en 1989, La Misogynie en 1991, Le Masculin en 1994 et Le Vêtement en 1998) et participé à une dizaine d’autres a été durant toutes ces années un lieu très important, pour ne pas dire fondamental, dans ma vie.
D’un point de vue strictement professionnel, ces onze années ont étroitement épousé ma carrière universitaire, puisque j’ai durant ce temps occupé tous les grades universitaires (enseignant en université étrangère en 1987, assistant des universités françaises en 1988, maître de conférences à partir de 1990, puis professeur à partir de 1997). Dans une certaine mesure elles ont même déterminé sa progression, car il n’est pas douteux que bien des contacts noués à Cerisy ont eu une influence sinon directe, du moins indirecte.
D’un point de vue intellectuel Cerisy a été tout aussi essentiel. Les colloques que j’y ai organisés ont tous été pour moi l’occasion de confronter les résultats des recherches que je menais d’une manière personnelle à celles d’autres chercheurs, pour le moins dans la plupart des pays du monde occidental et j’ai pu ainsi réfléchir sur mes méthodes, améliorer mes connaissances des sujets et créer des réseaux extrêmement ténus ; du fait de leur pluridisciplinarité ils m’ont ouvert les portes de nombreux et très divers milieux professionnels (du monde médical à celui de la mode). Mais c’est peut-être plus encore du point de vue de l’amitié que Cerisy a été et reste un lieu privilégié dans ma vie. J’y ai contracté de solides et très durables amitiés. Et certaines des personnes rencontrées au château figurent aujourd’hui parmi mes ami(e)s les plus proches.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations dont, éventuellement, vous avez pris l’initiative ?
Pour avoir organisé des manifestations diverses ailleurs qu’à Cerisy, en France et à l’étranger, je suis bien placé, je crois, pour mesurer les avantages et les faiblesses du Centre.
Les avantages sont tout d’abord ceux du cadre et de la formule. Il est difficile d’imaginer un lieu plus agréable qu’un château normand aussi bien conservé et entretenu que celui de Cerisy pour organiser un colloque (même le climat du Cotentin que certains jugeront frais durant l’été est propice à la méditation intellectuelle) ; en outre la formule rodée depuis cinquante ans de deux communications par jour (une le matin et une l’après-midi) contraste heureusement avec celle des congrès ou colloques universitaires avec cinq ou six communications dans une demi-journée où les participants ne prennent pas le temps de se connaître. Il faudrait ajouter aussi que la renommée de Cerisy donne aux colloques qui s’y tiennent une aura bien supérieure à celle de tout autre colloque.
Les faiblesses relèvent de considérations financières. Cerisy est devenu pour les conférenciers et pour les participants assez onéreux. Cela a pour conséquence d’exclure un public d’étudiants aujourd’hui déjà assez difficile à motiver et de rendre le renouvellement difficile. Les colloques universitaires n’ont évidemment pas cet inconvénient. Mais existe-t-il des solutions ?

Michel MURAT
"Julien Gracq", 1991 (Julien Gracq, un écrivain moderne, La Revue des Lettres modernes, éditions Minard, 1994)

Mardi 4 décembre 2001
Chère Madame,
Je vous remercie de faire appel à notre mémoire ou à notre réflexion d’organisateurs de colloque. Je garderais un bon souvenir du colloque Gracq - le seul que j’ai organisé à Cerisy - s’il n’avait pas coïncidé avec une opération dont mon père ne devait plus se relever : ce sont des moments où l’on aurait dû être ailleurs. Mais j’ai toujours passé de bons moments à Cerisy. Le travail d’organisateur de colloque y est plutôt facile. Et puis nulle part ailleurs nous ne sommes accueillis dans un lieu qui ait sa propre histoire intellectuelle - ce sont aussi bien sûr, des histoires de famille, et à cette famille nous finirons par avoir le sentiment d’appartenir quelque peu.
Au demeurant les modalités des colloques eux-mêmes étaient plutôt classiques : le mode de sociabilité que permettent le château, la longue durée, les horaires légers nous met en vacances et multiplie les occasions de rencontres ; à nous d’en faire bon usage. Mais le contenu des débats (proprement dit ?), ceux du moins auxquels j’ai participé, n’aurait pas été très différent ailleurs. Je dois reconnaître par ailleurs qu’en ce qui concerne, la formule du colloque de huit jours entraîne des contraintes familiales qui dans bien des cas sont dissuasives : tant pis pour moi.
Ma contribution à cette commémoration est bien limitée, comme vous le voyez ; mais je tenais à vous répondre pour vous assurer de ma reconnaissance, et vous renouveler, à tous, mes fidèles pensées d’amitié.

Jean-Luc NANCY
"Les fins de l'homme" (à partir du travail de J. Derrida), 1980 (Éditions Galilée, 1981)

Ma réponse est au singulier car je ne saurais répondre qu’à la première question. Pour la seconde, mon expérience ne me permet guère de juger - à moins de dire seulement, d’une manière très générale, que tous les lieux de rencontres et de colloques sont toujours affectés de la maladie de la conférence et que seule la suppression de cet exercice et l’invention de rencontres uniquement fondées sur un dialogue permanent constituerait un vrai progrès.
A la première question, je répondrai de manière narrative : Cerisy fut pour moi d’abord le colloque Nietzsche de 1972. J’avais 32 ans, je commençais seulement à me situer dans un travail de recherche, je connaissais peu de monde. Ce colloque fut la découverte de la fête dans le travail. Il ne portait pas seulement sur Nietzsche, il était porté par une humeur dionysiaque de l’époque : l’immédiat sillage de 68. Klossowski y dansa le tango avec Denise au bal du village, le 14 juillet, nous dansâmes tous comme des fous dans la cave du château. Deleuze, Lyotard, Derrida s’y confrontèrent et furent ensemble confrontés à Löwith et à quelques autres représentants de sa génération. Maurice de Gandillac quitta la salle parce que Jean Maurel parlait de la « merde » chez Hugo : j’apprenais d’un coup qu’il y avait des générations, et qu’il y avait des conflits sérieux d’interprétation autour de Nietzsche. Mais on était loin de l’aigreur anti-nietzschéenne qui devait sévir plus tard. Cela parlait et discutait dans tous les coins et dans tous les sens,  c’était une petite orgie intellectuelle, mais sensuelle aussi.
Cerisy restera pour moi marqué par ce colloque - et par le retour presque vingt ans plus tard, d’un sentiment différent mais analogue de bonheur lorsqu’avec Philippe Lacoue-Labarthe nous eûmes à diriger, à la demande du Centre culturel, la première décade autour de Derrida : les Fins de l’homme. Si le Nietzsche avait été dionysiaque, cette décade fut plus apollinienne : il nous semblait saisir la forme ou les formes d’une pensée possible pour un monde en train de se faire, au-delà de 68 mais toujours confiant dans son élan et poussé par l’aiguillon de la nécessité politique (disons, la fin du communisme réel).
Deux ans plus tard, ce fut le colloque dirigé par Thébaud et Enaudeau autour de Lyotard Comment juger ? : un autre élan dans le même sens, une autre pièce dans le dessin d’un monde en train de venir (et pour moi, un souvenir plus qu’amical - puisque ce mot figure dans la question - celui de la présence d’Hélène avec moi, et qui est aussi un souvenir de partage philosophique, comme avec tant d’amis à travers toutes ces décades).
Plus tard, en 1994 ou 95 (entre temps j’avais été hors de France, puis malade), j’ai participé au colloque sur la Violence, organisé par Balibar et Ogilvie : le thème seul répond à un changement d’époque, le climat était autre, plus sévère. Je n’ai participé qu’indirectement, encore pour des raisons de santé, au troisième colloque consacré à Derrida (dirigé par Marie-Louise Mallet) en 97, et en 2002 je dois en principe venir au quatrième (Derrida semble devenu l’éternel revenant de Cerisy : le spectre du château, ou bien l’amor fati d’un lieu sur lequel planerait toujours l’ombre de Nietzsche ?). Le sujet en sera la Démocratie à venir : celle qui nous manque encore, celle dont depuis trente ans le manque s’est fait plus clair.
Que veut dire ce fétu d’histoire personnelle ? Peu de choses, mais ceci : que Cerisy m’apparaît comme un symbole et un symptôme de l’histoire philosophique des trente dernières années, et bien entendu aussi parce qu’il héritait des quelque quarante années précédentes (dont j’ignorais tout avant 72), celles de Pontigny avant Cerisy, ces années de légende que dominait pour moi, en 1972, l’image de Heidegger prononçant naguère "Qu’est-ce que la philosophie ?". Mes jalons ne sont presque rien dans une histoire à la fois beaucoup plus riche et aussi plus difficile, dont à vrai dire je n’ai aucune vue d’ensemble. Mais je n’oublie pas cette très remarquable continuité, qu’incarnent depuis 1972 pour moi plus spécialement les figures d’Edith Heurgon et de Maurice de Gandillac - et quelques dizaines de photos, prises par moi ou par des amis, qui pensent dans leurs boîtes.

Francis PAVÉ
"Le raisonnement de l'analyse stratégique (autour de Michel Crozier)", 1990 (L'Analyse stratégique, sa genèse, ses applications et ses problèmes actuels, autour de Michel Crozier, éditions du Seuil, 1994)

De Pontigny à Cerisy

Paris, le 25 février 2002
Avant même que d’avoir entendu parler de “ décades ”, je connaissais Pontigny, en voisin icaunais. Sans avoir pénétré le mystère de ses lieux profanes, je visitais du moins ceux de l’abbatiale. Je les fréquentais d’autant qu’il ne s’est jamais passé une année que je ne lui ai rendu visite. C’est un lieu magique. On y entre par une toute petite porte, en façade, à gauche et, dès le seuil, on est saisi par cette blanche luminosité, doucement rose et verte à la fois. Elle règne dans la nef quel que soit le temps historique et climatique. Le bruit que les visiteurs ne peuvent pas ne pas faire, malgré leurs précautions, est feutré, furtif. Ici, les gens sont attentifs à respecter le silence et l’écoute intérieure des autres. Tout comme dans un concert, où la concentration des spectateurs rend sensible l’existence autonome du collectif et sa capacité à faire que chacun se décuple dans sa partie, porté par l’écoute et la confiance des autres. C’est cela Pontigny. L’ambiance à Cerisy connaît des similitudes, même si le décor est de cinq siècles postérieur. L'écoute et le parler y règnent tour à tour. C’est un lieu d’échange, c’est-à-dire d’enrichissement généreux à la lumière de la patience et de la passion à comprendre une autre pensée, la pensée des autres.
La première fois que je fus invité, mon appréhension fut très vite vaincue par l’accueil du portrait de Vladimir Jankélévitch qui m’avait enseigné, amphithéâtre Descartes à la Sorbonne, avec son brio flamboyant et sa générosité. Il figurait parmi un groupe illustre, photographié lors d’une décade de Pontigny, je me retrouvais presque en pays de connaissance.
Cerisy, austère château du siècle du classicisme est un écrin de rigueur pour la pensée, mais aussi un havre confortable où il fait bon vivre tout au long du colloque, dans la courtoisie. Cerisy, c’est un ensemble d’attentions qui libèrent de la logistique domestique et vous conditionnent à la réflexion. C’est un mélange de liberté personnelle, de discipline collective et de préservation de l’intime, enchâssé dans une organisation d’ouverture intellectuelle : un miracle d’intelligence, de prévenance et de respect d’autrui.
J’ai dû me rendre pour la première fois en 1988 à Cerisy pour une École d’été sur l’Organisation. C’était à l’invitation d’Edith Heurgon et de Jean-Claude Moisdon, je parlais évidemment d’informatisation, d’appropriation sociale et de modélisation et rencontrais des opinions très éloignées des miennes, émises par des interlocuteurs ouverts qui me forçaient à développer ma réflexion dans des axes encore non explorés. Sans avoir été converti, j’en fus positivement enrichi. C’est là que je fis la connaissance, entre autres, d’Armand Hatchuel, d’Albert David et de Jacques Mélèse dont je fis l’interview, quelques années après, avec mon complice ordinaire, Bernard Colasse, dans notre série Gérer & Comprendre, consacrée aux modernisateurs de la gestion des entreprises françaises.
La grande affaire à Cerisy, dans l’été 1990, fut pour moi, aidé cela par Martha Zuber, l’organisation de la rencontre de nombreux amis Autour de Michel Crozier. Ce fut l’occasion d’apprendre à monter un tel événement et aussi, plus tard, le métier d’éditeur, lorsque j’eus réussi à réunir l’ensemble des contributions de nos orateurs. Ce fut aussi une meilleure prise de conscience de la genèse de la pensée crozérienne et l’opportunité de rencontres exceptionnelles, celle d’Eleanor Chelimsky, d’Albert Hirschman et de Donald Schon que je n’avais jamais encore rencontrés ; celle aussi de collègues jusque-là inconnus de moi et qui me sont toujours chers Jean Nizet, Gilles Barouch, et quelques autres dont Madame Pierre Morin, auditrice, qui me reconnut quelques années plus tard dans un supermarché de ma campagne natale et me fit découvrir que nous étions voisins, sans le savoir, depuis plusieurs décennies. Le travail d’édition de l’ouvrage qui a résulté de cet événement fut long et difficile car il fallait à la fois publier tout le monde et proposer à chacun de s’amputer. Douloureuse opération pour eux, comme pour moi. Restait la gestion du temps, fortement contrainte par les créneaux de sortie sur le marché d’un livre au genre plus académique que destiné au grand public. Merci aux éditions du Seuil et à toutes les personnes qui sont intervenues dans ce travail de construction pour cette généreuse aide dont le résultat leur appartient aussi.
Cerisy reste pour moi un lieu unique car ses directeurs ont forgé une identité propre qui n’existe pas ailleurs. Identité liée à l’histoire, à commencer par cet enchaînement Pontigny/Cerisy, identité liée à la filiation des personnes qui donne cette stabilité culturelle et d’intention, on dirait maintenant de projet, dont les deux maîtres mots sont ouvertures et diversités. Il existe de nombreuses autres places où l’on peut organiser des colloques, loin de Paris, dans des conditions exceptionnelles. Mais il n’y en a pas d’autres où la tradition d’hospitalité intellectuelle soit à ce point cultivée, façonnée.
S’il y avait une limite à pointer en ce qui concerne le fonctionnement de Cerisy, ce serait celle de son exigence d’engagement personnel. Il faut être là tout au long du colloque et être là de façon active. Rien de plus étranger à l’esprit cerisien que le zapping, les pique-assiettes et les turbo-orateurs/auditeurs. L’exigence de présence de l’être complet des convives les fait acteurs d’une belle partie intellectuelle. Mais cette limite est la condition même de la réussite des colloques de Cerisy et la garantie de sa spécificité. C’est la clé de voûte de son identité.

Jean-Pierre PICOT
"1984 et la contre-utopie moderne", 1984
"Edgar Poe, entre nomadisme et enracinement", 1998
"Les détectives de l'étrange", 1999
"Les Afriques imaginaires", 1997 (Afriques imaginées, Éditions TORII, Kailash, 2002)

VINGT-CINQ ANS DE CERISY

Le Cinquantenaire du Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle ne peut qu’inviter les “fidèles” ou les “habitués” de l’Association à ce que l’on choisira d’appeler, à son gré, examen de conscience, réminiscences, remembrances, bilan, voire rédaction de mémoires ou même confessions autobiographiques plus ou moins intimes ; n’y avait-il pas déjà, en 1978, une “autofiction” de Serge Doubrovsky, Fils, dans les pages de laquelle se lisaient assez à quel point les murs et les jardins de ce beau château normand peuvent s’avérer lieux passionnants, passionnés, passionnels ?
Donc, il suffit de jouer un peu sur les chiffres, et à ce Cinquantenaire pourra correspondre, en ce qui concerne le signataire de ces lignes, une moitié de Cinquantenaire. 1978, année du cent-cinquantenaire (encore un anniversaire) de la naissance de Jules Verne, fut l’occasion d’un beau et mémorable colloque (mais combien ne l’auront pas été ?) dirigé par Simone Vierne et François Raymond. Il y avait Ray Bradbury, dédaigneux tout d’abord, ou feignant de l’être, devant un château sans fantômes. On se chargea bien vite de le faire changer d’avis à ce sujet. Il n’est pas nécessaire d’avoir été fasciné très tôt par les pages où le narrateur de Sylvie écoute chanter Adrienne devant la façade à briques rouges de tel château Louis XIII voué à toutes les paramnésies, ou par la fête qui voit le grand Meaulnes rencontrer Mathilde aux Sablonnières, ou même, pourquoi pas ?, par les propos d’innocence du malheureux Malcolm que charme la douceur de l’air vespéral à l’entour de la demeure de son si fidèle Macbeth, pour que les premiers pas d’un impétrant, plus qu’innocent, dans le Cerisy de juillet 1978, n’aient alors éveillé en lui bien des échos. Et puisque château normand il y a, et que dans le parc d’un château normand se déroulent les six soirées des Entretiens sur la pluralité des mondes, au cours desquelles Fontenelle enseigne à une jeune marquise les rudiments de l’astronomie, comment ne pas rappeler que c’est au cours de la décade Merveilleux et Surréalisme que toute la population des lieux, hilare et frustrée, le nez chaussé de grosses lunettes de carton, rata splendidement ce qui devait être l’éclipse de soleil du siècle. Michel Tournier, présent sur les lieux n’y était pour rien ; le coupable, ce fut un malicieux plafond de strato-cumulus obstinés... Littérature, littérature, littérature... car à tout prendre, ce château normand peut figurer aussi le domaine de la Vaubyessard, où la pauvre Emma Bovary prend en pleine face la révélation qu’une autre vie aurait pu être ; et pour peu que, par une très stochastique alchimie collective, une décade en vienne à virer au psychomimodrame, ce château peut se métamorphoser en site pour remake des Dix petits nègres, voire de L’Ange exterminateur ; et, à en juger par la lézarde, don gracieux de notre Armée de l’Air nationale, qui se déroule nonchalamment sur la façade de la Ferme, on peut subodorer que la Maison Usher de notre cher Edgar pourrait bien être en territoire manchot, sans jeu de mots... mais voilà qu’à cette dernière menace, la mémoire vient opposer ces exorcismes salutaires de telle ou telle soirée glaciale ou torride lors de laquelle, sur cette même façade, supposée vilainement “maillon faible” de l’Institution (pour l’occasion transformée en écran de cinématographe géant par la grâce acrobatique de notre local capitaine des pompiers, à la fois Tarzan des pommiers et secrétaire infatigable des lieux) une inoubliable projection du Guépard de Visconti, ou de Tous les matins du mondede Corneaux vint ajouter son souvenir à la liste de tant de souvenirs.
Car Cerisy, c’est l’Utopie, et c’est Thélème, et c’est comme une bulle uchronique à l’intérieur de laquelle, année après année, l’on vit une extraordinaire expérience de la temporalité: les jours s’en vont, Cerisy demeure, et c’est comme si le temps devenait accordéon dont le bord des soufflets coïncide soudainement, de telle sorte que cet événement d’il y a vingt ans, il n’a eu lieu que tout à l’heure, ce bal masqué terminé en farandole dans le parc, c’était cette nuit, et ces projections dans le grenier de films de Méliès présentés par son  infatigable petite-fille, avec au piano, improvisant comme un si beau diable, l’infatigable journaliste suisse romand de Paris, c’était hier soir. Le si adorable Ray Bradbury, en short de tennis et veste blanche de smoking, ne pouvait être dupe ; des fantômes, ici, il y en a à la pelle ; tant de voix, de visages, de regards, de sourires, d’adresses échangées et parfois oubliées, une fois revenus DEHORS.
Mais que diable ! La nostalgie n’est-elle pas un piège qui nous rapproche plus vite de la mort  ? Si l’on parlait du cidre de Cerisy, du Calvados de Cerisy, des fromages de Cerisy, voire, aux temps heureux d’avant la vache prétendument folle (vous trouvez qu’elles ont l’air fou, les vaches de Cerisy ?) des pots-au-feu de Cerisy ? Si l’on parlait de cette mémorable soirée d’huîtres et de fruits de mer, improvisée en l’honneur de l’anniversaire d’Édith, au terme d’un colloque particulièrement fou, consacré au récit policier ? Si l’on parlait du ping-pong, et  de la plage de Hauteville, prête à accueillir en catastrophe, car il faut vite rentrer pour l’heure du dîner, les évadés de l’intellect ou les peu honteux amateurs de colloque buissonnier (je pourrais citer bien des noms, mais chut !) ? Le cidre, le Calvados, les fromages, les huîtres et les fruits de mer, le ping-pong et la plage sont toujours là. Merci.
Colloque buissonnier. Anniversaire lui-même prétexte à évoquer tant d’autres anniversaires, en cette circonstance, il conviendrait peut-être de se montrer sérieux. Cerisy-la-Salle est depuis cinquante ans un lieu de travail, de réflexion, de rencontres. Alors, c’est vrai, la décade Jules Verne de 1978 a permis au signataire de ce témoignage de faire des rencontres, de créer des liens, de fonder des amitiés solides, d’ouvrir des portes jusque-là dérobées. C’est peut-être à partir de 1978 que l’on a trouvé, renouvelée chaque année, la volonté de travailler, d’écrire, de publier. C’est ici que l’on a eu la révélation, pêle-mêle, et du plus beau roman de science-fiction que l’on connaisse à ce jour, L’Invincible du Polonais Stanislas Lem, et de la voix bouleversante d’un Klaus Nomi ressuscitant à une modernité inouïe les airs de Purcell ou de Saint-Saens, et de l’endeuillé recueil de poèmes, Quelque chose noir, écrit par Jean Roudaut à la mort de sa compagne ; c’est ici que l’on a compris à quel point des vacances peuvent se révéler studieuses et agréables à la fois, occasions à ressourcement et à (le vilain mot!) “recyclage”. Depuis 1978, on a participé à vingt-sept colloques, depuis Jules Verne jusqu’aux Atlantides de 2002. On a co-organisé et co-dirigé quatre colloques (1984 et la contre-utopie, Afriques imaginaires, Edgar Poe, les Détectives de l’Étrange) ; on a présenté vingt communications, encouragé en de tels travaux par la spécificité du lieu Cerisy, si différent d’un lieu de colloque “ordinaire” ; car ce que certains participants occasionnels ne saisissent pas toujours, c’est que le château n’est pas un de ces lieux universitaires où, en deux jours pressés, l’on accumule vingt communications pressées de vingt minutes devant des auditoires pressés ; non, c’est un lieu où l’on peut, où l’on doit, prendre le temps, enfin, de se rencontrer au lieu de se voir, de s’entendre au lieu de s’écouter. C’est là la tradition des Décades de Pontigny, et il est indispensable qu’elle perdure.
Il faudrait aussi remercier les responsables de ce Centre pour leur ouverture d’esprit et leur éclectisme bienvenus. On l’a peut-être compris, nos goûts et nos travaux nous orientent prioritairement vers les “littératures de l’imaginaire” : fantastique, merveilleux, science-fiction, utopie. Nos propositions et les propositions de nos amis ont toujours été bien accueillies, et ce n’est pas un hasard si c’est ici même qu’ont été prononcées (et dans la plupart des cas, mises au point jusqu’au dernier moment !) certaines des interventions dont, à tort ou à raison, nous sommes le plus fier : lors de la Mort dans le texte, lors du Lovecraft, lors des Vampires, de L’île des merveilles, lors du Stevenson-Doyle, entre autres.
Pour conclure, nous ne pouvons que regretter de n’être venu à Cerisy que tardivement. Comme nous aurions aimé nous trouver dans l’auditoire de la décade sur la Paralittérature, ou de celle sur le Diable, organisée par Max Milner, ou de celle consacrée à Bernanos ! Inversement, nous ne pouvons que regretter notre future absence aux commémorations futures du Centenaire de Cerisy-la-Salle. Mais sait-on jamais ? Car Cerisy est un lieu miraculeux ; lors de ces tournages festifs et joyeux de court-métrages qui font eux aussi partie de la légende de Cerisy, n’avons-nous pas eu la surprise, après avoir été assassiné en bonne et due forme en 1989 (Pour le Château tourné par Brigitte Gautier), de nous retrouver vampire en 1992 grâce à Jean Marigny et Marc Thomas (Les vampires de Cerisy) ? Vampire, c’est -à-dire immortel...  Merci encore une fois !

Marc QUAGHEBEUR
"Présence/absence de Maeterlinck", 2000 (AML Éditions Labor, 2002, Bruxelles)
"Mythe et rêve dans l'œuvre d'Henry Bauchau", 2001 (Les constellations impérieuses d'Henry Bauchau, AML Éditions Labor, 2003, Bruxelles)

Dans ma jeunesse, le colloque Tel Quel de 1972 et le colloque psychanalytique de Serge Leclaire en 1974 - je n'ai aucune envie de leur donner leurs noms de code - ont constitué pour moi des expériences capitales. Non seulement du fait de ce qui est propre à Cerisy - cette clôture dans la verdure et la durée mais surtout par ce qui s'y débattait - alors, dans de fortes tensions - et qui touchait à des questions sur lesquelles je continue de vivre même si certaine de leurs formulations ne sont plus tout à fait de saison ou se sont complexifiée.
J'y ai par ailleurs, et très significativement, noué des amitiés profondes - un peu hors réseau - qui confirment les potentialités de Cerisy. Les colloques que j'ai (co)organisés près de vingt ans après confirment ce rôle à la fois recentrant et démultiplicateur qui est le propre de Cerisy.
Les spécificités de Cerisy tiennent précisément à la conjonction de la durée et de l'isolement (relatif) d'un groupe autour d'un sujet, en dehors de tout souci d'intendance et des parasitismes de la distraction ou de la connexion permanente avec les agitations du quotidien. Ce faisant, on peut enfin n'être que dans le temps profond d'un sujet - luxe inouï aujourd'hui. J'ajouterais que l'idéal, ce qui permet aussi la souplesse de la formule Cerisy, est en outre de ne pas saturer les journées; d'y laisser les blancs : ceux que suggèrent les allées et qui permettent à un sujet, comme aux êtres, de faire leur chemin.
Je vous prie de recevoir, chère Edith Heurgon, l'expression de mes sentiments les meilleurs.

Christine REYNIER
"A la redécouverte de Virginia Woolf : le pur et l'impur", 2001 (Presses Universitaires de Rennes, 2002)

De par sa réputation, Cerisy a tout d'abord joué un rôle de catalyseur : il a stimulé les participants au colloque consacré à Virginia Woolf et les a amenés à donner le meilleur d'eux-mêmes lors de la rencontre de juillet 2001 ; il a aussi attiré des spécialistes anglais, américains et canadiens.
Tous ont apprécié la liberté qu'offre une semaine entière de travail en commun; le temps généreux accordé à chaque communication et aux discussions qui ont suivi a permis de véritables échanges, ce qui est rarement possible dans les autres colloques. Des conversations amicales et constructives lors des repas et promenades ont prolongé fructueusement les séances de travail.
Dans l'ensemble, Cerisy a permis de cimenter des liens existant au sein de la Société d'Etudes Woolfiennes, d'élargir le cercle de notre société et a renforcé le désir de poursuivre nos travaux de recherche.
Avec mes meilleurs vœux de succès pour le cinquantenaire de Cerisy et mon meilleur souvenir.

Maria A. SEIXO
"Pessoa : unité, diversité, obliquité", 1997 (Éditions Christian Bourgois, 2000)

Les colloques de Cerisy ont été d’abord, dans ma vie d’étudiante des années soixante, un ensemble de volumes de référence sur des questions littéraires de première importance que l’on prenait sans hésitation comme des réflexions critiques à connaître à tout prix, et dont le rôle formateur était d’avance conçu comme sûr. L’on se disputait ces volumes aussitôt qu’ils étaient publiés, on se renseignait sur la liste des publications antérieures et on les faisait venir de Paris ou en écrivant directement au Centre, on jugeait de la “place” des écrivains ou des critiques de par leur appartenance “cerisienne” ou de leur contribution à cette œuvre qui constituait un ensemble de dimensions et de qualité déjà à l’époque appréciable. Toute problématique littéraire ou tout auteur envisagé comme polémique, ou centre éventuel de discussion et d’apprentissage, passait, c’était sûr, par une décade à son sujet à Cerisy.
Ensuite, Cerisy est devenu pour moi une possibilité réelle de connaissance et de participation effective. Avec communication ou sans communication, l’on s’y sentait toujours en ‘performance’ dans les débats un peu plus formels de la salle des conférences tout aussi bien que dans ceux, informels et même ludiques, des pauses-café, des pauses-pétanque, des promenades interminables avec Maurice de Gandillac ou des soirées de “scrabble” ou de conversation décontractée. Chez nous, “passer” par Cerisy est devenu un “item” qu’on souhaitait présenter dans tout CV académique.
Mais Cerisy était aussi le Château. Et le Château, c’était le silence invitant à la recherche au milieu de la campagne normande, la beauté des chambres décorées par le bon goût et le doux souvenir d’Anne Heurgon-Desjardins, le salon fourré de livres où il nous arrivait, avec une heureuse surprise, de côtoyer l’Encyclopédie, les vaches que l’on parvenait à affronter, interdits et quelque peu apeurés, dans la cour - et même la cave, réduit des amateurs de musique, et de tous les participants qui, le dernier jour de la décade, s’y réunissaient pour le bal de clôture, remplis du savoir acquis pendant la rencontre, contents des amitiés développées, et fournis de maintes bouteilles de Calvados  et de conséquente et inconséquente joie.
Cerisy serait, dans une certaine mesure, un mythe de rencontre intellectuelle et de convivialité fraternelle, si les rencontres s’étaient arrêtées dans le temps et si seule la mémoire pouvait les évoquer. Mais Cerisy y est heureusement toujours, comme un miracle, et y est en plus un evénement concret, fréquent, régulier, dans nos vies et dans notre activité de recherche et de pensée. Bien sûr, le temps passe, et les habitudes cerisiennes se transforment aussi. Mais que ce mythe soit non une mémoire mais une réalité présente, et une réalité sur laquelle on peut compter (avec cette joie qui nous prend, chaque année à la fin de l’hiver, quand la feuille jaune annonçant les colloques nous arrive par la poste), voilà ce qui est rassurant dans un monde dont la détérioration intellectuelle n’est donc pas aussi menaçante que l’on est parfois porté à croire, voilà ce qui est beau dans notre vie universitaire composée pour la plupart de corvées et de tâches peu intéressantes dont l’image s’envole à côté de ce Château qui reste comme un symbole du possible et de l’effectif réalisé et durable.
Il y a bien sûr des avantages que Cerisy présente par rapport à des manifestations semblables : un climat intellectuel déterminé par l’uniformité d’une direction homogène dont les critères sont connus et la cohérence préservée; la diversité recherchée des sujets et des champs de recherche et de connaissance traités, en harmonie avec les intérêts de la pensée contemporaine et de l’évolution du savoir; une qualité presque toujours maintenue et sauvegardée par des règles d’organisation claires et exigeantes; l’ambiance de détente créée par un milieu naturel où le travail frôle les vacances, et ou les contacts humains deviennent souvent des amitiés pour la vie.
Mais on peut penser aussi aux faiblesses, qui, pour ma part, ne concernent que certains aspects matériels : le manque des salles de bain est-il compensé par ce romantisme des intérieurs et du paysage ? le difficile accès par train est-il compensé par les cérémonies pittoresques de l’accueil savamment maintenues ? le prix du séjour est-il à la portée de certains chercheurs et universitaires ? Mais on songe aux repas agréables et abondants, au confort des chambres (même les petites, même celles des étages élevés), à l’“esprit” cerisien qui prend l’ensemble des participants, et je pense que tout cela devient secondaire en conséquence.
En revanche, il y a sans doute une spécificité de Cerisy: une tradition ; un renouvellement subtil mais effectif qui fait de cette tradition le contraire d’une convention (comme les règles d’organisation sont le contraire des normes strictes et la condition d’un bon fonctionnement); une ambiance de travail et de convivialité (tant pour le spirituel que pour le matériel) sans pareil dans le monde; la démarche des ateliers, espaces de recherche en procès sans hiérarchie et sans inhibition ; et, surtout, les résultats. Les résultats, c’est les livres. Cerisy travaille à partir des livres, mais Cerisy est aussi un ensemble de livres. Et la “collection Cerisy” se livre à tous ceux qui l’approchent pour manifester son accompagnement de l’histoire intellectuelle de notre temps, ou plutôt sa propre histoire intellectuelle, avec nous tous, qui fait partie de ce temps et le constitue.

Jean-Luc STEINMETZ et Bertrand MARCHAL
"Mallarmé", 1997 (Mallarmé ou l'obscurité lumineuse, éditions Hermann, 1999)

Le 5 juillet 2002
La décade consacrée à Mallarmé en 1997, première du genre sur cet auteur, fut aussi pour nous deux la première expérience de direction d'un colloque à Cerisy. Ce fut même, pour l'un de nous, l'occasion de venir pour la première fois à Cerisy et de donner ainsi une réalité géographique, intellectuelle et surtout humaine à ce nom mythique. Il ne nous appartient pas de dire ce que fut l'intérêt académique de cette décade qui précéda d'un an les célébrations du centenaire de la mort du poète. Ce que nous pouvons dire en revanche, cinq ans après cette expérience, c'est que Cerisy est unique en son genre, par son organisation, son accueil, son mode de vie, la qualité de ses échanges intellectuels, ses à-côtés, bref par tout ce qui donne sa pleine signification au mot trop souvent usé, dans la rhétorique des colloques universitaires, de convivialité.
Amateurs de cloîtres laïques - ceux qu'il trouvait dans les collèges d'Oxford et de Cambridge - Mallarmé aurait aimé cette abbaye de Thélème ouverte à tous les savoirs et à la confrontation de toutes les idées.

Isabelle STENGERS
"Temps et devenir (à partir du travail d'Ilya Prigogine", 1983 (Éditions Patino, 1988)
"Culture : guerre et paix", 2000 (Propositions de paix, Seuil, Ethnopsy, n°4, 2002)

Le clocher de Cerisy

Sur le faîte du toit, un clocher, mais non pas une tour dominant le paysage, inspirant à chacun le respect dû à l'autorité de qui a le droit de dire le temps des autres. Le clocher a la forme d'une cloche perchée sur quatre poteaux, et il abrite une cloche. Rien de plus, rien de moins, et cela donne le ton.
Le clocher de Cerisy ne dit pas l'heure, et il n'y a d'horloge nulle part, donnant sa loi aux hôtes du château. Il y a l'autre cloche, bien sûr, celle que l'organisateur utilisera pour tenter d'arracher son troupeau indiscipliné à de passionnantes discussions, pour le ramener à la bibliothèque, mais celle-là, le personnel de Cerisy n'en use jamais : elle appartient à ceux et celles qui occupent les lieux, qui en disposent, qui disposent de leur temps comme ils l'entendent.  Lorsque l'on est accueilli à Cerisy, nulle norme, explicite ou implicite, ne vient normer l'événement. Catherine Peyrou, bien sûr, sardonique, évoque le temps où les hôtes prenaient le temps d'aller se baigner, organisaient leurs horaires en fonction de la marée. Mais le lieu, et tous ceux qui sont là en permanence, et qui voient, semaine après semaine, se succéder les assemblages les plus hétéroclites, réussissent, à chaque fois ce miracle de l'hospitalité : vous êtes ici chez vous, et rien n'est plus important que le succès de votre rencontre, telle que vous l'envisagez.
Une seule contrainte donc : la cloche. Même si, vers midi vingt, l'affrontement du siècle était en train de se déployer entre penseurs les plus distingués, il faudra arrêter, car le personnel qui s'affaire à la cuisine doit, lui aussi, être respecté. Et au début de chaque rencontre, lorsque résonne pour la première fois la cloche du déjeuner, il y a un moment de flottement : les "nouveaux" sont portés à faire la sourde oreille, mais les "anciens", ceux qui sont déjà venus, prennent le parti pour la cloche. Ils ont appris le sens de son message. La pensée importe, l'insoumission en est partie prenante, comme aussi l'étrange impression que de la réponse d'untel à untel, ou de la possibilité de "placer son mot", dépend le destin de l'humanité. Mais la voix de la cloche dit la différence entre cette importance et l'arrogance qui en est partie prenante. Alors que nous "pensons", d'autres s'affairent, travaillent à nous offrir la stabilité, la tranquillité, la liberté sur lesquelles nous comptons.
L'hospitalité a ses lois, mais ces lois, à Cerisy, sont vectrices d'humour. La permanence abrite et nourrit avec équanimité les audaces plus ou moins intéressantes. Les parapets du pont sur les douves accueillent imperturbablement les derrières des hôtes qui, semaine après semaine, en réinventent immanquablement l'usage. Les nouveautés s'agencent dans les plis de la tradition, telle cette possibilité discrète offerte désormais à ceux ou celles qu'une discussion ennuie d'aller en catimini consulter son courrier électronique ou surfer tranquillement dans une embrasure bien venue - à moins bien sûr qu'ils n'aillent fumer une cigarette en sortant par la porte du fond : un bac à sable attendant les mégots est là pour leur rappeler qu'ils ne sont pas les premiers, et qu'ils ne seront pas les derniers. Mais la cloche, elle, est le véritable garde-fou : celui qui rappelle aux herbes folles, poussant dans les interstices, que les interstices sont redevables au mur, stable, où elles courent. La cloche est là pour affirmer que la possibilité pour celles qui vont, avec efficience et gentillesse, faire le service, "leur" service, de savoir à quelle heure elles pourront rentrer chez elles, vaquer à leurs propres affaires, importe tout autant que les grands débats qu'elle interrompt. La cloche ne sait pas qui elle interrompt, mais elle nous rappelle que nous ne sommes pas seuls au monde.

Frédéric J. TEMPLE
"Modernités de Blaise Cendrars", 1987 (Blaise Cendrars, SUD, 1988)

C’est l’amitié qui m’a conduit à Cerisy-la-Salle. En 1982, pour un colloque consacré à mon ami Albert Ayme, le peintre inventeur des “ toiles libres ”. Je logeais alors à l’Orangerie… En 1983, je suis revenu à Cerisy, entraîné par Jacques Proust qui dirigeait un colloque international Diderot. Cette fois, c’est aux Escures que j’ai pris mes quartiers. J’ai eu droit au château même, en 1987, en ma qualité de co-directeur (avec Monique Chefdor et Claude Leroy) du colloque pour le centenaire de Blaise Cendrars. J’eus le plaisir quotidien de faire sonner la cloche à main pour rassembler les ouailles. En 1994, Robert Briatte m’invita à participer au colloque Joseph Delteil. Je dormis encore, et fort bien, au Château. À chaque fois, j’ai eu la joie de retrouver la chauve-souris de service virevoltant parmi les poutres du vaste grenier-bibliothèque.
Dois-je dire que je regrette de n’être pas revenu à Cerisy autant que je l’avais souhaité ? L’accueil, le lieu, le climat (naturel et humain) s’y conjuguent pour distiller un charme de bon aloi qui ne saurait être analysé. On y succombe, dans un bien-être qui vous repose d’une vie souvent tannante. En revanche, nous y guette le danger que cette quiétude rende difficile le retour à la réalité. Tout cela, sans oublier l’excellence des terrestres nourritures, fait de ce haut-lieu normand un irremplaçable “ forum ”. C’est avec une certaine fierté qu’un écrivain peut proclamer : “ J’y fus ”, et manifester en même temps, sa gratitude d’avoir été convié à l’une des plus belles aventures de l’Histoire de ce temps.

Pascale VOILLEY
"Une littérature contestataire : le mouvement "documentariste" suédois", 1994
"Droit et littérature dans le contexte suédois", 1997 (Éditions Flies, 2000)

Princeton, le 14 décembre 2001,
Chère Edith,
Cerisy a joué un rôle déterminant dans ma vie, et c’est avec grand plaisir que je contribue au dossier de témoignages à l’occasion du projet SIÈCLE.
La première chose qui me vient à l’esprit quand je pense à Cerisy est la présence de Maurice de Gandillac dont le parrainage m’a été à tous égards d’un grand secours pendant la dernière décennie. Son exigence intellectuelle et sa facilité à mettre en contact les générations sont deux aspects que je tiens à souligner.
Je suis très reconnaissante à Cerisy de m’avoir permis de co-organiser deux colloques sur la littérature suédoise avant même que j’ai achevé mon doctorat. L’équipe de Cerisy ne s’embarrasse pas de bureaucratie et n’hésite pas à prendre des risques pour soutenir des projets authentiques mais marginaux. En tant qu’organisatrice, j’ai admiré l’efficacité et la souplesse avec laquelle le centre participe à la mise en place d’un colloque. Tout est fait à échelle humaine, mais sans cafouillage. Je suis toujours sidérée que si peu de gens acceptent aujourd’hui de venir pour l’intégralité d’un colloque. Il me paraît évident que le séjour d’une semaine au château est une formule qui garde toute sa pertinence à notre époque.
Je pourrais faire beaucoup d’autres compliments mérités au centre et à ses animateurs, mais je préfère m’en tenir à l’essentiel, et faire des vœux pour l’avenir de Cerisy.


Contributeurs ou Participants

Georges AMAR

Pour le S.I.E.C.L.E.

Cerisy, que ce nom lui va bien ! C’est celui d’une saison goûteuse et séductrice. Et c’est celui d’un “ temps ” qui toujours reviendra - celui des idées jeunes.
Je suis souvent venu à Cerisy en juin. On dirait alors que la splendeur du paysage réclame le retour des colloques comme de l’un de ses fruits. La nature se délasse d’entendre les humains en leurs savants palabres, à l’ombre de vieux murs, le soir sur les sentiers de gravier blanc qui crisse sous les pas. Je vous recommande la pleine lune au château de Cerisy-la-Salle. Je ne sais pas pourquoi. Une paix royale. On y sent la pensée devenir sensuelle, et se résoudre dans le silence odorant de la terre.
Je suis venu souvent à Cerisy, et très studieusement, remplir mes cahiers. C’est terrible : tout m’intéresse ! Comme je regrette cette année de ne pas assister aux Nous et au Je, au Spinoza, à l’Abellio ! Si la luxure intellectuelle était un péché, Cerisy serait depuis longtemps en enfer.
Si Cerisy a contribué à ma formation intellectuelle ? Mieux que cela, il en est une matrice. La topologie de ses chemins, des escaliers du château aux plus minces sentiers des sous-bois, la distribution dans l’espace des Maisons, des Chambres toutes nommées, ses frontières invisibles, en font le labyrinthe d’un cerveau partagé. Oui, beaucoup de mes idées - qui comme chacun sait ont date et lieu de naissance comme  n’importe quel vivant -, que je les croie miennes ou sache d’où elles viennent, ont une adresse ici.
Il y a les arbres, les pierres, et il y a les visages. Parmi les plus célèbres, celui de Castoriadis, celui de Morin, celui d’Atlan, celui de Thom, je les revois dans la lumière spéciale de Cerisy. Cerisy leur confère mieux que de la gloire, du plaisir d’être là. Beaucoup de visages amis, de visages d’amis - sur le “ pont-levis ” au soleil.

Gérald ANTOINE

Si je ne m’abuse, c‘est Jean Lescure qui, le premier, m’a fait prendre le chemin de Cerisy-la-Salle. Il m’avait suggéré d’analyser “ les usages du français parlé à des fins littéraires chez l’auteur de Zazie ”. Queneau lui-même était présent et l’on s’amusa fort. Cela remonte aux années 50.
Depuis lors je revins plusieurs fois à Cerisy comme auditeur, séduit par l’atmosphère amicale, au début presque intime, qu’entretenaient avec un subtil dosage d’humour et d’autorité Anne Heurgon et Maurice de Gandillac. La proximité de Canisy, le village de Follain que j’aimais beaucoup, joua aussi son rôle.
En dehors de mon entretien sur Queneau peuvent être mentionnés trois autres propos. L’un (mais à quelle date ?) traita de “ la femme chez Claudel ”, lors d’un colloque dirigé par Marie-Jeanne Durry. La deuxième aborda “ la définition et les méthodes de la stylistique littéraire ” : la session, alors animée par Georges Poulet, connut un certain retentissement à travers la publication des Actes sous le titre Les chemins actuels de la critique (Plon, 1968). Une troisième incursion, plus récente (1994) souleva une nouvelle fois le problème: pour ou contre Sainte-Beuve ?, par le tandem José-Luis Diaz - Annie Prassinoff. Celle-ci devait hélas ! nous quitter beaucoup trop tôt.

Fawzia ASSAAD

MES VIES A CERISY-LA-SALLE

Cerisy, je l’ai imaginé avant même que d’y aller. Dans le salon des Gandillac, entre Geneviève  et Anne Heurgon. Edith et Catherine étaient encore de toutes petites filles, à peine plus âgées que les enfants des Gandillac. Les dimanches, chez les Gandillac, autour des deux grand-mères encore vivantes, en compagnie de la famille Ionesco, on préparait l’avenir de Cerisy.
Cerisy ! Geneviève voulait en faire son œuvre, elle, attirée par les valeurs du monde des lettres,  épouse  d’un professeur de Sorbonne qui partageait son enthousiasme, a soutenu Anne  avec ardeur. C’était comme un don de soi total pour le projet de Cerisy. Elle avait le souvenir de Pontigny dans le coeur et pour Cerisy elle ne voulait rien de moins.  Cerisy serait  la prolongation estivale d’un Paris où tout ce qui compte de plus brillant dans le monde  de la pensée se réunirait. Comme à Pontigny. C’était, me souvient-il, l’ambition de Geneviève.
Quant a surgi l’idée d’inviter Heidegger. Heidegger, je le lisais avec Jean Wahl, en allemand. Je  posais des questions qui interpellaient Jean Wahl. Et Jean Wahl qui sans doute voulait, par procuration, des réponses à ces questions, m’encourageait à aller rencontrer Heidegger en Forêt Noire. Deux étés consécutifs, j’étais donc partie lui rendre visite à Fribourg, chargée d’une tonne de questions. Je les posais en français, il me répondait en allemand. Ses réponses étaient des extraits de ses livres, je restais avec mes questions. Pour ces deux visites à Fribourg, j’avais renoncé à une bourse d’été à l’université de Yale. Plus tard, quand j’ai appris que ce haut-lieu de la culture américaine était interdit aux filles durant l’année académique, je suis partie d’un grand éclat de rire qui confortait mon choix. Ma mère m’accompagnait et nous avions beaucoup apprécié l’accueil des Heidegger. Lors de notre deuxième séjour, quand nous avons été surprises par une longue grève de transports, ils proposaient même de nous héberger, mais il nous a été possible de contourner la France et d’aller en Angleterre. J’avais au moins appris, ces deux saisons, que les questions ne sollicitaient pas nécessairement des réponses.
Quand la décade Heidegger a été annoncée, Jean Wahl m’a encore une fois encouragée à y prendre part. J’avais goûté aux joies de Royaumont. Je n’ai pas hésité. Je me souviens vivement du soir de mon arrivée, la pièce qui jouxte la bibliothèque n’avait  pas encore été transformée en bureau. Elle servait de salle à manger d’honneur. J’arrivais après tous les participants. Ma place était réservée à la gauche de Heidegger. J’avais vingt ans et des poussières. Je n’étais pas intimidée. Heidegger, je connaissais. Un vieux copain? Non, pas tout à fait. Trop doctoral. Il fallait faire l’effort de paraître intelligente. Et j’avais déjà épuisé toutes mes questions à Fribourg. Je savais d’ailleurs que, si je les posais à nouveau, elles resteraient encore une fois sans réponse. Ou que les réponses me renverraient à telle ou telle page de ses livres, celles-là justement qui provoquaient les questions. A nouveau, je lui parlais en français ; il me répondait en allemand. J’avais été séduite par les montagnes de la Forêt Noire. Il ressemblait à un paysan de la Forêt Noire. Hitler aussi ressemblait à un paysan de la Forêt Noire. Sa moustache n’était même pas différente. A présent que le visage de Heidegger se perd dans le passé, je mélange dans mon souvenir son portrait et celui de Hitler, comme si j’avais connu l’un à travers l’autre, peut-être que toute la littérature écrite sur le nazisme en est responsable. Je ne sais trop  ce que j’ai raconté ce soir-là, et lors de mes promenades avec M. et Mme Heidegger, dans le parc de Cerisy-la-Salle. Peut-être leur ai-je donné des nouvelles de ma mère, peut-être ai-je parlé de mes deux sujets de thèse. Je me souviens que je ne tarissais pas et qu’ils m’écoutaient avec une grande amabilité. Mais ce jour où je les ai accompagnés avec Maurice de Gandillac, Beaufret et Axelos au bord de la mer, ils m’ont totalement ignorée, Heidegger ignorait même qu’il était au bord de la mer. Il ne la regardait pas, préoccupé qu’il était par la traduction française d’une phrase de son œuvre.
Cette décade de Cerisy a beaucoup compté pour moi. D’abord elle a marqué le début d’une grande amitié avec Gilles Deleuze. Je le rencontrais là pour la première fois. Gilles, il décoiffait la jeune fille rangée que j’étais. Il était plein d’humour et de tendresse, un maître à penser et à rire au quotidien. Au ping-pong il se mesurait à Maurice de Gandillac. Maurice le battait. Moi, je perdais à tous les coups. Avec l’un, comme avec l’autre. Nous assistions au séminaire de Heidegger debout, au fond de la bibliothèque, pour aller nous promener au cas où l’on s’ennuierait trop, mais nous restions cloués sur place, échangeant quelques commentaires malveillants. Une phrase prononcée par Heidegger lors de ce séminaire est devenue pour moi l’ennemie à combattre: la philosophie est grecque, elle parle grec, avait-il dit. Et l’Egypte ? m’étais-je rebiffée ! Cette phrase ennemie, je la combattrai jusqu’à mon dernier souffle. Elle a provoqué tous mes choix philosophiques. A l’issue  de cette décade les Gandillac partaient en catastrophe au chevet d’un père gravement malade et me confiaient leurs enfants.  Cerisy s’était vidé. Il faisait beau et j’avais une passion pour Catherine et Anne, mes “deux filles”, les premières d’une première vie. Mais j’étais impatiente de voir revenir leurs parents et de retrouver, à Paris, Gilles.
Je n’ai jamais compris pourquoi Jean Wahl, qui a introduit Heidegger en France, donné des cours sur Heidegger, lu avec moi ses textes en allemand , m’a encouragée à aller poser des questions à Heidegger à Fribourg, à Cerisy, puis a reproché à certains d’avoir participé à cette décade.  Certains, non pas tous. Jean et Jacqueline Starobinski qui venaient de se marier y étaient aussi. Leur en a-t-il voulu? Avec Gilles, il a conservé une distance polie, mais il reconnaissait sa griffe sur une page de ma thèse, et me donnait l’ordre de l’arracher. Elle concernait la différence à l’intérieur du principe d’identité.
Je n’étais pas politisée en ce temps béni. Je vivais alors dans un état de grâce. La politique française en Algérie soulevait la colère de Gilles. Il partageait, avec ma mère, la colère. Il détestait, avec autant d’ardeur qu’elle, le fascisme et le colonialisme. J’enregistrais, sans prendre part. Il ne m’était pas donné de vivre longtemps dans cet état de grâce. Au lendemain de ma soutenance de thèse, j’ai encore fait une petite incursion à Cerisy, je ne me souviens que du trajet, sur la moto de Jean Pépin, enivrant, puis la crise de Suez a changé le cours de ma vie. Je rentrais au Caire croyant que Paris m’attendrait. J’ai reçu les bombardements de mes amis français et le rideau de fer s’est refermé sur moi.
Une vieille dame m’a dit un jour que l’on changeait de peau, comme les serpents, toutes les sept années. Je ne sais pas si le chiffre 7 est exact, mais, entre ce premier temps à Cerisy et le deuxième, j’ai sans doute changé deux fois de peau. D’abord ma vie de chargée de cours à l’Université de Aïn Shams au Caire où je me suis acharnée à vouloir enseigner le doute et le questionnement à mes étudiants, me servant de Kant, de Kierkegaard, ou encore de la philosophie des sciences. Puis ma vie d’épouse et de mère projetée sur une île du Pacifique : Taïwan. Je parlais arabe dans l’une de ces vies, chinois dans l’autre.
C’est à Taïwan que je lisais le livre de Deleuze sur Nietzsche et que, dans un autre éclat de rire, je décidai d’écrire d’autres Nietzsche, d’innombrables Nietzsche , introduire Nietzsche dans un kaléidoscope aux mille facettes, en faire même un Nietzsche égyptien. Puisque Gilles inventait son Nietzsche. Dès mon retour en Europe, je faisais part à Jean Wahl de mon projet, je commencerais par un Nietzsche interprétant Kierkegaard, un dialogue des Morts-Vivants et Jean Wahl acceptait ce projet pour la Revue de Métaphysique et de Morale.
Une décade sur Nietzsche se préparait à Cerisy-la-Salle et l’on m’invitait à y participer. C’était au lendemain de la guerre des six jours et de la révolution de 68. J’osais m’absenter de Genève, confier mes enfants à mon mari et à nos amis. Le monde de Cerisy n’était plus le même que celui que j’avais quitté. Je mesurais l’effet de 68, l’inquiétude des jeunes philosophes qui ne pouvaient plus compter sur les diplômes pour se frayer un chemin dans la hiérarchie, mais sur quoi pouvaient-ils compter, sur ces interventions qui se succédaient avec nervosité à un rythme de lecture accéléré ? Et j’avais changé deux fois de peau. Mes vingt ans n’étaient plus. J’approchais des quarante ans. Gilles sortait d’une longue maladie, amoindri physiquement mais déjà devenu mythe, la gloire de cette nouvelle université de Vincennes, ouverte, dit-on, par Edgar Faure pour servir d’abcès de fixation ; il arrivait, entouré d’une garde fidèle, comme sur la défensive, pour repartir aussitôt .Je conserve de cette décade le souvenir d’avoir touché au vieil âge. Je me souviens aussi que, plus tard, le temps, pour moi, s’est mis à rebrousser chemin.
Edith Heurgon m’a dit un jour que je retournais à Cerisy une fois tous les dix ans. Ce n’est plus vrai. Mes enfants ont grandi et je dispose de mon temps. J’ai toujours habité l’Orangerie. De là, j’ai vue sur le chateau et sur les vaches qui paissent dans les champs. Les vaches normandes sont les plus belles. Je me demande toujours ce qu’elles ruminent. J’imagine qu’elles se souviennent de leur passé, quand elles étaient déesses et qu’elles se nommaient Hathor ou Mehyt, quand elles nourrissaient Pharaon d’un lait de vie. J’imagine leurs vies passées.
A Cerisy, je me prends à fredonner un vieux refrain qui me hantait quand je n’avais que vingt ans. Frede, l’existence est bizarre, beaucoup de ceux que j’ai aimé sont loin, bien loin dans le passé. A Cerisy, ils redeviennent présents, avec toutes mes vies à Cerisy : Geneviève de Gandillac, Anne Heurgon, Eugène Ionesco, Gilles Deleuze, je ne voudrais pas allonger la liste, la mort est un scandale, celle des autres est le plus grand des scandales, le suicide d’Anne, celui de Deleuze, un scandale plus grand encore.

Jean-Paul BAILLY

Le monde se divise en deux : ceux qui connaissent Cerisy et les autres. Cerisy c’est avant tout un ton, une atmosphère, très particulière : d’abord un lieu, exigeant, très exigeant, au plan intellectuel - mêlant rigueur et parfois érudition - mais toujours avec ce qu’il faut de concret, d’expérience et de teneur. C’est un point de rencontre : un peu toujours les mêmes - Cerisy a ses fidèles et ses habitués - mais toujours différent : de nouvelles têtes, de nouveaux savoirs, de nouveaux champs d’intérêt ou d’activité. Les rencontres y sont détendues, conviviales, chaleureuses et amicales. Le dialogue et le débat y sont la règle. Que ce soit dans les salons, la bibliothèque ou la salle à manger, ils sont rarement anecdotiques ou superficiels, toujours ou presque sur le fond, avec du contenu, mais aussi avec ce qu’il faut de recul et de détachement. Sérieux, très souvent et sans se prendre au sérieux…presque toujours.
Voilà près de trente ans que j’ai découvert Cerisy - j’y suis retourné assez régulièrement. Chaque rencontre laisse une trace. C’est un peu un pèlerinage avec ce que cela comporte de foi, de tradition, de réflexion sur soi et de plaisir d’être avec les autres. A la fois immuable et inimitable dans son intention et son atmosphère, les dires ne sont pas restés figés. La modernisation et la modernité y ont fait de timides apparitions, le confort et la rénovation des espaces, la réhabilitation du Patrimoine… Mais la tradition reste forte, et au fond ce qui a le plus changer en trente ans, c’est sans doute moi-même et mon regard.

Gérard BALANTZIAN

Les colloques du CCIC auxquels j’ai participé m’ont apporté une ouverture vers d’autres domaines que celui des technologies et du management. Ils m’ont permis une réflexion en profondeur sur des thèmes brûlants de notre société. La recherche de clairvoyance des intervenants et des participants autour de ces thèmes a retenu mon attention ainsi que l’atmosphère conviviale favorisant différentes formes de coopération.
Je me suis rendu à plusieurs reprises à Cerisy à partir des années 1990, essentiellement en qualité d’auditeur autour de personnalités du monde de la sociologie et de la philosophie, tels Michel Crozier, Jürgen Habermas, Alain Touraine, sans tous les citer. J’ai eu également l’honneur d’y intervenir sur le thème des tableaux de bord de l’entreprise, m’appuyant sur une expérience à la RATP, et de réfléchir sur les nouvelles attentes des managers à l’égard de l’informatique au plan du décisionnel. Je sentais que l’Information décisionnelle deviendrait un sujet central compte tenu des nouveaux besoins de pilotage des organisations décloisonnées. La conférence de Cerisy m’a permis non seulement de mettre mes travaux à l’épreuve de la critique mais par la suite de les approfondir dans le cadre de l’Université de Technologie de Compiègne.
Un enseignement innovant est né. La démarche que j'avais initialisée dès la fin des années 80 sur le thème des tableaux de bord s’est ainsi peaufinée progressivement au contact des entreprises et des cercles de réflexion. Je l’ai enseignée pendant près de dix ans. J’ai dirigé des études de troisième cycle et j’ai joué un rôle actif dans des publications. Ainsi, cette démarche n’est pas restée théorique car mon impulsion, et l'apport d’autres acteurs, ont permis de passer de la théorie à la phase de concrétisation de diverses actions sur le plan des tableaux de bord et de la prise de décision.
Je remercie le CCIC des actions qu’il entreprend et lui souhaite longue vie.

Viviane BARRY

Rôle de Cerisy sur le plan intellectuel : Cerisy m’a permis des échanges très enrichissants non seulement au moment des conférences et des discussions mais dans toutes les conversations qui suivent ces débats, se poursuivent à table ou dans le parc, ceci pendant plusieurs jours. Et c’est au cours de ces échanges que, pendant ces journées, se nouent aussi des liens très amicaux. De plus, le niveau intellectuel des communications et débats à Cerisy s’avère profondément stimulant. Sur le plan professionnel, il est toujours valorisant “ d’intervenir ” à Cerisy.
Je suis venue 3 fois à Cerisy : une fois en auditeur à environ 35 ans. Puis une très longue maladie de mon mari m’a empêchée d’y retourner pendant longtemps mais j’ai continué sans interruption à appartenir aux “ Amis de Cerisy ”. J’y suis revenue en intervenante et me prépare à y revenir à la fois comme intervenante, animatrice de soirée et membre du comité d’organisation du colloque Abellio. L’accueil chaleureux que j’y ai toujours reçu et le souvenir que je garde de tous mes séjours me donnent, comme sans doute à tous les hôtes de Cerisy, l’impression d’être une “ habituée ”.
La première spécificité de Cerisy est la longueur des colloques sur le principe de la décade. Mais, pour certains, puisque vous demandez notre avis, cela peut constituer un inconvénient : il est parfois difficile de se libérer pour dix jours. D’autre part, cela entraîne des frais importants qui font hésiter des auditeurs potentiels (j’en ai fait l’expérience lors du colloque sur le Surréalisme dans lequel j’intervenais : plusieurs des personnes que j’avais invitées auraient été très intéressées mais ont reculé à cause de cela). Et, tant que je parle des spécificités qui peuvent être des “ faiblesses ”, il en est une qui étonne les intervenants lorsqu’ils participent à des colloques à Cerisy pour la première fois, c’est que les frais de voyage ne leur sont pas remboursés au contraire de tous les autres colloques.
Mais, la vraie spécificité de Cerisy qui fait oublier ces inconvénients, c’est la qualité du lieu et de l’accueil, en particulier des mémorables soirées de présentation dans le grenier. Aucun des nombreux colloques auxquels j’ai participé n’a cette qualité d’accueil. Unique encore, la beauté du cadre où tout, aussi bien à l’extérieur (parc et dépendance) qu’à l’intérieur du château, porte la marque du goût et du raffinement de ses propriétaires, la qualité aussi (ne soyons pas purement intellectuels !) de sa table sur laquelle Mme Peyrou veille avec tant de soin.
Une autre spécificité de Cerisy, liée à son cadre, consiste dans le fait qu’il est situé dans un lieu coupé du monde urbain. Cela peut paraître pesant à certains (j’ai entendu justifier des refus de participer plus de trois jours par l’impression qu’avaient certains collègues d’être “ enfermés ”). Pour moi, c’est au contraire un avantage. L’isolement de Cerisy, permet, à mon avis, plus de concentration sur le colloque, la possibilité de mieux connaître tous les participants moins “ éparpillés ” et moins sollicités par l’extérieur et même ceux de colloques parallèles, voire de participer ponctuellement à ces derniers en auditeurs actifs (je pense à l’atelier de textique dans lequel Jean Ricardou accueille si gentiment les “ étrangers ” à son colloque et à sa richesse des débats qui, ensuite, en découlent, à table en particulier).
En bref, Cerisy est un lieu merveilleux et je pense que toute personne qui a participé à ses colloques en intervenant ou auditeur ne peut qu’en garder un excellent souvenir et en repartir avec le désir d’y retourner au plus tôt.
Le fait que je ne sois pas venue pendant une longue période en raison de la maladie de mon mari ne me permet pas de répondre à cette question.
Voilà, Mesdames, mon témoignage. Il est sincère, peut-être trop en ce qui concerne ce que vous appelez les “ faiblesses ”, mais c’est vous qui nous invitez à les signaler ! Je le fais en toute amitié.

Claude BAZIN-BATISSE

10 mars 2002
Chers Amis,
J’ai découvert Cerisy il y a longtemps. J’avais entendu  parler du centre en 1966 par mon ami Philippe Audoin qui était intervenant au colloque sur le Surréalisme dirigé par F. Alquié, puis ensuite par un ami américain, Frank Malina, à la fois astrophysicien et créateur de tableaux cinétiques, qui avait participé au colloque Créativité artistique et scientifique en 1970. Enfin en 1983, mon beau-frère, Jean-Claude Coquet était co-directeur du colloque La sémiotique aujourd’hui.
C’est cette année là - j’avais 55 ans - que j’ai visité pour la première fois Cerisy, et que j’ai appris que les colloques n’étaient pas uniquement réservés aux spécialistes, mais que tous ceux qui s’intéressaient aux questions culturelles pouvaient y être “ auditeurs ”. Je me suis alors inscrite au colloque Suarès/Larbaud. Ensuite je me suis rendue au gré de mes envies et toujours avec un immense plaisir au CCIC, presque chaque année (colloques Guilloux, Orwell, Méliès, Senghor, Cendrars, Claude Vigée, Julien Gracq,..) soit près de 12 séjours, le dernier en 2000 : Cultures : Guerres et Paix. J’ai pu, grâce à la liberté laissée aux participants de faire des incursions dans des réunions qui se tenaient aux mêmes dates, découvrir Georges Perec, le Post-modernisme américain, et les ateliers d’écriture avec le plus grand bonheur. Cette liberté est une des grandes séductions du lieu, où l’on peut passer d’un groupe à l’autre, mais également du salon à la bibliothèque, de la cave au grenier, ou du parc au potager, sans interdits.
A chaque séjour j’éprouve la même reconnaissance  pour nos hôtes : Edith, Catherine et Jacques.
En ce qui concerne vos dernières questions sur les avantages et faiblesses des rencontres, j’aimerais pour ma part que rien ne change dans cet univers quasiment “ enchanté ”, mais il est impossible de se tenir en dehors du temps, et les chercheurs qui participent aux réunions internationales ne peuvent plus se passer des moyens de communication modernes. Je sais que de nombreux centres de réunions n’en sont pas encore équipés (par exemple, le Centre d’Arc et Senans, dont je viens de contacter un des fondateurs, Serge Antoine), mais je constate que de plus en plus les conférenciers se déplacent avec leur portable. J’avais déjà été frappée il y a trois ans, par une demande d’un ami américain qui, participant à une conférence à l’UNESCO où il bénéficiait de toutes les techniques de communication, nous avait demandé de lui trouver dans le quartier un hôtel où il pourrait brancher son portable le soir (introuvable à l’époque !).
Cerisy, qui a son site Internet, pourrait-il équiper quelques chambres de prises adaptées ? Peut- être est- ce techniquement difficile à réaliser ?
A bientôt, j’espère ; ce serait un énorme plaisir de revoir tous les amis de Cerisy : Maurice de Gandillac et Catherine, Jean-Pierre Colle qui m’avaient accueillis en 1983, et Philippe Kister à mon dernier colloque en 2000. Je serais également très heureuse de revoir Monsieur Claude Halbecq, dont ma rencontre à Cerisy a fait ressurgir un passé familial ancré dans le canton ; et bien sûr tous ceux rencontrés au cours de colloque, devenus des amis chers. Avec toutes mes fidèles amitiés et ma reconnaissance.

Philippe BERNOUX

Chère Edith et chère Catherine,
Votre invitation à témoigner du rôle qu'a tenu Cerisy-la-Salle dans ma vie intellectuelle (et autre) me touche. Mais je crains d'être mauvais élève pour cette rédaction: je ne me suis rendu que trois fois à Cerisy, ce sont d'excellents souvenirs, qui ont ponctuellement nourri ma vie intellectuelle. Il serait difficile cependant de parler d'un vrai rôle, ils 'agirait plutôt d'actions ponctuelles qui m'ont beaucoup enrichi. Ceci étant, j'essaye quand même d'être présent au rendez-vous.
Le rôle. J'ai été trois fois (si ma mémoire ne m'abuse) à Cerisy: au colloque autour de Michel Crozier, à un colloque sur la rationalité organisé par J.-P. Dupuy du CREA, à un colloque sur le travail organisé par le Latts. Au premier, je devais avoir à peu près l'âge de la retraite, aux autres ... c'était plus tard. Au colloque Crozier, j'ai été invité à faire une communication, aux autres je suis venu pour écouter et participer aux débats.
Indépendamment de la grande qualité intellectuelle des interventions, mon sentiment est que ces colloques, très bien préparés, n'auraient pu avoir lieu qu'à Cerisy: éloigné de tout lieu de travail des chercheurs, favorisant donc les dialogues informels sans que chacun puisse retourner à ses tâches quotidiennes, mélangeant les chercheurs venus d'instituts nationaux et internationaux. Cerisy est un lieu très propice aux vrais échanges que l'on peut prolonger une fois les séances formelles terminées. J'ai le souvenir très précis de discussions dans le parc ou dans les salles, d'une atmosphère de grande création intellectuelle et d'une convivialité favorisée par le style des repas (on se met à table à côté de ceux qui viennent d'arriver, sans vraiment choisir ses voisins), ce qui est facteur de mélanges souvent (pas toujours) enrichissants.
Cerisy est vraiment un "haut lieu", unique où l'on vient pour dialoguer, rencontrer d'autres manières de voir et de penser, ce qui se fait rarement sous cette forme aussi ouverte et aussi approfondie. Nos séminaires paraissent bien académiques en comparaison.
Voici l'essentiel de ce que je peux dire. Je suis un arrivant trop tardif pour pouvoir parler d'évolution. Je peux simplement dire ma conviction que Cerisy joue un rôle important dans notre vie intelelctuelle en France. On a souvent la chance d'y renconrtrer des chercheurs étrangers - et il en faudrait sans doute davantage.
Merci de tout ce que votre action apporte et continuera d'apporter, je l'espère.Très cordialement.

Francine BEST

CERISY, lieu magique, temps AUTRE

Février 2002
Cerisy, ce sont des moments personnels, intellectuels, sociaux qui ont scandé mon existence. Cerisy, du temps AUTRE dans la durée-tissu de la vie. Cerisy est un lieu où le temps devient autre, un lieu qui transforme la durée, le temps de soi.
CERISY, c’est le temps de "l’échappée belle", le quart temps ou la troisième mi-temps dont le dernier colloque … sur le TEMPS, à Cerisy, évoquait si bien l’idée... Temps de l’imaginaire, de la rêverie, celle des "Rêveries du promeneur" de Jean-Jacques Rousseau, temps de l’intelligence, certes, mais de l’intelligence rêveuse, libre et vagabonde. Ni temps professionnel, ni temps de la quotidienneté, ni temps de loisirs au sens habituel de ce terme, donc troisième mi-temps !
Tout cela pour dire que, de beaucoup, la présence à Cerisy dépasse les enjeux professionnels et même les enjeux intellectuels s’il s’agit du milieu de “ l’Intelligentsia ”. Etre à Cerisy, c’est rencontrer les intelligences les plus belles de notre temps, c’est être incitée à relire pour SOI, les œuvres philosophiques, poétiques présentées et analysées par les intervenants ceriséens, c’est pour moi redevenir, un temps, philosophe, vraiment… alors même que ma vie professionnelle, très institutionnelle mais que j’ai aimée, m’a éloignée quelque peu de la philosophie, centre de mes études et de ma formation, centre de pans de ma vie professionnelle, à l’université de Caen en particulier. Vie intellectuelle revivifiée comme vie personnelle, où se mêlent conversations, émotions liées aux rencontres amicales, lectures ou relectures, rêverie indéfinie, indéfiniment. Philosophie, poésie, retour vers elles lorsque j’entrouvre la porte de la Bibliothèque.
CERISY, c’est le lieu de l’amitié , donc un lieu magique où les esprits sont hors de la banalité des  sentiments habituels et quotidiens, hors les désirs de domination.
ET D’ABORD, ANNE , son large sourire, son accueil chaleureux, vibrant vigoureusement d’une vraie attention à l’AUTRE. La compréhension à demi-mot, les échanges sur les soucis, petits ou grands, liés à la vie matérielle de Cerisy, sur l’absence d’estime intellectuelle chez d’aucuns, sur l’horreur du vieillissement. A cause de notre amitié la nostalgie s’est emparée de moi pendant des années : le sol, la terre, les murs de Cerisy m’étaient interdits par sa mort, la présence de son absence. Des décades, essentielles pour moi, et surtout Catherine , comprenant si bien l’amitié qui me lie à Anne par-delà la mort, m’offrant son amitié, avec une douceur qui peut étonner, m’ont permis de revenir, de retrouver  Cerisy dans son rôle de lieu de l’amitié. Et puis Cerisy, c’est retrouver de vieilles amitiés qui se sont éloignées à cause du temps qui passe : Robert Castel, Paul Ricœur et bien d’autres. Oui ,c’est le lieu de l’amitié pérenne, que les mots ne parviennent pas à dire.
J’ai participé à une bonne dizaine de décades ou de semaines, et à des journées de ci de là, en voisine, en intruse parfois : certains colloques, initiés et dirigés par des groupes pré-établis comme les équipes de rédaction de revues offrent peu de “ prise ” aux “ simples “ participants — ou à la simple auditrice que j’ai toujours été… Je suis venue pour la première fois dans la vieille auto de Gaston Karcher, cet incomparable photographe de Cerisy et des paysages du bocage normand, alors que je dirigeais l’Ecole Normale de Coutances. C’était en 1966, je crois, voire en 1965.  J’avais donc 33 ou 34 ans et je courais entre Cerisy et mes fils, très petits ce que comprenait parfaitement Anne. L’une des décades qui me marqua alors fut celle du Surréalisme. Mais mes décades préférées restent celles qui ont été construites autour d’un homme, d’une œuvre comme celles-ci : Francis Ponge, Paul Ricœur, Pierre Albert-Birot. Cette unité donne un fil conducteur qui permet de reconstruire, de renouveler sa pensée propre.
J’ai toujours regretté de ne pas pouvoir vivre plusieurs semaines au foyer d’études et de repos pour écrire et lire à mon gré. Hélas les ouvrages de pédagogie ou les articles sur l’éducation aux droits de l’Homme et à la démocratie, je les ai écrits entre deux biberons ou entre des journées consacrées aux enfants et petits-enfants désormais. Mais, tout compte fait, j’aime circuler librement entre ma maison de Regneville et Cerisy : plage de sable contre plage de l’intelligence et du plaisir intellectuel !
Très tôt , très vite, je suis devenue une “ habituée “ , une amie de Cerisy.
J’aime les colloques et, à Paris, j’en organise moi-même ; mais aucun ne ressemble à ceux qui se déroulent à Cerisy. Certes ils font progresser le savoir ; certes ils permettent aux spécialistes d’une question de se rencontrer, mais aucun n’offre ce temps AUTRE que j’ai essayé de qualifier plus haut. Magie du lieu - formation, grâce à la qualité de l’accueil d’Edith, de Catherine, de Jacques, de Philippe et des Autres, d’une communauté intellectuelle provisoire mais vraie - … Il reste là un petit mystère que personne, je pense, ne veut élucider, car ce mystère charme chacun et chacune, fait le charme de Cerisy. Spécificité mystérieuse et fragile, que chacun respecte et construit de sa place et à sa mesure. La plupart des intervenants, surtout les plus grands et les plus reconnus, le sentent et savent faire  partager cette impression de respect, de fragilité, de mystère, de magie mêlés.
Les changements et les modifications sont venus, au fil du temps, mais du temps extérieur au TEMPS AUTRE qu’est LE temps de CERISY : temps au tempo rapide où les intervenants  vont et viennent, pris par leurs obligations universitaires (ah ! l’américanisation des “ papiers “  à produire, des colloques où l’on doit se montrer !). Temps de l’internet et de l’envahissement par la rapidité du courrier électronique, temps social parcellisé, contraignant les personnes à ne plus être elles-mêmes. Oui, ce changement “ abîme “ l’esprit du lieu CERISY. Mais comment l’éviter ? Tout est vraiment question de Temps ! Pouvoir retrouver, le dernier jour, l’intervenant du premier jour est devenu une gageure. Nos organisatrices n’en peuvent mais : c’est le monde comme il va...
CERISY, in fine, reste “ simplement le témoin de l’espérance qu’il y ait sens et valeur à être ".
Lorsque j’ai lu cette phrase de Yves Bonnefoy, j’ai songé à CERISY.

Marie-Claire BOONS-GRAFÉ

Paris, le 13 juillet 2002
Chère Édith et chère Catherine,
Cerisy, depuis le colloque organisé par Leclaire sur la Psychanalyse, celui autour de René Thom, en passant par toutes les décades "derridiennes", celle aussi consacrée à Hélène Cixous et enfin la dernière, autour d'Henry Bauchau... Cerisy, si j'y songe, c'est en moi comme un lieu précieux, unique en son genre. Parce qu'on s'y trouve dans la pensée et dans la rencontre. Parce qu'une amitié peut naître de liens qui se créent, sans jamais violer une fondamentale solitude. Parce qu'aussi on est vraiment accueilli, soigné, entouré, admirablement nourri. Tout cela enchante et vous porte à je ne sais quelle disponibilité. D'autant qu'on peut marcher dans un paysage si serein, s'asseoir et méditer au fond d'un potager, nager..,  on vit dans une calme beauté.. C'est vous dire à quel point j'aime Cerisy : ce qui y est offert est rare, dans ce monde de bruits...de vitesse... d'inhumanité croissante ! Un seul regret : la mise en route de deux colloques à la fois (c'était le cas pour H. Bauchau).
Voilà, je vous embrasse toutes les deux parce que vous êtes le coeur bienveillant de cette belle "machine" et que vous la faites tourner avec une incessante attention. Merci pour tout cela.

Daniel BRIOLET

Professeur de lettres classiques en collège, puis en lycée, de 1957 à 1969, chargé de cours à la jeune Université de Nantes en 1964, j’ai été recruté par celle-ci comme assistant de littérature française le 1er janvier 1969. Phénomène aujourd’hui inconcevable : je n’avais pas, à l’époque, déposé de sujet de thèse… En revanche, avec d’autres collègues, j’avais pu contribuer au développement d’expériences originales d’essais d’initiation à la poésie dans plusieurs classes de lycée. J’étais alors membre du Comité de rédaction de la revue Les Cahiers Pédagogiques. Celui-ci m’offrit une participation gratuite au colloque L’enseignement de la littérature organisé à Cerisy du 21 au 31 juillet 1969. Je devais en rendre compte dans le n° 86 de la revue, Nouvelles critiques et enseignement littéraire, daté décembre 1969 (“Poésie, littérature et enseignement ”, pp. 33-40).
Auditeur passionné, je découvris à cette occasion, avec une certaine ingénuité peut-être, et Cerisy, et l’univers bouillonnant des “ nouvelles critiques ” un an après l’effervescence de 1968. Etaient présents, entre autres, Barthes, Cohen, Deguy, Doubrovsky, Genette, Riffaterre, Todorov … Venu tout droit du “ terrain ”, je ne cessai de m’interroger sur la manière d’articuler entre elles d’aussi hautes et diverses ambitions théoriques et les humbles et exigeantes nécessités de la pratique pédagogique quotidienne.
Ce colloque de juillet 1969 a donc joué un rôle décisif dans l’évolution de ma “vie intellectuelle” et l’orientation principale de ma recherche universitaire : en 1971, je déposai un sujet de thèse de doctorat d’Etat intitulé “ Poésie et enseignement : formation, éducation et développement de l’intelligence poétique ”. Soutenance en 1979, sous la double direction de Jean Levaillant et de Georges Snyders. L’Université, un certain temps, me soupçonna de ne pas être suffisamment “ littéraire ”, puis parut estimer que l’inverse devait être vrai : Lanson, après tout, n’avait-il pas considéré que, s’agissant de littérature, recherche et enseignement sont indissociables ? De ce long parcours, sont en définitive issus, outre bien des articles, trois ouvrages. Un quatrième devrait bientôt sortir...
En 1989 — vingt ans après — je retournai à Cerisy pour mieux comprendre les raisons d’une substitution de “ la didactique ” à la “ pédagogie ” (colloque “ La Didactique du Français ”). J’assistai également en partie au colloque Surréalisme et jeu. Celui-ci renforça en moi le désir de revenir à Cerisy dès que … la vie me le permettrait. Les trois colloques qui m’incitèrent à y retourner de 1999 à 2001 ont contribué, l’âge venant, à prémunir fortement la curiosité intellectuelle éclose trente ans plus tôt contre ce qui, nécessairement, risque de la menacer. L’absolu désintéressement d’ordre strictement professionnel désormais inhérent à ma condition de retraité m’a paru faciliter le développement d’amitiés des plus estimables forgées à Cerisy...
Je suis venu six fois à Cerisy, dont cinq en qualité d’auditeur, et une comme intervenant :
- 1969 : trente-trois ans
- 1989 (2 colloques) : cinquante-trois ans
- 1999 et 2000 : auditeur (66 et 67 ans)
- 2001 : intervenant (colloque Georges Emmanuel Clancier) : 61 ans
Avantages : Un cadre unique en France pour des manifestations d’un tel type. Un accueil excellent. Un emploi du temps tout à la fois consistant et souple qui ménage d’appréciables moments de repos. Et, avantage suprême, l’occasion d’entendre et de rencontrer des écrivains, des chercheurs, des créateurs dont l’apport, le plus souvent, est inestimable. Ce qui favorise au plus haut point le maintien et le développement d’une vie intellectuelle intense dans un monde de plus en plus capable, parfois, de la menacer dans ses sources mêmes...
Inconvénients ou faiblesses : Le sentiment que la possibilité de prendre part à d’aussi riches expériences demeure en tout état de cause l’apanage de minorités privilégiées. Il s’agit là, bien entendu, d’un problème de politique générale dont le Centre ne peut en aucune façon être tenu pour responsable… Et quand des interventions aux Colloques de Cerisy deviennent un important auxiliaire du développement d’une carrière universitaire, il n’est  besoin que d’évoquer les mânes de M. Bourdieu pour rappeler combien, en France, à l’encontre de tant de discours, les privilèges gardent force de loi. Des privilèges avant tout financiers, s’entend...
La rencontre de 1969 dont je fus témoin (L’enseignement de la littérature) frappait évidemment par l’esprit “ post-soixante huitard ”, au bon sens du terme, qui avait présidé à l’utilisation de l’espace pour les échanges et discussions (auditeurs installés en cercle autour des intervenants, tenues non protocolaires, etc). Mon retour à Cerisy vingt ans, puis trente ans plus tard, indépendamment d’un retour à un mode traditionnel de structuration des échanges, ne m’offre pas de points de comparaison suffisamment solides. En règle générale, l’atmosphère régnant à Cerisy me paraît se distinguer de plus en plus de celle que l’on rencontre dans les colloques universitaires traditionnels, hantés par des rivalités secrètes, et d’allure volontiers plus guindée...

Marie-Louise CANARD

Le 31 janvier 2002
Chères amies de Cerisy,
A vos questions, je peux répondre que, depuis 1987 (je ne sais plus), j’éprouve un grand plaisir à venir à Cerisy et que j’en repars l’esprit et le cœur comblés, mon carnet d’adresses enrichi d’adresses amicales et fidèles et que nulle part ailleurs je n’ai trouvé une telle atmosphère de convivialité, de simplicité discrète et d’accueil pour la modeste auditrice que je suis.
Tous mes vœux et l’expression de ma fidèle amitié à toute votre équipe.

Jean CASSIO

Le 8 janvier 2002
A mes ami(e)s,
Cerisy part de gâteau dans laquelle je mords à pleines dents. Mes origines ne devaient pas m'y conduire, ni ma profession. Pourtant mon parcours à Cerisy prend origine dans le séminaire sur Proust en 1997, suivi en 1998 de ceux sur Hélène Cixous et Jean-Luc Godard, puis en 2000 Penser avec Balzac ainsi que Autobiographie, journal intime et psychanalyse pour faire étape en 2001 avec Témoignage et écriture de l'histoire avec dans le même temps des présences au colloque sur Henry Bauchau.
Vous représentez pour moi mon école buissonnière, mon éducation intellectuelle, avec l'avantage d'y prendre tous les pollens et d'en faire, par cet éclectisme, un miel qui fortifie mes tartines du petit déjeuner. En quatre ans, six colloques, différents, utiles, graves et enjoués. Je ne peux comparer avec d'autres manifestations. Les avantages se trouvent énoncés plus haut par la diversité de choix qui est offerte.
Les intervenants, presque tous des universitaires, des professionnels de la professsion (J.-L. Godard), peuvent offrir un plaisir rare d'intelligence et d'intelligibilité et me captiver par le choix de leur approche du sujet, mais surtout par une parole vraie et compréhensible, tandis que d'autres utilisent un jargon qui peut satisfaire un auditoire sélectionné mais décourager l'écoute la plus bienveillante.
Certains préparent Cerisy,  d'autres arrivent et partent pendant le colloque laissant les participants un peu sur leur faim car lors des discussions, leur absence ne permet pas d'approfondir certaines questions. Comment y remédier? Je suis personnellement attaché à cette longue durée, car le temps qui est traqué à la seconde dans le monde occidental, trouve à Cerisy sa dimension humaine, où la parole se fortifie de l'autre et le silence a ses aises. Orson Welles disait "Plus nous allons vite, moins nous avons le temps".
La cuisine est bonne, familiale avec un personnel attachant et attentif. Les femmes et hommes chargés de l'administration et de l'accueil nous rendent chaque séjour plus agréable avec cette complicité qui fait que je me sens chez moi, chez vous. Je réponds au fil de la mémoire qui apprend à connaître et mieux être.
J'ai lu dans "Journaux intimes viennois" de J. Le Rider ce passage: "Partant de la maxime de Goethe selon laquelle tout savoir est condamnable s'il ne renforce pas la vie, Nietzsche condamne comme paralysante et délétère toute science coupée de l'activité. Ainsi l'histoire n'est justifiée à ses yeux que si elle sert l'action et la vie". C'est à Cerisy que je trouve sa mise en pratique.
Je vous quitte provisoirement en vous souhaitant une heureuse année 2002 et gardez-moi une chambre pour La démocratie à venir autour de Jacques Derrida.

Elisabeth CÉPÈDE

Quel rôle a joué Cerisy dans ma vie ?
Réponse à une question littéraire. Je m’intéressais à l’épistolaire. Une amie m’a appris qu’un colloque se tenait à Cerisy en juillet 88. J’y ai rencontré Mireille Bossis et d’autres spécialistes de la lettre. J’ai adhéré à l’Aire de 88 à 93 et assisté à de nouveaux colloques en France et en Espagne.
Meilleure connaissance de la psychanalyse : appliquée à l’art grâce aux colloques d’Anne Clancier, d’Anne Roche. Nouvelles rencontres.
Affinement des connaissances littéraires et cinématographiques. Colloque Mélièset le “ Je ” à l'écran. Nouvelles rencontres. Tout communique et se raccroche à mon goût de toujours pour l’autobiographie.
Conclusion : Ayant découvert Cerisy près de l’âge de la retraite, je n’en ai pas tiré un profit professionnel. Mais sur le plan intellectuel et amical, j’ai beaucoup reçu.
Combien de séjours à Cerisy ?
Sept.
Spécificité des rencontres ?
Les auditeurs dont je suis se sentent mieux acceptés que dans d’autres colloques. Atmosphère détendue (douceur du climat ?). Communications, échanges aisés.

Christine CHAMBAZ-BERTRAND

Cerisy dans ma vie intellectuelle, professionnelle, amicale

Je suis venue la première fois à Cerisy, en 1978, je crois, pour un colloque sur l’imaginaire. J’en avais vu l’annonce à la faculté de Chambéry où existait (et existe toujours) le Centre de recherche de l’imaginaire, créé par Gilbert Durand. Je m’étais inscrite à ce centre, quoique non philosophe, l’œuvre de Bachelard, Gilbert Durand, m’intéressait et m’intéresse toujours. J’avoue que je n’ai rien compris à ce colloque, beaucoup trop philosophique pour moi, mais j’ai eu la révélation de Cerisy.
Un superbe château, avec des communs, une orangerie, une ferme comme il se doit, un grand parc, un étang, la forêt proche, la mer à une vingtaine de kilomètres, surgie de cette campagne calme, coupée de haies, les moutons broutant dans les prés salés jusqu’à la mer. La plage était immense, bien plus vaste que les plages vendéennes de mon enfance. L’eau, ô surprise, agréable. Je ne crois pas que j’ai pris, dès ce premier colloque, l’habitude d’aller à la mer, en fin de journée ou avant la séance de l’après-midi.
Cette année là, la mort de Madame Heurgon-Desjardins était très proche. Je ne crois pas que j’en ai mesuré l’importance alors. Je ne connaissais pas encore bien l’équipe de Cerisy-la-Salle. La bibliothèque était intime, magnifique, je ne pense pas que j’ai su alors que j’y reviendrai si souvent, avec la conviction toujours qu’il se passait là quelque chose d’essentiel pour les assistants, l’intervenant, la vie intellectuelle du pays et du monde.
La nourriture était excellente, la vie de château avec un rien monastique - l’appel de la cloche - me plaisait, je n’en assumais pas les charges. On était servi aux repas par des femmes au tablier blanc. La vue de devant avec ses différents plans, ses vallonnements, ses vaches paissant paisiblement était très belle. Avec le temps, j’apprécierais aussi la terrasse de derrière, donnant sur l’étang où on prenait parfois le café et où on jouait aux boules le soir.Je découvris le jardin, où je devais revenir souvent, au moins une fois par colloque, seule ou accompagnée, avec ses grands glaïeuls, sa serre, son jardin potager, et parfois Monsieur et Madame Peyrou en train de se reposer ou de jouer au croquet. On jouait aussi à des jeux plus intellectuels, le soir, quand rien n’était prévu pour la soirée, et parfois un des habitués se mettait au piano et entamait une série d’airs. Je ne cite pas les grandes photos du hall des décades de Pontigny avec Gide, Malraux, Fabre-Luce, Mauriac, qui assuraient la continuité et ancraient Cerisy dans le temps, ainsi que l’habituelle présentation des colloques le soir par les directeurs des colloques, et les membres de l’équipe, Monsieur de Gandillac en particulier qui, de par sa remarquable  longévité, avait participé aux décades de Pontigny. Enfin la cave où l’on allait prendre les boissons et où l’on se déchaînait certains soirs.
Je fus logée au château même, par la suite je devais avoir “ma” chambre, pas forcément la même, aux Escures. J’aimais, après les conférences ou des sorties, de ma fenêtre observer ce qui se passait sur la terrasse Nord. Ou d'un coup d’œil, le matin , avant que la cloche n’appelle au petit déjeuner et au démarrage de la journée. Je devais donc y revenir souvent, d’abord irrégulièrement, pour des raisons familiales, puis de plus en plus, une fois par an. A des colloques littéraires en grande majorité, le premier fut en 1981, année où je revins pour la première fois depuis 1978  un colloque George Sand à laquelle j’avais consacré ma thèse. Mais aussi trois colloques de fin de saison passionnants sur Barbey d’Aurevilly, Chateaubriand, Sainte-Beuve, le merveilleux, Jean Paulhan, le paysage, Virginia Woolf, le biographique, les mythes grecs et la psychanalyse.
Mais aussi des colloques plus “fantaisistes” comme celui sur les Vampires, ou des colloques “religieux” comme ceux sur le Messie ou le Diable. Je regrette de n’être pas venue à celui sur Elie Wiesel où il était présent en personne. Je crois que je n’ai participé à aucun colloque politique. J’aurais pu. A chaque colloque, outre l’intérêt intellectuel , se joignait le plaisir des rencontres. Cerisy a failli jouer un rôle dans ma vie professionnelle - j’ai rencontré Anne Clancier avec qui j’ai travaillé ma thèse, des professeurs d’université qui m’ont appuyée pour l’université - a joué un rôle certain dans ma vie amicale, et immense dans ma vie intellectuelle. A chaque fois, j’avais l’impression de faire le point sur le sujet, la question même si ce n’était pas toujours forcément le cas.
La spécificité des rencontres de Cerisy pour moi, c’est que tout le monde, équipe, intervenants, auditoire vit ensemble. Cela est sans prix et permet les vraies rencontres. Cerisy n’est pas un phénomène purement intellectuel , mais est aussi , comme on dirait maintenant (horrible appellation ) un “lieu de vie”. On prend des repas ensemble, on va à la mer ou découvrir abbayes et châteaux ensemble. Les rencontres sont rarement anodines ou déplaisantes. Souvent le temps manque. On aimerait en savoir plus, se revoir... C’est un lieu où une certaine “éthique” existe . Du respect de soi et de l’autre, du respect pour la vie de l’âme et de l’esprit. A notre époque, cela est infiniment important. C’est un endroit où on pense.
Y a -t -il une évolution ?  Je crois que oui. Au fil des années, plus de vingt, j’ai trouvé qu’un certain “public” disparaissait  et qu’un autre le remplaçait peu à peu. Cerisy a toujours été “la chose “ des universitaires, plus que celle des écrivains eux-mêmes, contrairement à Pontigny et quelques exceptions mises à part Ionesco, Elie Wiesel, etc... Y venaient plus, me semble-t-il, des intellectuels purs, critiques littéraires, professeurs - ils ont toujours été nombreux -. Des psychanalystes sont venus de plus en plus, non pas qu’ils ne soient pas des “intellectuels”. Cela reflète l’air du temps. Les petits jeux intellectuels ont reculé. Le double colloque s’est multiplié (deux colloques en parallèle). Mais dans l’ensemble et jusqu’à présent, je pense que “l’esprit de Cerisy”, ce mélange d’internationalisme, de passion pour les choses de l’esprit, cette ouverture et cette honnêteté intellectuelle, demeure. Cerisy est un îlot de civilisation dans un monde dont les changements sont énormes, un îlot rassurant . Jusqu’à quand ?

Jeanne CHAMPION

Intervention d'une décadente résistance et qui s'en vante

Je crois bien que je suis venue pour la première fois à Cerisy en 1982, et ce séjour mémorable sur les conseils de la très brillante Françoise Gaillard qui m'avait vanté les lieux fréquentés par elle de longue date. Vu mon sinistre état d'esprit à l'époque, elle m'avait conseillé le colloque intitulé Le récit policier. L'idée m'a plu, car de la police je connais les mœurs, autant sinon mieux que les auteurs de romans policiers : ma sœur et moi en avons fait les frais, et pas sur le papier. En effet, mon oncle faisait partie de la police des mœurs dite La Mondaine, et mon père, de la police judiciaire dite du Quai des Orfèvres.
J'ai donc suivi les conseils de Françoise dont j'ignorais la trajectoire universitaire car nous nous étions rencontrées et connues en territoire neutre, je précise, non armé. Je me suis donc présentée certain soir du début du mois d'août en la place. Vous me croirez ou ne me croirez pas… il faisait un temps superbe ! La surprise passée - le grandiose m'effraie car je suis née à l'étroit de la pauvreté - j'ai osé m'aventurer dans le parc. Les colloquants que j'y ai croisés, disons plutôt "les mutants" français et étrangers ne m'en ont pas chassée. En fait, cette décade marqua ma vie au sceau de l'inoubliable avec tout ce que l'inoubliable représente. Dès cette année mémorable dans ma destinée, Cerisy devint pour moi qui n'avait somme tout rien à y faire, sinon à y écouter les spécialistes qui venaient y analyser la littérature à laquelle il m'arrive de m'essayer, ce qu'il convient d'appeler une drogue. Certains parmi vous la pratique sans la connaître. C'est une spécialité maison. Elle s'appelle la cerisynomanie d'où découle la maladie et le titre donné aux gens qui la pratique : les cerisynomaniaques. Cette denrée n'est vendue nulle part ailleurs. Les propriétaires des lieux en ont l'exclusivité. J'ai bien essayé de me la procurer en dehors du Cotentin, mais mes tentatives se sont avérées vaines. En conséquence, et sans avoir le cerveau planté dans les mathématiques, un rapide calcul m'oblige à constater que je sniffe de la poudre cerisienne depuis plus de vingt ans et cela avec une fidélité qui finit par me poser question : pourquoi Cerisy-la-Salle ; et pas Arcachon où l'on m'offre un appartement pour l'été, et pas la côte d'Azur où l'on m'attend depuis vingt ans. J'ai prévenu mes amis ; s'ils meurent lors d'un colloque qu'ils ne comptent pas sur moi. A la question : pourquoi moi qui ai horreur de me déplacer je viens là et refuse d'aller ailleurs ? Je n'ai jamais trouvé de réponse.
En vérité, je crois que je suis hantée, d'abord par ce titre auquel je n'étais pas promise : Centre Culturel International de Cerisy-la-Salle. Pour une ancienne cul-terreuse Franc-Comtoise, c'est beaucoup. Ensuite par les lieux auxquels il me semble appartenir le temps d'un séjour même court. Ensuite par les gens qui dirigent l'établissement, une multinationale de cerveaux pensants. Il est vrai, j'ai connu ici des penseurs, des universitaires, des professeurs français et étrangers, des ingénieurs de la langue, en somme le haut du panier auquel mon adolescence en usine ne m'avait pas préparée. J'y ai entendu des conférences magistrales, d'autres médiocres, des discussions autour des tables, des points de vue diaboliques, des compliments entre confrères, des critiques entre ennemis des confrères, des soirées exceptionnelles dans la cave. J'ai connu également l'ennui des conférences trop longues, mais aussi l'exaltation que procure le savoir d'autrui lorsqu'il nous rend intelligent. Le pont suspendu à l'avant du navire, pont sur lequel se croisent des centaines et des centaines de personnes aux réussites plus ou moins spectaculaires, la bibliothèque où le plafond, lorsqu'on sait le regarder assez longtemps, devient hypnotique, l'estrade contre laquelle on trébuche, les micros qui marchent ou tombent en panne au milieu d'une phrase trop belle pour ne pas se heurter à un accident sont gravés dans ma mémoire, de même certains visages, selon les sujets abordés et les événements politiques qui bouleversent le monde, américains, canadiens, australiens, asiatiques, africains, européens…eux, du moins peuvent venir et repartir à pieds !
Cerisy est un lieu magique. Sa géographie l'est également ; je suis d'ailleurs étonnée que Bunuel n'ait pas eu l'idée de venir y tourner un film. Bien qu'ouvert au monde, il est replié entre ses arbres, sa colline, ses prés, sa route gravillonnée. Certains qui viennent ici n'en sortent jamais, mais les propriétaires se gardent bien de nous prévenir de crainte de nous effrayer. D'autres plus frileux s'enfuient très vite. Je me souviens qu'au début, je suivais davantage le cours des marées que les conférences, plus maintenant où je sais que c'est ici que les choses se passent et pas ailleurs. Peu à peu, - c'est mon cas - on finit par comprendre que c'est ici, dans ces lieux enchantés que les choses se passent et qu'il est inutile d'aller les chercher, voire les perdre ailleurs. C'est ainsi qu'après avoir boudé les colloques durant une dizaine d'années au nom du bronzage que les blancs ne savent pas préserver au-delà de quelques semaines, je ne quitte plus l'enclos de crainte de ne pas retrouver mon chemin dans ce conte pour adultes savants, sauf pour aller me reposer, car j'ai un cerveau étroit.
En résumé et pour finir, je voudrais dire un mot sur les personnes qui vivent en ce château où se jouent et se déjouent, s'emmêlent et se démêlent, la littérature, la géographie, l'histoire, la psychanalyse, la sociologie, la philosophie, l'ethnologie, la sémantique, et si Dieu prête vie à la planète, demain, après-demain l'informatique apocalyptique, la prospection, les sciences en abîme, le cellulaire en enfer.
Il y a d'abord les propriétaires auxquels je veux rendre hommage ; ils auraient pu transformer ce patrimoine en Sicav, ce qui leur aurait valu bien des soucis, ou en faire un hôtel de passe pour milliardaires, ou bien encore une maison de retraite pour les officiers allemands de la dernière guerre qui n'ont jamais oublié le délicieux séjour qu'ils ont fait en la place. Au lieu de cela, les propriétaires en question ont préféré léguer cet héritage au champ d'honneur de la pensée, à la tolérance, aux idées, à la recherche. Catherine Peyrou, Edith Heurgon, leur frère disparu pourraient s'appeler Catherine Fidélité, Edith Relais, sœurs courages. A côté d'eux, la famille de Gandillac, Maurice, le doigt pointé contre l'erreur et la faillite du savoir, sa fille Catherine soucieuse du bien être de chacun, Philippe, le directeur du secrétariat qui, parce qu'il a peur d'être invisible ne se vêt que de noir ; ainsi est-il sûr de son opacité… enfin Jean-Pierre Colle qui a si longtemps rempli les lieux de son élégance vestimentaire et de son langage châtié, sans oublier Jacques Peyrou dont je n'ose évoquer les soucis et la somme de travail que représente cette industrie familiale.
Ce premier groupe mis en scène, je veux rendre également hommage au personnel de Cerisy, aux rires dans la cuisine, aux récriminations dans les couloirs où l'on a pris du retard, à la cuisinière et à ses aides, aux plats que l'on passe entre des phrases, aux sourires trop souvent méconnus par l'indifférence de ceux qui parlent et parlent et parlent, aux bras tendus, à la tête penchée, à la gentillesse toujours prête à se rendre, et plus loin et non sans une pointe de sarcasme, aux animaux des grands zoos universitaires internationaux qui s'installent devant leurs feuilles remplies de caractères d'imprimerie sans jeter un coup d'œil au décor de leur chambre, ni à la rose posée dans le vase, ni à la gravure accrochée au mur. A toutes et à tous, aux conférenciers et conférencières de tout acabit et de tout poil, aux passionnés, aux ambitieux menés par l'idée de carrière, aux coléreux, aux tolérants, aux désabusés, aux enthousiastes, aux épileptiques de la critique, aux paranoïaques de l'intervention, aux forcenés de la résistance, aux mercenaires du pouvoir, j'adresse mes remerciements et souhaite longue vie à leurs qualités, car le futur a besoin d'eux et de leurs outils, fussent-ils impurs. La perfection les attend au cimetière où ils retrouveront les habits sous lesquels ils se sont cachés ou mis en valeur.

Alain CHAREYRE-MÉJEAN

Paris, le 16 février 2002
Chère Edith Heurgon,
J’ai participé à cinq ou six décades au cours des quinze dernières années, si ma mémoire est bonne. J’ai senti chez mes amis le plaisir de me faire découvrir le château, dans les années 80, puis j’ai éprouvé moi-même celui de le faire découvrir à d’autres. Cerisy est comme un bâton que l’on passe, un symbole à la lettre de l’immersion dans la vie intellectuelle qu’il contribue à orienter et à nourrir au fur et à mesure. Le Centre est la bonne auberge au bord de la route de la pensée. Elle se déplace avec elle et les soirs d’étapes sont des moments de fête parce que la journée a été bonne. La journée est toujours bonne dès lors qu’on voit - parfois au cœur de l’été - des femmes et des hommes oublier le Club de Vacances pour l’agrément de partager l’exercice du jugement.
A Cerisy on peur prendre - éventuellement perdre - son temps. C’est l’école buissonnière où on mime l’école idéale, et où l’on prend pour cela de bonnes habitudes, en tout cas l’habitude du libre et patient usage de la pensée. Evidemment, la conversation continuée autour de la table aide : qui ne sait pas manger et boire ne sait pas penser. Comme on entend, dans le bourdonnement du banquet, tout et le contraire, on apprend à avoir les idées larges...
Un amical bonjour à chacun, longue vie au Centre culturel et à un de ces jours au château.

Marjorie CHIBNALL

Chères amies,
J’ai visité Cerisy pour la première fois à titre d’intervenant en 1966, quand j’avais cinquante ans, pour une décade sur les Normands en Angleterre. Parmi les autres intervenants furent Robert Maréchal, Raymonde Foreville, Michel de Bouard, Dominica Legge, Paul Zumthor et Eric Carlson.
J’y suis revenue presque trente ans plus tard, pour la série des colloques organisés par Pierre Bouet sur la Normandie médiévale en 1992, 1993, 1996 et 1999, à titre d’intervenant, et en 1994 comme auditeur.
Cerisy a joué un rôle important dans ma vie intellectuelle, professionnelle et amicale. Le Centre offre la possibilité de passer plusieurs jours dans un cadre beau et accueillant ; de former des nouvelles amitiés et d'en renouveler des anciennes ; de discuter des questions pendant les conférences et aussi en se promenant dans le parc. Un des avantages des colloques de Cerisy est que tout se passe sous le même toit (comme, par exemple, aux colloques de Battle en Angleterre), l’esprit est tranquille et les discussions (même les controverses) sont amicales.
C’est difficile pour quelqu’un qui n’a jamais pu assister à une décade de Pontigny d’indiquer des modifications dans l’atmosphère des rencontres. Si je prends pour point de départ les mots de Hélène Tuzet qui affirmait qu'’une décade “ était à la fois une œuvre d’art et la recherche d’une vérité ”, et qu’il y avait dans son esprit “ les différents moments : une exposition, une progression… un dénouement ”, on doit signaler un changement important même en 1966. La décade à laquelle j’ai participé durait dix jours, comme auparavant, mais la plupart des intervenants y venaient pour quatre ou cinq jours seulement. Comme toujours on cherchait la vérité, mais l’esprit de drame classique avait disparu. Déjà les décades étaient en train de devenir des colloques académiques. Cependant, pour les individus, les échanges intellectuels et amicaux continuaient d’être possibles, surtout pendant les promenades le soir dans le beau parc.
Les colloques d’aujourd’hui ont changé un peu d’organisation ; par exemple il y a presque toujours une visite à quelques monuments historiques du voisinage, et assez souvent il y a des conférences le soir, après le dîner. La durée des colloques peut être de quatre ou cinq jours seulement, et l’esprit est plus académique, mais quelques aspects des réunions n’ont pas changé. Les participants sont toujours des invités privilégiés à participer à la vie d’un centre familial, intellectuel et international. Les échanges d’idées ont une grande valeur ; la recherche de la vérité est toujours passionnante. Et une coutume charmante et symbolique n’a pas changé: chaque invité en arrivant trouve dans sa chambre une belle rose, comme en 1966 et probablement beaucoup plus tôt.
En vous remerciant de tout cœur pour les jours très heureux que j’ai passé à Cerisy, je vous adresse mes amicales salutations.

Bente CHRISTENSEN

CERISY DANS MON COEUR

Je suis arrivée à Cerisy-la-Salle pour la première fois en 1973 au colloque Butor : je venais de finir une thèse sur Mobile à l’Université d’Oslo. J’ai trouvé un lieu de rêve pour la jeune étudiante que j’étais - une nature calme et accueillante, un château un peu magique, un discours stimulant, des gens intéressants et une bonne table. Comme je travaillais à l’époque sur le Nouveau Roman, je suis revenue les deux années suivantes pour les colloques Simon et Robbe-Grillet. Depuis, j’ai participé à une vingtaine de colloques, si je ne me trompe. Toujours en tant qu’auditrice, ce qui ne veut pas dire que j’ai été passive. J’ai pris part aux discussions, là où j’ai senti que j’avais quelque chose à dire - et j’ai énormément appris.
Les colloques dont je me souviens le mieux - excepté les colloques sur le Nouveau Roman - sont les colloques sur le roman policier, où les participants composaient des “polars” eux-mêmes, le colloque sur la parodie, avec tous ces canadiens francophones et leur humour, Le Moyen Age avec Jacques le Goff, où l’on regardait les films Monty Python, et le colloque Cendrars, où l’on arrangeait même un bal masqué dans la cave. Sans oublier d’évoquer les colloques Vian, Ricoeur, Derrida et tant d’autres...
Mais je crois que ce qui m’a le plus marqué, c’est la rencontre avec Jean Ricardou et ses théories sur le texte. D’abord aux colloques sur le Nouveau Roman, puis dans plusieurs ateliers sur le texte et la textique. Ricardou m’a appris à lire avec un oeil critique, à m’approcher de la littérature et des textes en général d’une manière vigilante. Je considère sa recherche sur la textique comme un des projets les plus intéressants dans les sciences humaines en France aujourd’hui.
La spécificité de Cerisy, outre le profil intellectuel, la beauté du lieu et le bon goût de l’aménagement - qui, je dois le dire, offre d’année en année des améliorations et des embellissements -, c’est très certainement le sentiment d’être en famille. Les propriétaires et organisateurs font preuve d’une telle gentillesse et d’une telle patience avec les participants de pays et de cultures différents, qu’on se sent vraiment chez soi ! Et le personnel veille à nos besoins, souriant et imperturbable. Sans oublier ces repas succulents, qu’on savoure tous ensemble, où des amitiés se créent, où l’on peut approfondir les discussions des séances, ou bavarder de nos enfants et même de nos chats.
A propos des enfants, pour ma part, j’ai amené ma fille Boël, quand elle était petite, plusieurs fois à Cerisy ; pendant les séances, elle a été gardée au village par Chantal, fille de la légendaire cuisinière Cécile. De cette façon, je sens que nous avons noué des relations multiples avec les habitants du village et du château, nous avons fait des rencontres culturelles au sens large. Ma fille est maintenant une jeune étudiante en Histoire de l’Art ; qui sait si elle ne prendra pas ma relève pour continuer la tradition cerisienne...

Sylvestre CLANCIER

Cerisy, mon témoignage

Janvier 2002
Cerisy a d'abord été pour moi un lieu d'amitiés et d'engagements au temps de mon adolescence. J'y suis venu une première fois en 1960, à l'âge de quatorze ans, je venais de terminer ma classe de seconde au Lycée Jean-Baptiste Say à Paris. C'était à l'occasion du colloque consacré à l'œuvre de Raymond Queneau. Georges-Emmanuel, mon père, et Jean Lescure l'un de ses grands amis, une sorte d'oncle pour moi, car nous passions nos vacances ensemble à l'île de Ré, en étaient les animateurs.
Aller à Cerisy, dans ces années 60, j'y revins, en effet, plusieurs fois, à nouveau en 62, pour un colloque consacré à l'Artetla psychanalyse, il y avait là André Frénaud, Eugène Guillevic, Pierre Luquet, puis en 65, 66, 67 et 68, - c'était y retrouver les amis de la famille Clancier, des romanciers, des psychanalystes, mais surtout des poètes et en découvrir d'autres. J'apprenais ainsi à mieux connaître ceux qui m'étaient déjà familiers, outre ceux que j'ai déjà cités, il y eut Jacques Duchateau qui, dès la parution de mes premiers textes, allait m'interroger sur France Culture, mais aussi l'étonnant et merveilleux Jean Follain ; je faisais également la connaissance  de poètes et d'écrivains que je n'aurais sans doute pas connus, aussi jeune, car ils ne faisaient pas partie du cercle des proches amis de mes parents, je pense à Pierre Albert-Birot, à René Passeron dont je deviendrai plus tard l'éditeur, à Alain Jouffroy qui exalta, par son incandescence même, ce feu sacré pour la poésie qui brûlait déjà en moi.
Cerisy, ce fut aussi pour moi l'occasion d'amitiés nouvelles avec de jeunes artistes, peintres, historiens ou écrivains en herbe de ma génération, comme l'étaient, à cette époque, Anne-Marie Terracini, Jean-Michel Taillefer ou Dominique Noguez. Pendant l'année universitaire, je retrouvais régulièrement ces derniers, alors que, jeune khâgneux à Henri IV, il m'était facile de retrouver au restaurant de la rue Saint-Jacques, chez Perraudin "cuisine bourgeoise", ces deux jeunes normaliens qui étaient en quelque sorte mes voisins, comme moi très friands de Mont Blanc et de discussions vives et bien arrosées. Ces réunions s'inscrivaient dans la continuité toute naturelle de nos soirées de débats animés, mais surtout de danses, de ping pong et  de belles descentes du vieux calva du Château dont notre amie Edith Heurgon, la plus jeune des filles d'Anne Heurgon-Desjardins, connaissait la cachette et nous abreuvait généreusement en compagnie de Catherine, l'une des filles de Maurice de Gandillac que j'avais connu comme professeur et examinateur de philosophie, à la Sorbonne, pour mon certificat d'histoire de la philosophie. Quand je retrouvais ce dernier aux décades de Cerisy, nous étions devenus presque des familiers.
Cerisy, en ce sens, faisait beaucoup pour abolir ou atténuer fortement les distances qui peuvent exister parfois entre les gens de Lettres du fait simplement qu'ils appartiennent à des générations différentes.
Combien de fois suis-je venu à Cerisy, à quel âge, à quel titre ?
Je suis donc venu cinq ou six fois à Cerisy dans cette période des premiers engagements, quand j'avais entre 14 et 22 ans, entre 1960 et 1968. Ce fut pour moi une période féconde, riche et chaleureuse, une période d'enthousiasmes et de rencontres marquantes dont je garde un excellent souvenir.
Ainsi, le fait que j'ai fréquenté Cerisy et la famille Heurgon très tôt, m'avait tout naturellement rapproché de Marc Heurgon, en 61-62, lorsque je militais au Front Lycéen antifasciste, contre la guerre en Algérie, aux côtés de mes amis étudiants du même mouvement. Je me suis rendu souvent chez lui, rue de Boulainvilliers, dans la cité privée où les Heurgon avaient leur maison, alors que je militais au sein des jeunesses du PSU et faisais partie des G.A.R. que Marc animait à Paris, où, la nuit, nous allions placarder des affiches et des autocollants pour dire la nécessaire résistance qu'il importait d'opposer aux plasticages de l'OAS.
Quand je venais à Cerisy, pendant toute cette première période, j'étais auditeur. J'intervenais bien sûr, dans le cadre des débats qui faisaient suite aux conférences, aussi souvent que les thèmes m'inspiraient et que les sujets traités m'étaient familiers. C'est certainement le colloque consacré en 67 au Surréalisme qui est pour moi le moment le plus marquant de cette époque, tant les passions étaient vives et les affrontements réels (la bande à Schuster aurait même "cassé la gueule" à Passeron si nous, les jeunes, n'étions pas intervenus, c'est dire jusqu'où sur de tels sujets (la personne de Breton par exemple) certains étaient prêts à aller.
Je suis revenu plus récemment à Cerisy, à chaque fois en tant qu'intervenant, en 1998 pour le Roman d'apprentissage, en 1999 pour le colloque Henri Michaux, en 2000 pour le colloque Desnos et en 2001 pour le colloque consacré à Georges-Emmanuel Clancier.
Quelles spécificités présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d'autres manifestations auxquelles j'ai pris ou je prends part ?
L'exemple que je viens de donner, quand je parlais des passions qui se déchaînèrent  lors du colloque sur le Surréalisme, est déjà une première réponse. Mais, sans qu'il soit justifié d'aller jusqu'à de telles extrémités, ce qui de mon point de vue a toujours compté pour les intervenants, comme pour les auditeurs à Cerisy, c'est l'authenticité, la sincérité et la qualité des témoignages et des réflexions.
Ai-je perçu, à ce propos, des modifications au fil du temps dans l'organisation et dans l'atmosphère des rencontres ?
Il me semble qu'il y a une trentaine d'années, chaque colloque de Cerisy rassemblait vraiment pendant une réelle décade des femmes et des hommes de toutes les générations (il y avait de grands anciens, mais aussi des très jeunes) passionnés par et pour le sujet abordé. On oubliait davantage qu'aujourd'hui qui était qui (par exemple la césure entre universitaires et non universitaires ne se ressentait pas comme aujourd'hui). C'est un peu comme si on était passé de l'ère artisanal des colloques, où le plaisir et la gratuité (on n'y participait que pour le plaisir, sans chercher à en tirer le moindre profit sur le plan d'une carrière) régnaient, à une ère plus industrielle qui n'exclut pas un certain souci de la rentabilité pour les uns comme pour les autres. Peut-être est-ce du au fait qu'il y a aujourd'hui, me semble-t-il, plus de participants universitaires et de simples curieux, que d'artistes, d'amateurs éclairés et de dilettantes.

Béatrice COMPAIN-GOUHIER

Je suis venue de nombreuses fois à Cerisy après être allée à Royaumont, participante au foyer, puis auditrice, je suis venue également pour rendre service en assurant l’enregistrement de plusieurs décades ou colloques.
La première fois j’étais encore étudiante. J’avais été conquise par la beauté du lieu, l’accueil exceptionnel que réservait Anne Heurgon-Desjardins à ceux qu’elle recevait. Une partie de l’été était alors consacré au "foyer ", études, repos, rencontres, promenades. Pour donner une idée de l’atmosphère qui régnait alors, je peux dire que la première fois que je suis venue, Catherine et Edith étaient venues en char à bancs m’attendre à la gare… La ferme existait alors et Edith y prenait une part active. Dans la plupart des chambres il n’y avait pas l’eau, mais pour le dîner, il fallait « s’habiller». Madame Heurgon plaçait ses hôtes (ceci dans la pièce qui, par la suite, est devenue le secrétariat), ce qui n’empêchait pas Edith, à cheval sur son ânesse, de venir faire le tour de cette noble table ! Avec Edith encore, j’appris à jouer au ping-pong au grenier ! Et, à l’heure du café qui se prenait déjà devant le château, je la regardais, admirative, traversant le pré au galop, montée sur un cheval blanc, et ce cheval n’avait ni selle, ni harnais, ni étrier...
Il y avait déjà quelques décades à l’image de celles de Pontigny. Madame Heurgon désirait que les participants soient présents durant la totalité de la décade. Elle attachait beaucoup d’importance aux rencontres, je crois ; elle essayait que Cerisy provoque des rencontres entre gens qui n’avaient eu ni l’occasion ni le désir de se connaître. C’est, il me semble, cette idée qui fût à l’origine de la décade d’août 1955 où furent présents Martin Heidegger, Gabriel Marcel, Lucien Goldmann… Faire se rencontrer Heidegger et Gabriel Marcel avait été le projet d’Anne Heurgon. Et la magie de Cerisy avait opéré...
Je crois que l’on ne pouvait trouver pareille ambiance nulle part ailleurs. Et, pendant tout ce temps, Madame Heurgon créait Cerisy, aménageait les chambres existantes, en composait de nouvelles, donnait vie aux annexes - Orangerie, Escures, Maison de l’Etang - et les faisait découvrir d’une année sur l’autre. Les bibliothèques n’étaient pas fermées, nous en profitions largement quand Catherine et moi n’étions pas chargées de recouvrir les livres avec du papier cristal !
Le temps a passé ; Madame Heurgon n’est plus là… Catherine et Edith font maintenant vivre Cerisy : elles savent donner à l’œuvre de leur grand-père et de leur mère sa part d’éternité tout en sachant la faire évoluer avec le temps et les exigences actuelles.
Il est vrai que la participation à la totalité d’un colloque n’est plus aussi constante et sans doute, peut-on le regretter, les participants n’ont guère le temps de tous se connaître...
Il est certain que Cerisy et auparavant Royaumont, cela fut, pour moi et sûrement pour tous, quelque chose d’important. Ces rencontres ont été et restent, bien sûr, un enrichissement : la réflexion sur de nombreux sujets, la rencontre de personnalités exceptionnelles, l’Amitié, évidemment.
Comparer Cerisy à d’autres manifestations, comment faire ? Il me semble impossible de comparer des rencontres qui sont trop différentes. Cerisy a sa spécificité, son originalité. Madame Heurgon recevait chez elle et ses filles cherchent à maintenir ce plaisir que l’on a à être reçu.
J’ai essayé bien maladroitement d’apporter un témoignage ; au-delà de l’écriture, je voudrais dire mon admiration et ma reconnaissance.

Danièle CORRE

Le 25 janvier 2002
Chères amies de Cerisy,
Que l’histoire de Cerisy continue son admirable chemin grâce à vous et que ce cinquantenaire soit la fête digne de la longue passion des idées, des mots et des êtres que l’on aime tant partager avec vous !
Votre questionnaire a fait surgir chez moi un véritable continent. Je ne sais toujours pas en quelle suite l'aborder. J’ai aussi pensé que des voix plus autorisées que la mienne sauraient mieux vous dire le rôle capital joué par Cerisy. C’était oublier l’attention de toute votre équipe à chacun, aux obscurs et aux sans grade, qui sont venus un jour par hasard et qui ont été happés, aimantés pour toujours - maintenant j’en suis certaine - qui y ont assemblé des forces pour des années entières, qui y sont devenus aériens (c’est ainsi que j’ai oublié que mes pieds devaient suivre l’escalier… l’entorse qu’on y soigna ensuite est maintenant un si beau souvenir d’échanges, d’affectueuses attentions, que je me demande si je ne vais pas renouveler l'expérience dans les 50 nouvelles années…).
Nous sommes venus, mon mari et moi, pour la première fois au colloque Tournier (je ne cherche pas la date, sinon la lettre ne partira pas encore…). Ce fut un véritable coup de foudre pour ce lieu, pour la qualité des interventions, des échanges, pour les êtres rencontrés. Notre soif intellectuelle était d’un coup étanchée pour cette année-là, de la façon la plus merveilleuse qui soit puisque les discussions se poursuivaient à table, au café, dans la liberté de chacun… Des amitiés vraies, profondes, sont nées dès ce premier colloque. Internet aujourd’hui rapproche les amis de Cerisy. Sao Paulo, Genève… restent en ligne.
Nous sommes revenus, presque chaque année ensuite, pour notre émerveillement, jusqu’au moment où mon mari fut victime d’un accident cardio-vasculaire et sombra dans le coma. Après sa mort, en 1998, je me croyais perdue pour Cerisy, pour l’effervescence joyeuse qu’on appréciait tant, pour ce lieu devenu le nôtre. Anne Clancier était là avec ses phrases percutantes : “ C’est comme pour un accident de voiture, il faut reconduire tout de suite ! ”. J’étais donc de retour pour le Roman d’Apprentissage, avec tous les souvenirs qui me montaient aux yeux. Mais l’extrême gentillesse de tous, la vôtre, celle des participants, détournèrent mes larmes et Cerisy me remit sur le chemin de la vie. Amitiés nouvelles, amitiés authentiques car l’échange y est toujours vrai, dense, profond. Je ne sais comment s’opère la magie qui crée ainsi une sorte de famille où l’on a l’impression de s’être tous vu grandir. Je ne résiste pas au désir de vous recopier un de mes poèmes écrit chez vous :

Entre prairie et muraille
une halte pour chacun
un monde que l’on rassemble
sans en cacher les pièces
qu’on ne savait pas mêlées
en ce lieu
on rit des cases noires
dont on craint les trappes
du bon tour joué au temps
en traversant les mythes
et de se reconnaître
sans s’être jamais vu.

Fin Juillet 2000

G. E. Clancier m’a demandé d’intervenir lors du colloque qui lui était consacré et moi, de tomber des nues dans l’épouvante, à l’idée de parler à ce bureau où s’étaient exprimés tant de voix passionnantes ! Ouf ! C’est passé. Ce fut un colloque magique !
La supériorité des colloques de Cerisy sur les autres est sans aucun doute leur dimension d’humanité. La vie intellectuelle s’incarne à Cerisy, elle se double d’une vie relationnelle, affective, de même qualité, et l’on se sent, chez vous, fier d’être vivant, unique, multiple. Ma seule crainte dans “ les modifications sensibles au fil du temps ” concerne ce dernier point : de plus en plus souvent, les intervenants sont de passages. Une parole est donnée, brillante sans doute, mais sans cette vibration d’existence qui en fait tout le prix...
Ma réponse à votre questionnaire est sans doute désordonnée, mais vous saurez y lire mon attachement et ma reconnaissance. Sans Cerisy, je ne serais pas ce que je suis aujourd’hui, à apprécier la vie dans toutes ses richesses.
J’ai hâte de vous revoir et je vous embrasse.

Janine CRUBILÉ

Quel rôle a joué Cerisy… ?
Dans ma vie professionnelle, aucun. Je venais tout juste de prendre ma retraite quand je suis venue pour la première fois, en 1991.
Dans ma vie intellectuelle, une ouverture sur des domaines qui m’intéressaient, mais auxquels je ne consacrais que peu d’attention, faute de temps. Cela a été aussi une manière de rompre avec les contraintes intellectuelles qu’imposait mon activité professionnelle, un “ décrassage ” en quelque sorte.
Dans ma vie amicale, quelques rencontres qui se sont prolongées en dehors de Cerisy, et le plaisir de retrouver, d’un colloque à l’autre, des visages connus : participants, mais aussi les responsables et toute l’équipe du CCIC.
Combien de fois…, à quel âge, à quel titre… ?
Douze fois, chaque année depuis 1991 (deux fois en 1993). J’avais 60 ans la première fois. Toujours à titre d’auditeur.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) par rapport à d’autres manifestations ?
Le caractère particulier de Cerisy résulte d’une alchimie faite d’un lieu original et ayant une histoire, un climat à la fois familial et de bonne tenue, et le mélange de populations tant en ce qui concerne la provenance géographique et intellectuelle que l’âge.
Sa faiblesse serait de rompre cet équilibre pour des raisons de rentabilité et d’efficacité et de transformer le CCIC en une banale activité d’organisation de colloques impersonnelle.
Avez-vous perçu des modifications… ?
Deux risques de dérives sont à craindre :
La tentation de programmer plusieurs colloques en même temps, compte tenu de la difficulté à évaluer le nombre d’inscriptions à venir, ce qui conduit en cas de succès de deux colloques, à une surcharge et un inconfort certain.
La place trop grande, me semble-t-il ; donnée à des petits groupes d’universitaires dont les interventions ne sont qu’une suite de discours destinés à eux-mêmes où à leurs disciplines présentes, et dont la principale préoccupation est la publication de leurs communications. Plus riches sont les colloques faisant appel à des intervenants de formation et de disciplines diverses dont les communications croisées sont un enrichissement pour tous.
Il semble par ailleurs que la tendance pour certains intervenants est de ne rester que le minimum de temps ; les échanges tout au long du colloque s’en trouvent appauvris et les conclusions inexistantes.
Pardonnez-moi la franchise de mes propos que je m’autorise précisément parce que je suis très attachée à Cerisy dont l’originalité m’a séduite. Je suis loin cependant de méconnaître les difficultés de tous ordres et les impératifs de gestion auxquels sont confrontées les responsables du Centre culturel pour lesquelles la conduite de cette entreprise demande un énorme investissement personnel qui force l’estime.

Madeleine CSÉCSY-SOMJEN

Pour le centenaire de Cerisy

Budapest, février 2002
Je suis venue pour la première fois à Cerisy en septembre 1956, à l'âge de trente-cinq ans. Le Centre était fermé en raison du mariage de Catherine, mais Madame Heurgon a bien voulu me recevoir quand-même. Elle n'y était plus que la Châtelaine, avec sa fille Édith, de quinze ans, et Madame de Gandillac, avec ses deux filles Catherine et Anne. Ambiance familiale. Dès le premier instant, j'ai été enchantée de tout. On m'a attribué une très jolie chambre, dans le château même, avec une cheminée. J'ai travaillé à ma thèse, un sujet de littérature française du XVIe siècle, qui devait peser sur une grande partie de ma vie - mais dans l'après-midi, je faisais de grandes promenades de découvertes dans les environs, jusqu'à l'heure du thé. Quelques promenades à bicyclette aussi, avec Catherine et Anne, dans les villages d'alentour. Un jour, fatiguée par le travail intellectuel, j'ai pris un crayon et du papier à dessin, et j'ai fait quelques croquis des endroits que j'aimais : la "ferme" avec ses jolies voûtes romanes, vue de la terrasse d'en haut, puis le château lui-même, de devant et de derrière, et surtout "les Escures", avec ce charmant toit en forme d'oignon. J'ai fait un dessin de ma chambre aussi, puis une aquarelle du château. J'ai conservé tous ces dessins - j'espère que mes héritiers ne les jetteront pas tous. C'était donc en septembre 1956. Avec une vue rétrospective, je devrais dire que c'était quelques semaines avant l'Insurrection de Budapest, en octobre 1956. Mais cela, nous ne pouvions le savoir.
Je suis retournée à Cerisy l'année d'après, en 1957, et de nombreuses fois encore, au cours du demi-siècle écoulé. Combien de fois exactement ? Il faudrait que j'épluche les cahiers de mon journal, pour le dire. Mais, disons, une dizaine ou une douzaine de fois, peut-être même un peu plus. J'ai affectionné surtout les périodes dites de "Foyer", dans les intervalles des "décades", où l'on pouvait travailler, tout en profitant de la compagnie, et pour ma part j'ai bien regretté par la suite le changement intervenu après la mort de Madame Heurgon quand les colloques se mirent à se succéder sans intervalles...
Parmi les colloques - ci-devant Décades - auxquels j'ai assisté, à titre d'auditeur seulement, mais en prenant la parole quelquefois, j'ai gardé un souvenir très particulier de celui qui pourtant était le moins dans la "ligne" de Cerisy : celui, en 1966, organisé à l'occasion du 900ème anniversaire de la bataille de Hastings, en 1066. C'est là que, lors de notre visite à Bayeux, j'ai eu la révélation de la dite Tapisserie, la "Telle du Conquest", par les commentaires remarquables de Madame le Conservateur qui nous guidait. La proximité des plages du Débarquement que nous visitions par la suite, et surtout l'inscription à l'entrée du Cimetière Militaire Anglais : Nos a Guglielmo victi victoris patriam liberavimus m'a inspiré, sur le thème des Deux débarquements, en sens opposé, un article qui, rendant compte du Colloque de Cerisy, a paru dans "Irodalmi Ujsag", la Gazette Littéraire Hongroise, éditée alors à Paris.
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
Un rôle très considérable. Mais - oserais-je l'avouer - moins par les colloques eux-mêmes, dont quelques-uns pourtant m'ont beaucoup apporté, comme l'Archéologie du signe, quelle année ?, ou le colloque Spinoza, en 1982 dont j'ai conservé les notes, moins, donc, par les conférences entendues lors des colloques, que par les contacts humains qu'ils rendaient possibles.
Étrangère dans un pays réputé par le manque d'hospitalité de ses ressortissants, "la France est hospitalière, les Français sont inhospitaliers" ai-je entendu une fois cette excellente distinction, étrangère sans liens familiaux et sociaux, je n'avais pratiquement l'occasion de rencontrer des gens intéressants qu'à Royaumont et à Cerisy. Des "gens intéressants" disais-je. Car je tiens à nuancer aussitôt ma phrase trop abrupte ci-dessus : j'ai noué, en effet, de solides amitiés pendant les quarante années que j'ai passées en France, mais ce n'était pas à proprement parler dans les milieux intellectuels. Cela serait un autre sujet.
J'ai donc apprécié au plus haut point les conversations à table, midi et soir, ou autour du café devant le château, ou encore les commentaires de Monsieur de Gandillac qui - heureusement - est resté l'éminence grise du Centre, et qui m'a honorée de sa sympathie. Parmi les personnalités du monde littéraire que j'ai rencontrées à Cerisy, je garde une place privilégiée à Eugène Ionesco qui, lui aussi, m'a témoigné de l'amitié, sans doute aussi à cause de notre arrière-fond commun en Europe Centro-Orientale. Mais toutes ces rencontres, toutes ces conversations stimulantes étaient strictement limitées, circonscrites à Cerisy - sans aucun prolongement dans la vie à Paris. Une seule exception : Cecily Mackworth, marquise de Chabannes-La Palice, qui, en 1957, était venue en voisine, de son fief près de Lisieux, et qui est devenue une grande amie. Une femme de Lettres - anglaise. Il est vrai que nous avions des connaissances communes dans l'émigration hongroise de gauche.
Je ne voudrais pas oublier d'évoquer, même si cela ne figure pas dans les quatre questions posées, mes promenades dans les environs. J'avais même projeté de rédiger un "Petit guide du promeneur aux alentours du Château de Cerisy" à l'intention d'autres amateurs de la nature. Mais cela est resté parmi les projets non réalisés de ma vie. Un mot de reconnaissance, enfin, pour l'accueil reçu par mes deux chiennes successives, Diane, le berger belge aux yeux couleurs de miel, amie d'Alcibiade, le chien de Jean-Pierre Colle, tous deux admis, grâce à Madame de Gandillac, au salon de l'étage, après dîner, pour les jeux de société - puis la petite Dolly qui m'a accompagnée en 1989 quand nous logions dans la plus belle chambre de l'Orangerie.
Quelles spécificités par rapport à d'autres manifestations ?
Question difficile. Mais je pense que c'est peut-être le cadre unique, un château monument historique avec, à l'intérieur, des chambres confortables décorées avec tant de soins, ayant chacune un cachet particulier, puis le parc, et - last not least - une cuisine très soignée. Les plaisirs du palais ajoutés aux plaisirs intellectuels.
Modifications : oui, comme j'y ai déjà fait allusion, le rythme tout à fait industriel des colloques, sans la moindre "plage" de Foyer. Au début, il y en avait trois par été, cette année il y en aura 19, si j'ai bien compté. Il y a sans doute d'autres modifications aussi, mais puisque je ne suis pas retourné à Cerisy depuis 1994, je ne puis me prononcer.
Voilà. Il me reste à vous souhaiter une très belle commémoration du Cinquantenaire - puis de nombreuses décennies d'activité, au profit des générations montantes.

Catherine DEFIGIER-MALBRANT

Le 23 avril 2002
Chère Edith, chère Catherine,
Les rencontres de Cerisy ont joué à bien des titres un rôle déterminant dans ma vie personnelle et ont été une révélation éblouissante à des moments clefs de mon existence où tout a basculé. Soyez mille fois remerciées toutes les deux pour votre hospitalité si chaleureuse, pour la qualité de votre écoute et la générosité avec laquelle vous avez su me recevoir, m'ouvrir des perspectives d'épanouissement et d'ouverture à autrui et permettre ainsi un enrichissement intellectuel qui sans vous n'aurait pas été imaginable.
Je rends aussi hommage avec émotion à votre frère, Marc Heurgon, mon collègue au lycée de La Celle Saint Cloud, qui m'a prodigué des attentions délicates en août 78 lors du colloque Jules Verne et auquel je songe particulièrement depuis sa récente disparition. J'ignorais alors à mon arrivée à Cerisy ses liens de parenté avec votre famille : sa discrétion était telle qu'il s'était bien gardé d'en faire état au cours des nombreux et charmant repas que j'avais eu la chance de partager avec lui au lycée. Marc m'a réservé un accueil merveilleux, d'une exquise gentillesse, me pilotant dans le château, me réservant souvent une place à table près de lui, m'accordant l'honneur et la grâce de me traiter un peu comme si j'avais été un membre de sa famille. C'est alors que j'ai compris le lien qui existait entre lui et votre père Jacques Heurgon, dont j'avais suivi les cours de latin à la Sorbonne, une douzaine d'années auparavant.
Vous me demandez quel rôle a joué Cerisy dans ma vie intellectuelle et professionnelle. En vérité la liste de mes travaux est courte. Je ne suis certes pas une intellectuelle éminente, comme tant de grands esprits que j'ai eu la chance de côtoyer dans votre belle demeure, même si j'ai pris ma plume deux fois pour écrire de modestes études critiques, l'une sur le roman de Balzac : Ferragus (août 78), l'autre sur un récit fantastique de Dumas : La femme au collier de velours (juin 2000), dans la collection La Bibliothèque Gallimard, je sais bien que c'est à vous que je le dois. L'hospitalité est votre chef d'œuvre : en artistes, vous savez la porter avec passion à son plus haut degré de perfection et elle suscite une telle effervescence intellectuelle, une telle émulation entre les esprits, une telle communion des cœurs, qu'un humble professeur de lycée comme moi, au demeurant fort amoureuse de son métier, a pu grâce à tous essayer de relever le défi de l'écriture et y puiser des joies insoupçonnées auparavant. Je songe actuellement à renouveler l'expérience dans cette même collection. Je suis persuadée aussi que ces séjours à Cerisy sont une vraie fontaine de Jouvence : ils nourrissent mon enseignement et m'obligent à me remettre en cause constamment, tant au contact d'universitaires venus des quatre coins du monde qu'à travers des conversations à bâtons rompus avec des chercheurs, des écrivains, des journalistes, voire des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes : que d'horizons variés, que de discussions délectables et de rencontres heureuses !
Je répondrai maintenant à votre seconde question : je suis allée cinq fois à Cerisy. D'abord c'est l'initiation grisante en 1978 avec le colloque Jules Verne, j'ai alors trente-deux ans. Au printemps suivant, ma rencontre avec mon futur mari, puis la naissance de mes deux enfants, m'empêchent de renouer avec une expérience aussi prometteuse. En juillet 1996, je profite des brèves libertés que me procure mon divorce pour découvrir l'intégralité des films de Méliès et la famille dévouée qui consacre inlassablement tant d'énergie à faire connaître et à sauver son œuvre. Puis en août 1998 c'est le ravissement du colloque E. Poe, avec tant de personnalités brillantes, attachantes, originales et pleines d'humour, qu'il s'agisse d'Antoine Faivre, de Jean-Pierre Picot, de Jean-Pierre Moulin, de Lauric Guillaud ou de Jean et Marie-Anne Marigny (qui ont la gentillesse de me rendre visite à la campagne par la suite). J'ai le privilège cette année-là d'être hébergée lors d'un intercolloque très gai et de suivre quelques conférences sur Jean-Luc Godard. Puis en 1999, devenue décidément une inconditionnelle de Cerisy, j'assiste dans la foulée à deux décades : l'une sur Les Détectives de l'Étrange, l'autre sur Merveilleux et Surréalisme, dominée par la personnalité énergique de Claude Letellier. Enfin, en 2000, le colloque Autobiographie, journal intime et psychanalyse m'offre des pistes de réflexion immenses : le couple poétique formé par Anne Clancier et son mari, l'humour décapant de Régine Robin et la rigueur de Georges-Arthur Goldschmidt ne contribuent pas peu à mon bonheur.
La réussite de ces rencontres tient avant tout à l'accueil attentif et raffiné que vous savez offrir à chacun, refusant par principe de marquer une quelconque différence entre les intervenants, les plus prestigieux et les simples auditeurs. Certains visiteurs (rares, heureusement !) regrettent que le château soit situé à l'écart du village. Ils ont bien tort : ce lieu magique, cette île coupée du monde avec ses arbres centenaires et ses collines vertes à perte de vue, favorise à la fois le recueillement, les promenades, les rencontres et les débats, autour d'une tasse de café ou dans la magnifique cave voûtée où il fait si bon danser et rire le soir. La distance respectable par rapport à Paris est bien sûr un atout précieux. La journée de repos au milieu de la décade est aussi un moment pivot de ces colloques : elle permet de se regrouper par affinités, de goûter aux joies des bains de mer (parfois même au milieu des dauphins !), d'ancrer l'expérience dans le contexte géographique et culturel d'une ruralité miraculeusement préservée dans le Cotentin du bout du monde. La réussite des colloques tient aussi à l'émotion particulière qui préside aux présentations le premier soir au grenier avec le rappel historique des grandes heures de Pontigny et de Cerisy. Un grand merci aussi pour le charme des repas, avec les délicieux plats du terroir qui nous sont servis suivant un rituel immuable, dans cette cuisine toute reluisante de cuivres où les immenses tables favorisent des rapports conviviaux. Enfin votre présence diligente et votre charisme évitent toujours que les débats parfois vifs ne dégénèrent en querelles déplacées entre tenants de différentes chapelles.
Le point faible (mais qui pourrait vous en rendre responsables ?) serait le nombre de chambres limité qui vous interdit de recevoir un plus grand nombre de visiteurs, malgré les travaux récents à la ferme. Il est aussi un peu dommage que certains intervenants ne s'imposent pas de participer au moins à la moitié de chaque décade. Enfin ne serait-il pas souhaitable d'attribuer une bourse à des étudiants issus de milieux modestes ?
Je n'ai pas perçu de modification essentielle dans l'atmosphère des rencontres, d'une façon générale. En fait chaque colloque est très différent des autres, réserve toujours des surprises, a sa spécificité particulière, en fonction de la problématique abordée, selon la personnalité et le nombre des intervenants comme des auditeurs. La dynamique de groupe, toujours imprévisible, fait le plus souvent merveille dans un cadre qui lui est hautement favorable.
Je me permets de vous remercier pour toute la gentillesse que vous m'avez si souvent manifestée, en espérant que vous voudrez bien agréer ma demande d'inscription pour ces deux colloques.

Kristine DEUTSCH

Chère Catherine,
Merci beaucoup de nous apprendre que Cerisy fêtera ses 50 ans cette année. Félicitations ! J'imagine bien les milles difficultés qu'il a fallu surmonter pour y arriver.
En même temps que cette lettre, je vais poster un petit colis avec une cassette vidéo sur laquelle vous retrouverez quelques très courts passages filmés en 1971 (Nouveau Roman). Cette copie n'est pas du tout réussie mais on y voit Robbe-Grillet, Ricardou et pour un tout petit instant ta mère. C'est un souvenir très faible à côté de celui que nous gardons au coeur. Nous n'oublierons jamais la gentillesse de ta mère qui nous a trouvé un logement au château du Bouillon. Ainsi j'ai pu suivre les conférences tandis que mon mari et les enfants s'amusaient dans les environs.
Mon deuxième séjour à Cerisy était en 1974 (Alain Fournier, Jacques Rivière). J'avais la chance d'habiter une belle chambre dans la tour et je me suis sentie très gâtée dans l'ambiance généreuse du château. Grâce à ta mère, il y régnait une atmosphère idéaliste, loin des exigences capitalistes ou politiques et chaleureusement vouée à la littérature moderne et à son origine. Libérée des tracas de la vie quotidienne, je jouissais pleinement des conférences et des discussions vécues, des rencontres avec des gens intéressants, des bons repas rustiques. Le luxe qui m'entourait me comblait. Je te demande de lire entre les lignes ma profonde reconnaissance.
Je crois que cette expérience heureuse m'a inspirée quelques années plus tard, d'organiser un échange entre des femmes de Hambourg et celles de Bergerac. Ce n'était pas bien sur le même niveau mais avec l'intention d'encourager ces femmes de ma génération d'aller à la découverte d'un autre pays et d'elles-mêmes. Je crois que pendant 15 ans, c'était une réussite.
Quant à ma famille, nous vivons en bonnes relations avec nos enfants et petits enfants. En 1984, nous avons trouvé notre paradis terrestre à la campagne près de la mer baltique, un lieu pour les fêtes de famille et pour récupérer nos forces.
De tout coeur, nous vous souhaitons à tous beaucoup de courage pour la grande oeuvre que représente et représentera Cerisy.
En souvenir de notre amicale rencontre et votre aimable hospitalité, nous vous envoyons nos meilleurs voeux avec nos cordiales salutations.

Heather DOHOLLAU

Saint-Brieu, le 26 février 2002
Ma réponse à votre lettre amicale a beaucoup tardée et je vous prie de m'excuser. L'importance dans ma vie de mes séjours chez vous à Cerisy est immensemais difficile à cerner. Ce sont les jours où l'alcyon fait son nid et certains vents tombent. Je suis heureuse.
Pour répondre à vous questions :
1. Je pense que son rôle était capital sur tous ces plans.
2. Auditrice. Mon premier colloque fut celui de Y. Bonnefoy en 1983, j'avais 58 ans. Depuis j'ai assisté à 8 colloques (Celan / Wittgenstein, Jabès, Gracq, Derrida (2), Lorand Gaspar, Salah Stétié, André Frenaud).
3. Mes autres participations, essentiellement à Paris, sont plus courtes, et n'ont pas les avantages (ni la beauté) d'un lieu, d'un style de vie.
4. Les modifications ? Mais elles sont aussi en moi, et je suis persuadée, dans les deux cas, en bien !
Bien affectueusement à vous.

Thérèse DUFRESNE

Houilles, le 4 avril 2002
Chères amies,
Ma réponse tardive mais joyeuse, à votre demande pour célébrer le Cinquantenaire des activités de Cerisy, tient à la multiplicité de mes impressions, à leur superposition avec l’anxiété quotidienne de ces temps. Demeure imaginaire transposée dans le réel, Cerisy m’a beaucoup apporté. Y demeurer - y séjourner serait plus juste - module sa perception à chaque colloque selon les lieux, leur espace, leur caractère, leur lumière, l’heure, le temps. Mais est-il possible d’y séjourner en dehors des colloques pour écrire, par exemple ?
Chaque salle a son âme. Entendre une communication au premier n’a rien à voir avec en entendre une autre à la bibliothèque. Que dire du grenier, où là aussi s’est inscrite l’histoire de la littérature et de la civilisation contemporaines. Et où grâce à Georges-Emmanuel Clancier, j’ai eu l’honneur de lire quelques-uns de mes poèmes. Au premier, la lumière se conjugue aux mots, s’enveloppe invisiblement de ces grands livres aux cuirs patinés d’où l’on devine que pourrait s’échapper une phrase inconnue qui changera l’esprit du monde vers la paix, plus que jamais désirée. La bibliothèque au rez-de-chaussée est privilège. Le temps s’y arrête lorsqu’une raie de lumière en-chantant vient de dehors courbe et vert jusqu’à l’horizon où paissent encore, lointaines, des vaches qu’auraient aimées Pompon et Boury.
Lieu d’imprégnation de sens, de découvertes, d’attention, les colloques en ces lieux me sont restés enrichissants, cordiaux, familiers : Clancier, Guillevic, Tortel en 1979, et Pierre-Albert Birot et celui, récent, sur l’œuvre de Georges-Emmanuel Clancier. D’autres ont été plus difficiles d’accès, n’étant pas philosophe, comme celui consacré à Derrida. Enfin, passionnants et passionnés, le colloque sur Pessoa où j’eus la joie quasi improvisée de participer aux conclusions, et celui de la Poésie Sonore dont je suis repartie convaincue par certains, pleine de doute par d’autres. Et du colloque sur G.E.C., si généreux en travaux et où j’eus la grande joie - que je dois à Arlette Albert-Birot que je remercie encore - de présenter une communication sur deux romans du Pain noir !
De cette assistance soutenue à ces colloques, un travail intérieur se construit. La diversité des œuvres, leurs présentations variables et parfois opposées, les discussions qu’elles génèrent créent une vie dense qui ne cesse que le sommeil venant ou le désir de solitude et de repos. Le climat inattendu et attendu de ces lieux aux repas bons et chaleureux et au service efficace, les sorties solaires ou pluviales après les repas autour d’un café se colorent de discussions prolongées et poétiques qu’avivent les photos mémoires, le ciel mouvant. Ainsi s’y sont nouées des amitiés.
Arlette Albert-Birot et Georges Emmanuel Clancier en sont les liens fertiles et amicaux. De participante “ muette ” aux premiers colloques, je devins donc participante à part entière au dernier. De même avec Marie-Claire Bancquart, une amitié de poètes, par signes, s’est instaurée. De Suzy Morel à Alain Vircondelet, de Djamel Amrani à Clémence Ramnoux, je garde le souvenir de riches discussions. Et de Suzanne Allen, hélas disparue, dont la présence discrète et curieuse m’enchantait comme me réjouissaient les chants de Marguerite Gisclon, Max-Pol Fouchet. Et bien d’autres encore !
Que dire enfin sur l’hébergement dont l’atmosphère participe au climat du colloque ? Selon le lieu, l’espace, la chambre, on se sent plus au moins bien “chez soi”. Par exemple au Colombier, la proximité des escaliers, les bruits y compris de tracteurs, la non-fermeture extérieure des portes peuvent créer une gène nuancée d’insécurité.
Cette parenthèse fermée, je peux dire que je dois à plusieurs rencontres de Cerisy d’avoir pu réaliser des après-midi littéraires appréciés dans un cadre local et associatif. Les colloques de Cerisy auxquels j’ai pu assister m’ont nourrie de ce qui me sollicita ma vie durant : la littérature et la poésie.
Ainsi vous comptez, Chères Edith Heurgon et Catherine Peyrou parmi les personnes qui ont contribué à faire éclore et à poursuivre… ce qu’en ma jeunesse déjà je poursuivais : écrire. Du fond du cœur, un immense merci.
Croyez, Chères amies, à ma très amicale estime.

Pierrette EPSZTEIN

Chère Catherine, chère Edith,
Je tenais, à l'occasion du cinquantenaire du Centre Culturel, à vous faire part, en quelques lignes, de mes impressions sur Cerisy.
C'est un lieu tout à fait particulier où les relations qui se nouent ont une tonalité singulière. Cela tient, à nos amis, à l'accueil familial et respectueux des personnes que vous mettez en place.
Avec les gens que j'ai rencontré aux colloques et séminaires auxquels j'ai participé, les conversations, les échanges prennent une densité, une profondeur qui se produisent dans peu de lieux ailleurs et cela en très peu de temps.
Rien de futile, rien de mondain là. Même jouer aux boules devient, à Cerisy, une activité où avec les rires, l'intelligence garde ses droits.
J'ai noué, en ces lieux, des activités riches, des correspondances littéraires heureuses, fait des rencontres inhabituelles et improbables. Sans vous, elles ne se seraient pas produites. Par le cadre, par votre présence attentive, discrète, efficace, par votre finesse et votre art de mettre les gens à l'aise, vous les avez permises, je dirais même induites.
Pour tout cela, je tenais à vous remercier car votre capacité à rassembler, à faire éclore la réflexion est précieuse et rare à notre époque.
Bien amicalement à vous deux et à toute l'équipe.

Catherine ESPINASSE

A CHACUN SON SINGULIER COLLOQUE A CERISY...

Aller pour la première fois au château de Cerisy, participer à un des colloques qui s'y déroulent, constitue en soi, un événement. Cette expérience, que bien d'autres personnes, plus célèbres et plus illustres ont faites depuis un demi siècle, représente une sorte d'épreuve en raison même de la magnificence intellectuelle de ce centre culturel international. Le rayonnement et la notoriété du lieu font peser sur celui qui y vient, une sorte de poids à la fois historique et moral. Ainsi dans l'entrée du château de Cerisy, l'individu qui y pénètre, est-il pris dans le feu croisé des regards fixes des penseurs qui figurent sur les photographies ornant les murs... La fresque de personnalités ainsi constituée étreint le visiteur, le questionne - avant même qu'il n'ait eu le temps de s'approcher des images en noir et blanc et d'en identifier les sujets - quant à la pertinence de sa place dans ce haut lieu de réflexion et d'échanges, quant à sa légitimité dans cette lignée d'hommes et de femmes éclairés ayant séjourné dans cette demeure.
Face à ces photographies dans l'entrée, mon regard s'est posé d'abord sur ceux que je connaissais, reconnaissais pour les avoir vus, rencontrés : Jean-Paul Sartre étonnamment jeune, le visage emprunt de tendresse et de douceur, presque séduisant physiquement, Alain Touraine rayonnant de sérénité avec son épouse, Edith Heurgon, jeune fille, si semblable à elle-même aujourd'hui encore, avec ce mélange de gravité et de gaieté. Et puis, si vous entrez en passant le pont, par la porte principale du château, soudain, un regard que vous sentez derrière votre dos, vous saisit: celui de la mère d'Edith et de sa sœur Catherine… Cette mère a un regard à la fois autoritaire et rassurant, dans un visage large, balayé d'intelligence, qui m'évoque toujours celui Marguerite Duras. Une insolite ressemblance qui s'est imposée à moi, lors de chacun de mes séjours dans ce lieu devenu prestigieux grâce à la volonté évidente de cette femme, puis de ses filles. A côté de ce portrait de la mère, de l'autre côté de la porte d'entrée, celui plus rieur et plus malicieux du grand-père. L'absence du père qui se repère d'emblée, ne s'inscrit-elle pas dans l'ouverture rectangulaire de la porte qui donne sur l'extérieur, dans cet espace vide, et pourtant rempli de lumière, entre ces deux portraits ?
La découverte des lieux comprend ensuite une série de cérémonies orchestrées par Edith Heurgon, telles la présentation de la chambre qui vous est attribuée, la visite du château et du parc, la séance de présentations de chacun des membres du colloque dans le salon du premier étage, avec un verre de Calvados servi avec dextérité, par la silencieuse et si prévenante Catherine de Gandillac. Un calvados dont la première gorgée m'a laissé une fois sans voix, au moment même où je devais prendre la parole pour me présenter et dont je garde la force du goût en souvenir… Ce sont tous ces rituels qui scandent les premières heures passées à Cerisy. Un accueil qui aiguise la curiosité à l'égard des autres participants, ainsi que des hôtes de ce château.
A chaque participant est offert  un espace de "je" et de sommeil. Une chambre dont la porte n'est jamais fermée à clé, quand l'occupant en est absent. La consigne prouve la confiance accordée à la fois au personnel et aux personnes hébergées, et donne le sentiment d'emblée d'appartenance à la communauté. Cependant, la situation de cette chambre au sein même du château ou de ses dépendances, la taille de la pièce ainsi que le style d'ameublement, seraient autant d'indices du rôle et de la position qui sont dévolus à la personne accueillie. Edith Heurgon m'a dit en effet lors de mon dernier séjour à Cerisy, en m'invitant à pénétrer dans la chambre de la courtine : "essayer d'attribuer les chambres en fonction de ce qu'elle percevait de la personnalité de chacun". Je lui avais alors répondu que je devais avoir une personnalité très éclatée à ses yeux, au vu de la diversité des chambres qu'elle m'avait réservée jusqu'alors...
J'avais en effet été hébergée pour mon premier colloque à Cerisy, qui portait sur le thème du Savoir des experts à l'intelligence collective, dans une petite chambre, modeste mais confortable, au premier étage des Escures. J'avais croisé alors des experts de la mobilité qui erraient dans le couloir desservant les chambres situées au dessus de ce qui avait été des écuries, dépités de n'avoir pas été logés dans le corps de château lui-même. J'avais pu observer aussi d'autres participants gravir fièrement l'escalier de pierre partant de l'entrée et qui les menait vers leurs chambres, comme s'ils franchissaient des degrés d'expertise, chaque marche les éloignant de ce qu'ils considéraient - concernant au moins le thème de l'automobile - comme de la non intelligence collective...
Pour mon second colloque à Cerisy, sur Modernité: la nouvelle carte du Temps,j'avais bénéficié d'une chambre plus spacieuse, située cette fois, dans un autre bâtiment, où avaient été regroupés les membres de la Mission Prospective de la RATP auxquels j'avais eu le plaisir d'être associée ainsi, et de pouvoir côtoyer. De la fenêtre de cette chambre je voyais arriver chaque matin, le personnel du château, et avais ainsi pris conscience du nombre de salariés qu'employait ce centre culturel international. Il s'agissait surtout de femmes. Ces dames qui nous servaient à table et que certains convives ignoraient totalement, au point parfois de les laisser un long moment en suspens, le plateau tendu, le buste courbé en avant, tant la conversation et le déploiement de leurs propres arguments les captivaient. Encore plus invisibles étaient les femmes de chambre qui dès le début de matinée rendaient aux pièces occupées leur dignité, effaçaient les désordres de la nuit. Elles arrivaient en voiture, tôt le matin, garaient discrètement leur véhicule derrière les granges tandis que s'éveillaient les participants au colloque qui bénéficieraient de leur travail.
Enfin, lors du dernier colloque auquel j'ai participé pour parler de mon expérience de mise en scène de théâtre d'un entretien issu de La misère du monde de Pierre Bourdieu, j'ai été très honorée et surprise de bénéficier de la spacieuse chambre de la courtine dont la situation privilégiée dans le château et les trois fenêtres me permettaient de jouir des paysages environnants et, en raison de l'orientation différente de chacune de ces ouvertures sur l'extérieur, d'une diversité d'éclairages selon les heures de la journée. Cette chambre traversée de lumière, et aux coloris chatoyants, constituait enfin un poste idéal d'observation de la vie à Cerisy ! Cette activité d'observation participante qu'exigeaient ma pratique professionnelle et en particulier mes recherches sur les usages de Noctambus, m'était-elle ainsi reconnue?… De cette chambre, je pouvais voir d'un côté, le petit pont, ceux qui le franchissaient ou s'y attardaient. J'avais aussi la possibilité d'écouter leurs conversations, ce que je m'interdis. De l'autre côté, j'entr'apercevais, entre les feuillages des arbres, l'allée qui longeait le château, le séparait des Escures. Par la fenêtre centrale, s'inscrivant dans la façade principale du château, je pouvais enfin regarder se déployer en début de matinée et en fin de journée, le ballet des usagers de portables sur la vaste pelouse, d'où ils essayaient de capter leur interlocuteur, tout en se tenant suffisamment à distance les uns des autres...
En découvrant le cadre de repos si somptueux de la chambre de la courtine j'ai pensé un instant qu'il aurait mérité d'être partagé à deux, mais j'ai rapidement chassé cette pensée de mon esprit, tant elle m'est apparue incongrue et inconvenante dans le contexte. Le temps du travail à Cerisy commence dès le lendemain de l'arrivée, à l'issue d'une première nuit, que je ne pouvais imaginer que chaste, consacrée au sommeil ou au travail. Combien de fois, au cours de ces trois séjours à Cerisy, quelle qu'ait été la chambre qui me fut octroyée, me suis-je retrouvée à lire ou à écrire dans le cœur de la nuit, vers trois heures du matin… Les colloques à Cerisy ont toujours généré en moi une excitation à la fois délicieuse et douloureuse, suscitant surtout au cours des premières nuits, un désir trop ample de combler des manques de connaissances ou un besoin impérieux  de relecture et de réécriture de documents apportés. Une fébrilité que m'a systématiquement provoqué Cerisy et que je ne pourrais comparer qu'au trac éprouvé à la veille d'une première, au théâtre. Mais à la différence du théâtre, le public à Cerisy est visible, non noyé dans le trou noir de la salle obscure. Il est de surcroît constitué d'experts, de chercheurs et de sachants, qui viennent non pas oublier leur statut et rôles, mais les réaffirmer au travers des jeux et joutes oratoires proposés au cours de ces colloques… Le trac à Cerisy m'a donc tenu en éveil bien souvent alors que le château était depuis longtemps plongé dans l'obscurité des nuits denses à la campagne et du sommeil des penseurs, enfin immergés dans leur inconscient !
Ce temps des colloques de Cerisy, voire le temps à Cerisy, est un temps spécifique, scandé par les activités d'écoute des intervenants au colloque, les échanges au cours des ateliers, les repas, les pauses et les discussions. A ces scansions correspondent des bruits qui résonnent encore longtemps après la fin des colloques eux-mêmes, dans la mémoire des participants, comme une sorte de musicalité persistante. Ainsi ces chants de coq au lever du jour, dans les petits matins brumeux, cette cloche secouée énergiquement, pour annoncer chaque passage à table, ces bruits de bancs tirés dans la salle à manger lors de l'installation des convives, ou plus discrètement, ces bruits de vaisselles qui sortent des fenêtres de la vaste cuisine où s'activent des femmes en tabliers blancs, ou ces bruits de pas discrets dans la grande bibliothèque, tandis qu'un orateur s'exprime… Tel un chef d'orchestre, un metteur en scène présent sur le plateau, comme dans les représentations de La classe morte de Kantor, Edith Heurgon bat la mesure de Cerisy, impulse le rythme de cette vie de château auquel elle nous convie. Un froncement de sourcil de celle-ci et le pas du retardataire dans la bibliothèque s'interrompt, un claquement de mains de celle-ci en fin de repas et cesse le cliquetis des couverts. Le silence se fait alors dans la salle à manger, pour l'écouter. Lors des conversations autour d'un café pris en extérieur devant le château, claque parfois le rire d'Edith Heurgon. Ses éclats de rire brefs, comme des exclamations, éclairent de joie, un instant, son visage emprunt de sévérité et détendent l'assemblée. Et comme des coups d'envoi, ces éclats de rire en autorisent d'autres qui se propagent tel un frémissement de vie au sein des petits groupes dispersés ça et là...
Le vécu du temps à Cerisy varie selon les modes de participation, selon la longueur du temps passé et ce n'est que de la durée intégrale des colloques dont je peux témoigner, n'ayant pas fait l'expérience d'une intervention et participation ponctuelle. Ce fut en revanche le cas pour François Jullien, Bernard Stiegler et d'autres grands penseurs du temps…. Le passage éclair du philosophe et sinologue François Jullien à Cerisy dans le cadre du colloque sur la nouvelle carte du temps, permit cependant de déployer véritablement cette carte - restée jusqu'à cette brillante allocution sur son dernier ouvrage Du temps ? Eléments d'une philosophie du vivre - froissée par l'omniprésence de l'événement encore récent du 11 septembre et l'obsédant temps réel autorisé par les nouvelles technologies et la toute puissance médiatique. La présence de Monsieur Jean-Paul Bailly à un dîner à Cerisy et son intervention en soirée, dans le cadre de ce colloque sur le temps, m'ont donné l'occasion par ailleurs, de valider que mes travaux de recherche sur la nuit et la mobilité nocturne présentaient quelques pertinences au regard des préoccupations et questionnements exprimés par le Président de la RATP… La souriante Catherine Coutelle, élue de la ville de Poitiers, est associée aussi pour moi aux colloques de Cerisy, où j'ai eu à plusieurs reprises, le plaisir de la retrouver à l'occasion de ces passages éphémères...
Mais le temps d'un colloque à Cerisy, correspond à une petite semaine de cinq jours. Et j'ai constaté à chaque fois, que ce temps se décomposait pour moi, en trois phases bien distinctes et dont l'enchaînement se répétait quel que soit le thème abordé : une phase d'inhibition absolue au cours des deux premiers jours, une phase d'implication dès le troisième jour et  une phase de rencontre, à la veille du départ. Ainsi ai-je toujours vécu le temps des colloques, d'abord comme un temps d'observation et d'écoute au cours duquel je n'ose prendre la parole, puis comme un temps de bouillonnement intérieur, me donnant l'audace de poser parfois une question, ou d'émettre une critique. Enfin, un temps d'échange s'instaure avec l'approche de la fin du colloque… La séance photo qui a lieu les premiers jours, en fixant l'instant, en immortalisant le groupe des participants, ne convoquerait-elle pas à la fois l'urgence et l'obligation de reconnaissance de tous ces autres coprésents ?
Certes, la rencontre est souvent facilitée par le travail en atelier, donc en groupes plus restreint. Elle est aussi suscitée par ce qui pourrait être qualifié d'activités de loisirs à Cerisy, telles les parties de ping-pong dans la cave le soir après le dîner, ou les promenades et sorties hors de l'enceinte du château. Ces échanges impliquent non plus seulement l'esprit, mais aussi le corps. Qu'ils soient de nature purement sportive, comme le tennis de table, ou bien qu'ils se présentent comme culturels, sous prétexte de visite des environs, ces entractes cerisyens offrent la possibilité d'apaiser les esprits surchauffés par les débats, de réguler les tensions générées par les controverses... Ces échappées hors cadre de travail, voire du village de Cerisy, constituent les seules situations qui m'ont permis d'entrevoir la réalité des vies menées par les personnes que j'ai ainsi découvertes. Ce hors cadre autorisant le privé à s'infiltrer, et sur l'horizon de la mer, au cours de marches le long la plage, les profils à se révéler...
Deux acteurs du Théâtre de l'Opprimé, lors du dernier colloque auquel j'ai participé sur les "Je" et les "Nous" ont cependant proposé au groupe dans son entier, quelques exercices qui ont eu lieu dans la grande pièce dotée de télévision et de magnétoscope, au deuxième étage du château. Cette récréation théâtrale après le dîner, a facilité la respiration des membres du colloques, les uns vis-à-vis des autres, leur approche les uns des autres. Ainsi marcher les yeux fermés en ne se fiant qu'aux appels par son prénom, de la part d'un guide auquel on s'en remet, tel un aveugle, a renforcé la confiance entre les individus ainsi liés et suscité des attirances au-delà de toute attente… Le fait aussi de se mouvoir tous ensemble, en se tenant la main et fermant les yeux, a permis de nouer de nouveaux liens et de tisser dans l'espace de cette salle, une superbe toile mouvante où la peau des uns effleurait celle de l'autre, où les corps se touchaient enfin...
Ces exercices auraient pu s'arrêter là, ou bien déboucher sur d'autres jeux impliquant encore plus le corps, telle cette situation d'extrême confiance que j'ai expérimentée maintes fois et qui consiste à se tenir debout sur une table, à se laisser tomber en avant les yeux fermés, en faisant confiance au groupe pour recevoir votre corps dans le vide… Mais les animateurs de cette soirée ont préféré opter pour le dire, avec un jeu consistant à parler à la place de l'autre, puis pour des représentations corporelles de situations d'oppression qui ont vite généré des dimensions psychodramatiques, dignes de l'époque d'Augusto Boal et des années de gloire du Living Theater… Edith Heurgon à la fin de cette séance théâtrale à laquelle elle avait participé avec plaisir, a fait référence à Ariane Mnouchkine. Elle en a évoqué la présence dans cette pièce, quelques années auparavant, se souvenir de sa tignasse blanche… Tous les fantômes du théâtre des années 70 étaient là !
Cerisy est un songe, disait un participant à la fin de ce dernier colloque auquel j'ai assisté. Certes, un séjour à Cerisy est un temps rêvé, en ce sens qu'il apparaît si hors de la vie quotidienne, qu'il se superpose à celle-ci plutôt qu'il ne s'y inscrit. Les rencontres suscitées par les échanges de points de vue, d'idées, de connaissances, celles provoquées par la convivialité des accueillants, et les proximités créées à l'occasion de partage de mets délicieux ou de jeux, dans ce cadre majestueux, restent gravées dans la mémoires de chacun, sans pour autant avoir systématiquement de lendemains...
Chacun repart avec ses enrichissements, ses joies secrètes, ses espoirs et ses regrets : avec ses interprétations de son singulier colloque à Cerisy dont il ne peut se délivrer complètement auprès de ceux qui ne l'ont pas vécu. Mais cette expérience, comme un événement majeur, ou comme un rêve, longtemps après avoir quitté le château, être revenu chez soi et à soi, continue de hanter l'imaginaire des sujets. Et parfois, cet imaginaire rencontre le réel, dans l'après-coup d'un colloque à Cerisy...
Fait à Darbres le 08/08/02

Gabriella FLAIBANI-GAMBERINI

Venise, le 27 février 2002
Au Centre Culturel International de Cerisy,
Je suis arrivée au CCIC en 1973 pour le colloque Jean Paulhan. J’ai tout de suite aimé le paysage, le château, les gens venant de tous les côtés de la planète.
J’ai apprécié le niveau des colloques, et la présidence de Maurice de Gandillac. J’ai sincèrement aimé Anne Heurgon, unique et généreuse ; Geneviève de Gandillac, minuscule mais indispensable ; leurs propres familles, qui sont devenues un peu la mienne.
J’adore ce trait d’union Pontigny-Cerisy-Venise, aller et retour, qui marche si bien depuis une trentaine d’années !
A nous revoir tous, j’espère en août prochain.

Lise FRENKEL

Bien que j’appartienne au cercle universitaire, je garde du château de Cerisy un souvenir affectif plus qu’intellectuel. J’éprouve un fort attachement pour ces vieilles pierres, et abusivement, je me les approprie, nommant cet édifice, tantôt “le château des Brouillards”, tantôt  “le château de mon enfance”, ce qui est une antiphrase, ou un mouvement de “réparation”, car mon enfance s’est déroulée dans des lieux et circonstances moins agréables. Pendant l’occupation, j’étais pensionnaire, et mon frère était  emprisonné pour faits de Résistance. Dans mon collège, on chantait : “Berger d’autrefois, dans son vieux château, la fille du roi, t’aimera bientôt”. Alors, j’ai compensé, et cette période hostile a eu pour pendant des séjours enchantés à Cerisy.
J’ai découvert ce lieu dans le sillage d’Alain Robbe-Grillet. Je préparais  une thèse de psychanalyse appliquée sur ses films. Il venait de réaliser Le jeu avec le feu, d’après le texte de Freud : le Rève de l’enfant qui brûle, et le père du Nouveau Roman m’avait encouragée à présenter une communication sur sa dernière réalisation. Je pénétrais ainsi dans le petit groupe des thésards de Robbe-Grillet, et des théoriciens du cinéma sous l’angle de la sémiologie et de la linguistique ; j’ai nommé François Jost, Dominique Chateau, et André Gardies. Bientôt, ils organisèrent une décade sur la théorie du cinéma.
Par ma formation, j’ai privilégié les décades liées à la psychanalyse et au cinéma. J’ai eu la joie de rencontrer Anne Clancier, et Serge Doubrovski. Je garde un souvenir très ému du colloque Christian Metz, professeur qui avait réuni bon nombre de ses élèves, et qui disparut peu après. Madeleine Malthète Méliès nous fit l’immense cadeau de présenter  des œuvres de son grand-père, Georges Méliès. Cerisy ce fut aussi la magie des projections en plein air sur grand écran dans la cour du château. André Gaudreault, Dominique Chateau et François Jost dirigèrent un colloque Lumière et le cinéma documentaire. Cette décade coïncidait avec un colloque sur Benveniste, j’eus le plaisir de réunir les membres des deux colloques, un soir, à la bibliothèque, pour fêter la fin des colloques, et les directeurs des deux assemblées se prêtèrent à un jeu de charade filmé qui n’engendrait pas la mélancolie.
Depuis quelque temps, j’étais obsédée par le désir d’enregistrer un souvenir visuel du colloque Robbe-Grillet. La succession des salons du château  renvoyait au dédale de l’hôtel de L’année dernière à Marienbad, je fis jouer un couple d’étudiants dans le salon bleu, et à ce moment précis, des pipistrelles se mirent à voleter dans le miroir qui surmontait le divan bleu. Je demandais ensuite à Michel Arrivé de lire le passage où Robbe-Grillet (dans la double publication chez Bourgois consacrée à son œuvre), rappelle l’épisode de la pipistrelle que sa mère réchauffait dans son corsage, et qui épouvantait les dames réunies pour le thé dans son salon. Tout, à Cerisy, est pour moi matière et mémoire. La serre évoque les promenades avec Robbe-Grillet, la chambre et le lit à colonnes, les jeux de Catherine Robbe-Grillet.
Mais le colloque qui m’inspira le plus fut celui consacré à Lacan en 1996. Les intervenants sous la direction de René Major et Michel Guyomard furent éblouissants, mais pour  moi, la psychanalyse se fait acte, et je réussis à convaincre des participants  à interpréter une petite comédie lacanienne intitulée Maison de poupée. Je pus insérer des plans romantiques de l’étang et de sa petite maison, de la rivière qui serpente, des feuillages roux, ou argentés. Anne Rosenberg, analyste de formation, jouait le rôle d’une analysante, le philosophe Michel Margottet analysait sa patiente, installé dans son fauteuil, Odile Bombarde renouvelait  une séquence de Topper, le fantôme américain. Cet essai modeste me signala cependant que je souhaitais abandonner le domaine de la recherche universitaire pour me lancer dans le cinéma.
J’ai lié des amitiés à Cerisy. J’entretiens de bonnes relations avec l’écrivain et universitaire Dominique Noguez, qui, lui aussi, a préféré la création d’un monde romanesque ou savant, à l’enseignement. Madame Gislinde Seybert, professeur de littérature romane à la faculté des Lettres de Hanovre, est devenue mon amie. Elle m’invite parfois devant ses étudiants, et j’ai présenté des communications de psychanalyse appliquée à deux colloques : George  Sand  et  Le couple littéraire, où je me suis penchée sur Philippe Sollers et Dominique Rollin. Je participerai encore cette année au colloque Le concile d’amour.
Je n’oublie pas des personnalités uniques de Cerisy, qui nous ont maintenant quittées, tout d’abord Madame Heurgon-Desjardins, qui vivait à l’Orangerie. Ma chambre se trouvait au rez de chaussée, et je la saluais tous les jours. Depuis, je sollicite toujours la chambre du Potager. Je me souviens de la personne rayonnante qu’était Geneviève de Gandillac, qui nous accueillait avec douceur et gentillesse. Sa fille, Catherine, a repris le flambeau. J’évoque aussi la personnalité brillante de Maurice de Gandillac. J’ai réalisé en vidéo son portrait  où il  évoque  le souvenir du siècle qu‘il a traversé, film tourné avant la publication de ses mémoires. J’intitulais ce document : Le veilleur du siècle.
Les participants au dernier colloque Lacan venaient, pour certains, à Cerisy pour la première fois, et je vis qu‘ils étaient encore “ étrangers ” au charme, au “ génie des lieux ”. Cerisy ne se découvre pas immédiatement. Le “ Retour à Cerisy ” devient une cérémonie  obligée, où les plaisirs (secrets ?) se livrent aux visiteurs fidèles qui viennent défendre une certaine culture à l’ombre de ses échauguettes et ses feuillus.
P.S : Par un curieux lapsus, j’ai omis les remarquables décades à teneur historique, en particulier le célèbre colloque consacré à l’extermination, dirigé magistralement par Perel Wilgowitz, qui publia par la suite le bel ouvrage : L’Ange exterminateur ; est-ce lié au souvenir des cauchemars qui s’y rattachent ?
Certaines décades furent plus festives, je rappellerai le colloque sur les vampires, animé par Jean Marigny, les bals costumés initiés par Anne Clancier, la très stimulante décade consacrée à l’aliéniste Gaetan de Clérambault. Souvent, le petit salon a résonné de musique, lorsque Jean Pierre Moulin improvisait. J’ai filmé une diva italienne accompagnée par le même pianiste, dans une séquence où elle chantait le blues.
Je serais ingrate si je ne mentionnais pas l’aide théorique que m’apportèrent mes nombreux séjours à Cerisy qui me permirent de publier des articles de psychanalyse appliquée au cinéma et à la littérature dans des revues universitaires, comme La Revue des Sciences Humaines de Lille III, La Revue d’Esthétique-Voir-Entendre, La Revue Trente-Cinquante, (Lille III), et d’autres publications scientifiques. De plus, c’est grâce à mes rencontres avec les enseignants de Cinéma que j’ai pu remporter, par deux fois, un succès au concours  pour l’inscription sur la liste d’aptitude à la fonction de Maître de Conférences (18° section).
J’ai continué à publier des travaux de recherche, soit de psychanalyse appliquée, soit de sociologie dans la revue Passages. Le dialogue, les échanges avec les hôtes, animateurs et directeurs de séminaire, m’ont toujours grandement stimulée, et la charge esthétique et affective du château de Cerisy a été déterminante dans mon désir de créer des images, même si j’ai gêné les participants avec les pieds de mon tripode, et le gros œil oedipien qui me précédait, généralement  à l’amusement de tous.
P.P.S : Je n’ai toujours pas monté le dernier film tourné à Cerisy, car la charge dramatique est encore trop forte. Je me rappelle encore mon arrivée à Cerisy le 11 septembre 2001. A peine descendue de l’autocar, je jouissais de l’atmosphère paisible du parc, lorsqu’une dame s’approcha de moi pour m’annoncer la catastrophe des Twin Towers. Je réalisais mal l’horreur américaine devant ce paysage si harmonieux et calme. Mais, dans la soirée, le charme fut rompu pour de bon devant l’écran de la télévision, qui répétait en boucle le crash monstrueux. Dès le lendemain, je filmais les gros titres et les photos des quotidiens. Alors que le monde vacillait, certains se mobilisaient autour des lettres ouvertes de Jacques Alain Miller, qui m’impressionnait  fort peu. On dansa même dans les caves ; et j’arrangeais à ma façon la pièce d’Hélène Cixous  Portrait  de Dora, qui devenait  une sorte de comédie de boulevard du style du Dindon. La vie continuait, mais nous avions perdu notre innocence.

Françoise GAUDIN

1) Un grand rôle intellectuel et professionnel dans l’élaboration, la recherche, l’écriture de ma thèse de linguistique appliquée à la didactique des langues - et donc sur mes recherches autour du langage - Amicale aussi j’y ai cheminé parfois quelque temps avec des rencontres faites à mes différents séjours.
2) Combien de fois, je ne sais pas: 10 ? 12 ? 1 ou 2 fois comme intervenant, les autres fois comme assistant, comme auditeur ? Age ? depuis 1975 peut-être 72 ? 40 ans ? 43 ans ?
3) Spécificités : le recueillement ? l’amitié ? le repos, tout en même temps qu’un dépaysement par la plongée dans le thème pendant 8 ou 10 jours.
4) Des modifications : oui ? amélioration du confort ? Mais toujours la même gentillesse dans l’accueil.
Bonne chance pour votre colloque.
Amicalement.

Michèle GENDREAU-MASSALOUX

Jusqu’à une date récente, ma discipline universitaire et de recherche, l’Espagne du Siècle d’Or, n’avait pas conduit mes pas sur la route de Cerisy, mais depuis toujours j’en entendais parler. Ceux qui en revenaient racontaient des moments d'émotion, de création, de dialogue, de débat : leurs souvenirs faisaient envie.
Lorsque j'ai élargi le territoire de mes travaux, l'œuvre de Jacques Derrida m'a guidée dans l'approfondissement de la pensée ; et c'est à la décade organisée autour de lui, en 1997, par Marie-Louise Mallet, que je dois d'avoir osé franchir la grille du parc, découvert la bibliothèque, les allées, les promenades jusqu'à la mer, les soirées à la cave ou au grenier. Expérience à la fois unique et engageant à la répétition, cette aventure m'a marquée. J'y ai sans doute puisé la force de commencer à parler, et à écrire, sur certains textes, au croisement du politique, du philosophique et du littéraire. Un des chemins que je me suis mise à suivre, avec ferveur, me porte vers l'écriture d'Hélène Cixous... J'ai vécu la décade qui lui a été consacrée, pendant l'été 1998, comme un baptême du feu, si exaltant qu'un an plus tard je me suis à nouveau avancée, à découvert, sur un autre terrain, celui des relations entre l'univers romanesque de Julio Cortazar et celui d'Italo Calvino.
Des familles intellectuelles généreuses, qui savent allier la gravité savante aux compromis subtils et parfois facétieux de la vie en commun, m'ont accueillie. Il me semble qu’à Cerisy le temps passe autrement qu'ailleurs. Le droit fil des longues journées n’élude ni la différence des idées ni la véhémence des passions, mais le savoir-vivre devient ici tout un art de conciliation, à la fois civil et champêtre : ce lieu est maintenant pour moi un havre chaleureux, par la grâce de sa disposition, de son histoire et de ses hôtes.

Gérard GENETTE

J’ai participé à deux décades de Cerisy. La première, du 2 au 12 septembre 1966, organisée par Georges Poulet et intitulée Les Chemins actuels de la Critique, et malgré les absences de Roland Barthes et de Jean Starobinski, fut l’occasion d’une sorte de “ point ” sur ce qu’on appelait depuis deux ou trois ans la “ Nouvelle Critique ”. La pratique ainsi désignée n’était pas tout à fait aussi radicalement novatrice qu’on ne le disait (elle remonte au moins à Proust), ni aussi homogène que ne feignaient de l’imaginer ses détracteurs. Deux tendances s’y distinguaient assez clairement : d’une part, celle d’une critique, dite “ thématique ”, d’orientation généralement - pour parler très vite - psychologisante (celle de Poulet, de Richard, de Starobinski, du Michelet ou du Racine de Barthes) ou sociologisante (celle de Lukàcs et de Lucien Goldmann, représentée là par Jacques Leenhardt), d’autre part celle d’une critique dite “ formaliste ” ou “ structuraliste ”, dont la figure emblématique était alors Roland Barthes, et que j’étais censé représenter par défaut. Entre ces deux tendances, l’opposition n’allait pas jusqu’à l’affrontement, d’abord en raison des relations personnelles, généralement amicales, entre leurs divers tenants, ensuite parce que le partage entre elles du champ d’étude les rendaient plus complémentaires qu’antagonistes. La seule note polémique fut apportée par Serge Doubrovsky, qui tenait le structuralisme pour une idéologie typique d’un néo-capitalisme totalitaire : je crois même que lui échappa un jour une référence aux camps nazis, dont Georges Poulet, inquiet pour le niveau intellectuel de sa décade, exigea, et obtint, qu’il le retirât solennellement. A ce couac près, cette décade fut, je crois, un temps fort dans l’histoire de la critique moderne, et un moment très chaleureux sur le plan affectif.
Ma seconde décade, organisée conjointement par le même Doubrovsky et Tzvetan Todorov, fut consacrée à l’enseignement de la littérature, et dura cinq jours, du 23 au 27 juillet 1969. La querelle de la Nouvelle Critique avait perdu entre temps beaucoup de sa portée théorique, et la question se trouvait réduite à la dimension pédagogique - réduction ratifiée par Roland Barthes, présent cette fois, en ces termes : “ La littérature, c’est ce qui s’enseigne, un point c’est tout ”. Pour cette raison au moins, je ne crois pas que ce remake un peu laborieux ait apporté grand chose à l’histoire des idées.
J’ai sans doute beaucoup perdu à interrompre là ma participation aux décades de Cerisy. Je regrette à coup sûr d’avoir, pour des raisons de santé, manqué celle de l’été 1977, organisée autour de Roland Barthes. Mais je dois reconnaître chez moi un affaiblissement progressif du goût pour les colloques en général. C’est peut-être la raison qui me fit décliner, quelques années plus tard, le projet d’une décade consacrée à mon propre travail, et où je me serais sans doute senti un peu mal à l’aise.

Georges-Arthur GOLDSCHMIDT

C’est en 1974, j’avais alors cinquante-six ans que je découvris Cerisy où je fus invité au colloque Don Juan car je venais de publier un livre intitulé : Molière ou la liberté mise à nu qui vient de reparaître chez Circé. Nous fûmes, ma femme et moi, frappés par la beauté du lieu. Aujourd’hui, en janvier 2002, Cerisy où je suis venu dix fois fait partie de ma vie intime, de multiples souvenirs y sont liés.
Ce qui est pour moi important à Cerisy, ce n’est pas tant l’élaboration de mes idées propres, cependant les dix conférences qu'on m’a invité à y faire ont certes eu de l’influence sur ce que j’ai fait. Mais la valeur toute particulière de Cerisy, son “ esprit ”, ce sont les rencontres, les présences des autres et les êtres humains qui portent ces idées et avec lesquels on mange et se promène et qu’on retrouve parfois d’une année sur l’autre. Cerisy, un bien précieux.

Colette GUEDJ

Nice, le 27 janvier 2002
Je ne suis allée qu’une fois, hélas, à Cerisy. Et j’avais 61 ans. Ce fut pour moi un endroit magnifique, propice aux rencontres de qualité. Je veux dire par là des rencontres fécondes, tant sur le plan intellectuel qu’humain. J’ai aussi aimé ce lieu de solitude, qui permet à l’issue des activités, de se “ retirer ”. J’ai, pour ma part, beaucoup écrit lors de mon séjour en juillet 2000 (colloque Desnos) et bien des pages de mon nouveau livre “ Ces mots qui nous consolent ” (J.C. Lattès, parution février 2002) ont été écrites là-bas. Dans cette chambre dont j’ai aimé l’austérité, mais aussi et surtout le calme isolement qui permet de se retrouver, d’engranger de nouvelles forces. J’ai aussi beaucoup apprécié la porosité entre deux types de séminaires, ce qui a permis à nombre d’entre nous par exemple, de rencontrer d’autres collègues et futurs amis appartenant au groupe participant au colloque sur le Conte.

Karin GUNDERSEN

Dit à Cerisy

Cerisy, c’est un lieu de la parole par excellence. Je présenterai un choix de citations, tirées des notes prises pendant les séances et scrupuleusement classées et gardées depuis mon tout premier colloque. De 1974 à 2002, cela fait treize dossiers. En relisant mes notes j’ai retrouvé l’ambiance de chaque colloque, avec les rencontres, les nouvelles amitiés, les repas, les soirées, les sorties et le temps qu’il faisait. Comme chacun sait, le Château de Cerisy est beaucoup plus qu’un Centre culturel et académique de pointe, beaucoup plus qu’un lieu de rencontre d’avant-garde (où des êtres obscurs comme moi, venue de l’extrême Nord de l’Europe, ont pu voir et écouter les grands, et même causer à table avec eux) - ce château est aussi un foyer où règne une hospitalité exceptionnelle, où je me sens, dès que j’arrive, comme rentrée chez moi. Le crissement du gravier dans l’allée me fait à l’instant frémir de joie.
A mon premier colloque, en 1974, j’étais jeune, je préparais ma thèse. Dès le premier jour il faisait beau. Nous étions quatre Norvégiennes dont notre professeur Karin Holter, qui était déjà venue plusieurs fois à Cerisy. Je me souviens d’avoir été chaleureusement accueillie par Edith Heurgon. Ma chambre "Van Gogh" était au troisième étage du château, d’où je pouvais voir les pâturages et les vaches. A la bibliothèque parlaient Jean Ricardou et d’autres personnalités que j’admirais. C’est sans doute ce contraste entre vie hautement intellectuelle et cadre bucolique qui m’a marquée. Qui m’a donné un sentiment d’aventure tout à fait particulier, dont le souvenir me revient chaque fois qu’après le petit déjeuner je me mets sur un banc devant le château pour finir mon café en regardant les vaches.
Voici les colloques auxquels j’ai participé. Je leur donne à chacun un sigle pour pouvoir y renvoyer d’une façon succincte : 1974, Claude Simon: analyse, théorie (CS) ; 1977, Le Texte (à effets) de fiction (TF) ; 1977, Prétexte : Roland Barthes (PRB) ; 1979, Problèmes actuels de la lecture (PAL) ; 1988, Paul Ricœur (PR) ; 1990, Freud et la psychanalyse (FP) ; 1991, Esthétique baroque et Imagination créatrice (EB) ; 1992, Passage des frontières. Autour de Jacques Derrida (PF) ; 1994, Pensée mythique et surréalisme (PMS) ; 1995, Mikhail Bakhtine : la pensée dialogique (MB) ; 1997, L’animal autobiographique. Autour de Jacques Derrida (AA) ; 1999, Le paysage : état des lieux (PEL) ; 2002, La démocratie à venir. Autour de Jacques Derrida (DV).
Je vais citer, en ordre chronologique, les colloques et non pas les personnes. Ces dernières resteront anonymes, comme faisant partie d’un collectif plus important et seul responsable. Raison supplémentaire de l’anonymat : mes notes proviennent aussi bien des discussions que des conférences, et je ne peux pas toujours dire avec certitude qui a dit quoi. Je mets en italiques les citations ; ainsi, on peut facilement sauter les commentaires.
Nous ne sommes jamais en effet dans le même texte, car le texte est en perpétuelle transformation (CS). La beauté de la théorie du texte des années soixante-dix m’éblouit toujours. Les débats cerisiens étaient particulièrement vigoureux et passionnés quand le Texte était au programme. La science du texte se double d’une pratique folle, délirante. Il s’agit de la pratique du scripteur lui-même, sans doute : Claude Simon qui était dans la salle, écoutant attentivement tout ce qu’on disait de lui. L’érotisme des textes simoniens produisait parfois un discours exégétique mimétique ; il y était volontiers question de la gélatine post-coïtale comme de l’orgasme du texte et de la métaphore expressive de l’éjaculation. Et on pouvait entendre de ces phrases énigmatiques qui porte à méditer longuement : Il faut que la coupure bande.
En avril 1977, on travaillait à la salle de l’Orangerie car il faisait trop froid au château. La métaphore est indiciaire du fonctionnement qui l’institue…  Si la métaphore ne porte pas le symptôme de ce qu’elle porte, elle est expressive (TF). Une mauvaise métaphore, l’expressive, nous étions tous bien d’accord. Pendant les pauses nous nous promenions dans le parc en écoutant le chant des petits porte-plume nouvellement arrivés du grand Sud. Sur les feuilles mortes, restes de l’automne passé, il y avait des messages cryptés. L’allégorie était partout, et la lecture infinie. Car le scripteur ne sait jamais totalement ce qu’il écrit ni le lecteur totalement ce qu’il lit.
A cette époque on fumait à la bibliothèque pendant les séances. Roland Barthes était enveloppé d’un nuage de fumée. La parole traversait la salle ou montait en volutes vers le beau plafond. Le langage des autres me transforme en image comme la pomme de terre brute est transformée en frite (PRB). Dehors, un beau soleil ; par les fenêtres et les portes tout ouvertes on voyait des fragments d’arbres et de ciel. On pouvait rêver un peu sur ce moi aliéné en frite, pour être vite rappelé à l’écoute par telle phrase délicieuse : Il suffit d’un rien pour déranger la splendeur de l’amour.
D’autre part, le plaisir n’est pas une notion théorique (PAL). Le plaisir n’est ni une notion, ni théorique, dira-t-on. Bien qu’on puisse trouver du plaisir dans et par la théorie, sa présence est nettement plus franche et directe dans la salle à manger, quand par exemple l’omelette norvégienne est servie (ce dessert qu’en Norvège on appelle "gâteau de glace Grand Marnier"), et qu’on peut se défouler un peu après la tension intellectuelle de la journée. Et monter au village après dîner pour prendre un café avec son petit calva. Dans les bosquets du texte il y a des esprits qui parlent. Il y a plein d’esprits et divinités plus ou moins invisibles dans les arbres de Cerisy également. Il s’agit de marcher doucement pour sentir leur présence.
Parlant d’esprits il me semble que c’est en 1988 que nous avons commencé, quelques-unes parmi nous, à prendre l’apéritif devant "nos appartements" à l’Orangerie ou, plus tard, aux Escures. On nous a regardé avec curiosité, mais il y en avait qui s’arrêtaient pour causer, et qui se laissaient inviter. Ces moments de plaisir supplémentaire ont confirmé ce qu’on savait déjà : Recevoir est un acte de donner (PR). Autrement dit, et cela revient au même : Si la cause est parole, l’effet doit être parole. Déjà Aristote disait qu’il faut transformer une expérience en histoire (muthos) ; voilà l’essence de ce qu’on a appris cet été-là, à Cerisy. Une seule phrase pour compléter : le monde est une métaphore. Oui, mais...
Evidemment, si j’hésite à accepter pleinement la doctrine du monde métaphore, je risque de me sentir visée par cette boutade cruelle : Il y a des gens qui ont de l’imagination, et d’autres qui sont les esclaves des phénomènes (FP). Il n’est pas toujours aisé de choisir entre imagination et phénomènes. A l’époque du Texte on était à l’abri de ce genre de dilemme, tandis que maintenant, c’est-à-dire en 1990, tout pouvait arriver. Le roi est nu, mais l’aventure commence ! Heureusement, il y avait là des gens plus modérées, qui ont fait remarquer que parfois surgit une question trop difficultueuse pour la psychanalyse. Rassurées, nous sommes allées en petit comité à Hauteville-Plage, du côté des phénomènes. La mer était au rendez-vous ; on a complètement oublié la chute de l’âme dans l’inconscient pour jouir simplement de la vie. Je crois quand même avoir compris une chose : La pire des croyances est ce que j’entends.
L’année suivante il faisait froid et il pleuvait tout le temps. S’il n’y avait pas eu les repas, on aurait sombré dans la mélancolie baroque. La cuisine cerisienne nous a sauvés. Le malheur du corps est bénéfique à l’âme (EB). Soit, je veux bien le croire, mais le rôti de veau est plus bénéfique encore. Indispensable même à l’être qui erre dans les ténèbres.
Chaque œuvre n’existe qu’une fois (PF). Clair comme de l’eau de source ! me dis-je. Il est de ces moments d’entendement spontané et souverain qu’on est incapable de reconstruire après. Tant pis, l’expérience est délicieuse. Ce fut mon premier colloque Derrida ; l’atmosphère était amicale et généreuse, on ne comprenait pas toujours ce qui était dit, mais quand le maître lui-même a parlé, il était facile à suivre. Cela m’a étonnée au début, puis j’ai cru deviner le secret : c’est qu’il pense à ce qu’il dit. Si l’on marque une limite, on l’a déjà dépassée. Oui, en effet.
Si je me souviens bien, le colloque surréaliste deux ans après s’est déroulé dans un calme peu surréaliste. La révélation du réel, vertige de l’être (PMS) s’est avéré nettement historique. C’était agréable, sage et savant. Breton lui-même avait une patine de chef-d’œuvre classique quand on le citait : L’homme n’est peut-être pas le centre de l’univers. C’est probablement le peut-être qui sauve la phrase du banal. Les après-midi de lecture sur la pelouse devant les Escures, c’est cela aussi, Cerisy. On peut se permettre parfois de laisser passer le temps.
Nous nous construisons dans ce que nous disons. Comme dans une talking-cure, notre discours retombe sur nous comme une pluie (MB). Admirez la beauté de cette image ; elle se passe de commentaire. Le discours lui-même est une frontière. Voilà pourquoi il faut se taire de temps en temps, et aller encore une fois à la plage. Ce qu’on a fait, au petit matin et à jeun. Cette fois, la mer était partout. En rentrant, on était en forme pour de nouvelles dialogiques.
Nous vivons dans une époque où on est post-partout (AA). Il y a cinq ans que cela a été dit à Cerisy, et c’est toujours vrai. Nous sommes post-partout, dans un sens et dans l’autre. D’autre part, ce qui peut arriver, arrive. Cela me semble moins dépressif, voire joyeusement surréaliste. Mais il faudrait vérifier le contexte, qu’on n’a pas. En attendant, on a bien le droit de s’amuser (on s’empare de ce droit) : L’animal est une chose qui bouge, comme le cinéma.
Donner un sens à un lieu (PEL) est essentiel si on veut y vivre. Et retrouver les lieux dans le lieu. Les lieux cerisiens dans Cerisy-la-Salle : pour aller du château au village, en passant par les Serres pour le seul plaisir de voir les roses, les pommiers en fleurs et les raisins, on monte par la route départementale et parfois, dans la fenêtre d’une maison particulière, on voit un beau chat jouir des premiers rayons du soleil. En revenant, on peut prendre la rue qui descend en pente abrupte vers l’Orangerie. L’horizon figure l’inépuisable.
Finalement, une seule chose reste à dire : La dette n’a pas de limites (DV).

Mainread HANRAHAN

Cerisy. Lieu non-universitaire consacré, d’une façon et avec une conviction que nombre d’universités feraient bien d’imiter, à l’excellence de la recherche. Endroit vraiment respectueux de la pensée, et de l’activité pensante, la praxis, autant que des idées qu’elle produit.
Les trois fois où j’y suis venue, intervenue, s’étant concentrées entre 1997 et 2000, au lieu d’en parler dans une perspective diachronique, je préfère traiter l’impression chaque fois ressentie d’entrer dans un autre monde. Ce qui est bien entendu le cas : peu de colloques ont lieu dans un local qui puisse rivaliser avec la beauté resplendissante du château de Cerisy. Mais après la découverte à la fois admirative et méfiante que tout ce qu’un tel château représente en fait de ressources d’une élite sociale a été voué au service de l’élite intellectuelle, est venue celle, cette fois uniquement admirative, que ce lieu respire l’estime pour l’étude. Je ne parle même pas des étagères pleines de livres qu’on peut emprunter, des nombreux recoins munis de chaises confortables où l’on peut lire. C’est que Cerisy représente un temps autant qu’un espace : temps d’écoute, temps de questionnement, temps de rumination. Bien qu’il ne soit plus possible de nos jours de n’avoir qu’une seule communication journalière, la direction a réussi à garder la trace des premiers colloques, où paraît-il la plus grande partie de la journée était libre pour la réflexion.
J’applaudis au parti pris de ne pas avoir de séances parallèles (tous les participants participent ainsi au même tout), de ne pas trop charger le programme (chacun dispose ainsi d’un temps individuel) et surtout de prévoir amplement du temps pour la discussion. Il y a jusqu’à l’absence de clés qui témoigne de l’importance donnée sur tous les plans à l’ouverture. Là-bas le vocabulaire des colloques est à prendre au propre : tout s’y fait pour que les “rencontres” y soient de véritables rencontres, pour que les “communications” mènent réellement au dialogue. J’ai rarement éprouvé avec autant de force qu’à Cerisy le sentiment de faire partie d’une communauté intellectuelle. Et puis si, pour ne pas idéaliser, il faut reconnaître que, là comme ailleurs, les colloques peuvent tenir du tournoi, sinon de la bataille, au moins on entre en lice dans un lieu de délices, ne serait-ce que culinaires. Le savoureux menu traditionnel, le verre de calvados à l’accueil… Si le Centre culturel de Cerisy figure, pour l’étrangère que je suis, le meilleur de la culture française, c’est moins parce qu’il offre une célébration de l’intellect que parce que dès le seuil on s’y sent généreusement nourri corps et âme.

Claudine HELFT

Paris, le 19 février 2002
Cerisy m’a apporté intellectuellement quelques rencontres magistrales, ainsi celle qui a eu lieu avec Elie Wiesel, mais je dois dire que, dans l’ensemble, je n’ai pas lié d’amitié particulière dans ce Centre. Par contre j’y ai confortée celles qui étaient déjà miennes avec Richard Rognet, Claude Cohen-Boulakia ou Georges-Emmanuel Clancier.
Je suis venue cinq fois à Cerisy et toujours à titre d’intervenant. N’étant venue chez vous qu’au cours de ces dix dernières années, je ne vois aucun changement notoire : je pense qu’il y a la même ambiance de sympathie et d’ouverture. Je dois dire que pour moi le point faible ne se trouve pas dans les rencontres (puisque je les choisies moi-même) mais plutôt dans l’inconfort dans lequel je me suis souvent sentie, étant habituée, je dois le dire, à avoir une salle de bains individuelle, raison pour laquelle j’ai parfois abrégé mon séjour.
D’autre part, ma spécificité de poète m’a conduite, à quelques occasions, à ressentir une incompréhension totale et une méconnaissance de la poésie contemporaine, surtout dans le domaine des psychologues, nombreux souvent, trop à mon goût, par rapport aux littéraires. Peut-être n’est-ce là qu’un hasard et que j’ai mal choisi mon auditoire.
Cependant je récidive : en effet, j’interviendrai, comme Jacques Gorot me l’a demandé, dans le colloque “ Parmi l’espace de la relation : réel et imaginaire ”. Je ne pourrai intervenir (et j’en ai averti J. Gorot) qu’à partir du 4 juillet étant auparavant aux U.S.A. C’est donc du 4 au 6 juillet que je serai entre vos murs, souhaitant, si cela vous est possible naturellement, de me donner, à nouveau, la chambre du fond (toilette et salle de bains individuelles) que j’avais grandement appréciée.
Merci encore pour votre accueil, votre dévouement, votre chaleur. A bientôt donc, le temps passe très vite !

Jean HINAULT

Le 3 février 2002
Ayant assisté, depuis ma retraite professionnelle de géologue, à 14 des colloques tenus à Cerisy de 1987 à 2001, en tant que simple auditeur curieux d’esprit, mais auquel vous avez maintenu durant ses séjours d’une semaine un accueil courtois, c’est très volontiers que je me sens “ obligé ” de répondre aux quatre questions posées dans votre lettre de décembre 2001. Mes témoignages sur les colloques ne sont pas d’un spécialiste engagé, ni d’un enseignant, mais d’un amateur plutôt "poreux" et bienveillant, par ailleurs breton épicurien et positiviste, sans doute “ archaïque ” aux yeux de beaucoup de “ post-modernes ”, bien que continuant à lire quelques auteurs importants, tel Barthes (pour le style) et Houellebecq (pour le contenu). En me permettant de saluer le travail quotidien que mènent vos équipes et vous-mêmes depuis des années, pour organiser, tenir et éditer des dizaines de colloques, et faire ainsi du centre de Cerisy une institution culturelle vivante et pas trop abstraite, je vous prie de croire, Mesdames les Directrices, à mes sincères salutations. Meilleurs vœux pour l’an 2002, et “ tenir la pas gagné ” !
Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
- Vie intellectuelle : certainement un “ plus ”, c’est-à-dire une stimulation et une ouverture de l’esprit à des points de vue divers, et aussi un plaisir à l’écoute de certains exposés parfaitement maîtrisés. Il arrive que certains choix intellectuels ou sociaux soient confirmés ou réfléchis.
- Vie professionnelle : j’étais à la retraite. Mais pas d’incidence sur mon métier : recherche de gisements d’uranium, puis marché de l’uranium naturel.
- Contacts amicaux : je me souviens de plusieurs conversations sympathiques, sinon complices.
Combien de fois êtes-vous venus à Cerisy, à quel âge, à quel titre ?
J’ai assisté en tant qu’auditeur à 14 colloques sur des sujets littéraires ou de “ sciences humaines (?) ”, de 1987 à 2001. J’étais un retraité sexagénaire, puis septuagénaire. A toute fin utile (*), liste jointe de ces 14 colloques avec des appréciations subjectives.
Quelles spécificités (avantages, faiblesses) présentent les rencontres de Cerisy par rapport à d’autres manifestations ?
- Colloques “ littéraires ” : à continuer avec la même audace (qui oserait un colloque sur le style d’A. Gide !).
- Colloques “ sciences humaines ” et métaphysiques : souvent trop abstraits, des constructions intellectuelles incertaines, sans incidence pratique appréciable.
- Les débats et conversations qui suivent chaque communication sont ouverts et tolérants. Le cadre et la réception du centre de Cerisy sont conviviaux : un ensemble unique dans son genre. Et la durée d’une semaine par colloque est tout à fait appropriée.
- J’ai assisté au 12e Forum du Mans, en octobre 2001 (Où nous emportent les techniques ?) et à quelques journées de Pétrarque à Montpellier, à la belle saison. Rien de comparable à Cerisy. L’auditeur ne peut guère qu’écouter “ démocratiquement ” un petit cercle d’émissaires médiatiques et consensuels. La grand’messe est bien dite ; l’impact quasi-nul.
Avez-vous aperçu des modifications, au fil du temps, dans l’organisation et dans l’atmosphère des rencontres ?
- L’organisation est bonne et bien au point.
- L’atmosphère reste conviviale. Je n’ai pas assisté à des échanges agressifs ni à des débordements.
- Certains conférenciers ont tendance à raccourcir leurs séjours, préférant peut-être la publication d’un colloque à des contacts rapides et hasardeux.
Selon Jean-Marc Rodriguès (dans “ Histoire de la littérature Française ”, page 630, D. Couty, Larousse, Mai 2000), les décades de Pontigny étaient “ chapeautées par le clan de la N.R.F. ”.
Actuellement les colloques de Cerisy, souvent très abstraits, sont bien diversifiés et nombreux, et les Directrices n’y tiennent pas un second rôle d’intendance.
Une plus grande ouverture vers la Province et vers des thèmes plus mobilisateurs, pourrait augmenter l’audience.
Risquons 4 propositions particulières :
1) Colloque de sociologie “ critique ” (après le décès de Bourdieu et avec la participation de Mme S. Bonnafous).
2) “ Comment peut-on être Breton et Celte ? ”. Les écrivains musiciens, marins ne manquent pas. Et qui sait ?, TF1 ? TV Breizh ou Pinault ? FNAC être tentés.
3) Cynisme grec et individualisme : Michel Onfray est normand.
4) Le cas Michel Houellebecq : Un style plat ou stendhalien, un nouveau réalisme érotique et aussi des idées non narcissiques et des mises en garde.

Karin HOLTER

Projet SIECLE

Oslo, le 4 juillet 2002
Voici le témoignage que je voudrais signer à propos du rôle qu’a joué Cerisy-la Salle dans ma vie professionnelle :
Je peux dire, sans exagérer, que les colloques de Cerisy-la-Salle ont constitué pour moi le fondement de ma vie académique. C’est là, en 1969, au colloque sur L’Enseignement de la littérature que, pour la première fois, j’ai pu voir et entendre en chair et en os les personnes qui jusque-là n’étaient pour moi que des textes. Et c’est là que j’ai pu nouer des contacts professionnels et amicaux avec d’autres participants qui, pour certains, durent encore. Des contacts qui ont nourri, non seulement mes propres recherches mais, en tant que professeurs invités, le milieu intellectuel du département du français de l’Université d’Oslo dans son ensemble. Personnellement, ce sont les colloques sur le  Nouveau Roman dans les années 70 qui m’ont le plus marquée. Je voudrais souligner aussi l’importance des bourses accordées par le Centre aux jeunes étudiants/doctorants. Grâce à ce système j’ai pu amener/envoyer des étudiants  travaillant sur un écrivain ou thème spécifique traité à Cerisy. Ces séjours se sont toujours avérés très fructueux pour les études de ces étudiants qui, à leur tour, assurent un recrutement à Cerisy et aux universités norvégiennes.
Je suis venue une dizaine de fois aux colloques de Cerisy,  la première fois, en 1969, à 34 ans, pour L’enseignement de la littérature, la dernière fois en 1997, pour Le sujet de l’écriture (Alain Goulet). Je suis venue en tant qu’intervenant (une fois) et auditeur.
Par rapport à d’autres manifestations internationales auxquelles je participe, Cerisy possède la spécificité d’un cadre magnifique. Le fait d’habiter le lieu de travail crée naturellement - et facilement - des liens sociaux ; les discussions continuent pendant les repas, au café, pendant les promenades. Le paysage normand aussi joue un rôle important dans l’atmosphère unique de Cerisy-la-Salle. Et le fait de rencontrer toujours la même direction ajoute à l’atmosphère familiale et accueillante qui caractérise le Centre !
Une faiblesse de Cerisy par rapport à d’autres colloques et congrès, serait la "fermeture" relative de la direction des colloques ; l’avantage d’avoir un groupe d’intervenants invités par la direction et donc cohérent, se paye par une certaine restriction : à Cerisy, il n’y pas "d’appels d’interventions" lancés de par le monde. Il est vrai que les discussions sont très libres - et libérales et que l’annonce annuelle des colloques circule bien de par le monde.
Si l’atmosphère des rencontres reste la même, toujours chaleureuse, on peut percevoir certaines modifications dans l’organisation des rencontres. D’abord en ce qui concerne les thèmes traités : même si la littérature et la philosophie constituent encore l’épine dorsale, Cerisy s’est plus diversifié au fil du temps, aussi bien en ce qui concerne les thèmes traités que la durée des colloques. La publication des colloques constitue toujours une mine d’or, aussi bien pour les participants que pour ceux qui ne connaissent Cerisy qu’à travers ses livres.

Gérard LANVIN

Le 25 février 2002
Chère Edith, Chère Catherine,
J’ai bien reçu en son temps, en m’excusant de répondre si tard, votre aimable courrier pour le cinquantenaire de Cerisy.
Il ne saurait être trop tard pour vous adresser d’abord tous mes vœux. Cerisy n’évoque pour moi que de bons souvenirs. Je crois y être venu pour la première fois au cours de l’été 59 ou 60, en compagnie de Claude Mary et de ses parents. J’avais alors 36 ou 37 ans. C’était une décade à caractère plutôt scientifique et donc des plus éloignées, a priori, de mes goûts. J’en ai gardé le plus vif et le plus heureux souvenir, à cause de la simplicité et de la gentillesse qui y régnèrent. Je suis revenu par la suite à plus d’une reprise. Toute autre était l’ambiance, mais également de qualité. En particulier, une décade Nietzsche, où je rencontrais entre autre Sarah Kofman. Une autre, en juillet 1968, m’a marquée, sur le tragique.
Comment ne parler de l’accueil, alors, de Madame Heurgon ?
Mon dernier passage à Cerisy date de juillet 84, décade Hugo, où je fis parmi d’autres rencontres, celles de M. et Mme Paul Benichou, de leur fille Sylvia Roubaud. Je me souviens d’être resté ensuite deux ou trois jours, qui étaient consacrés à Barbey d’Aurevilly. J’étais porté, par goût, vers les décades littéraires en touchant aux choses de l’art Tout ce qu’il y avait, pour moi, à Cerisy, de particulièrement universitaire, voire politique, m’était assez étranger. Mais la diversité, la liberté, le repos, tout cela conjugué, étaient inestimables.
Voilà, grosso modo, et rapidement noté, ce que je peux dire Je garde précieusement les programmes de l’été prochain et n’exclus nullement de revenir.
Croyez, avec mon meilleur souvenir, à mes sentiments très amicaux.

Dominique LAOUSSE

Comme pour beaucoup d’autres, je suppose, le premier contact avec Cerisy passe par la consultation d’ouvrages sur des colloques. Puis, la curiosité aidant devant un nom qui revient aussi souvent, on imagine tout … sauf le site de Cerisy. Ensuite, après y avoir été, on se surprend à échanger, avec d’autres cerisiens, des souvenirs sur les lieux, le grenier et les caves du château, les poutres de la bibliothèque, les promenades dans la campagne avoisinante et, surtout, la première soirée de présentation avec ses rites festifs. N’oublions pas les visites du château qu’il convient de faire deux fois pour profiter des lumières des deux guides touristiques.
Au passage, deux anecdotes pour souligner que Cerisy n’est pas seulement un temple de la connaissance mais peut toujours receler des surprises...
Tout d’abord, un matin de 1992, vers 7h30, retour de course dans les brumes cerisiennes. Petit trot jusqu’à la terrasse arrière pour souffler un peu à l’arrivée. Personne. Sauf un monsieur âgé qui attend en regardant le plan d’eau sur la terrasse arrière. Il me voit, s’approche et me salue. Moment agréable. Nous bavardons quelques instants des plaisirs du jogging. Il me dit l’avoir beaucoup pratiqué et regretter d’avoir du arrêter, l’âge venu. 9h, la bibliothèque. Stupeur. L’intervenant du matin, Albert O. Hirschmann, le théoricien de la socio-économie et mon interlocuteur ne sont qu’une et même personne !
Autre moment. Une séance ordinaire d’un matin de 1991 pour un colloque sur Structuration du social et modernité (Autour d’AntonyGiddens). Tout le monde écoute, concentré, A. Giddens présenter des travaux qui ont influencé ses réflexions sociologiques. Il cite, parmi d’autres Chris Waddle et Glen Hoddle. Peu de têtes se lèvent et beaucoup notent ces noms… de footballeurs célèbres ! Pour la petite histoire, A. Giddens trouvait les participants trop sérieux et avait parié de tester leur connaissance du monde réel. L’anecdote est authentique, témoin l’exergue du livre du colloque.
Mais l’histoire de Cerisy est celle d’un perpétuel devenir qui doit être préservé pour permettre à des amoureux de la connaissance de consacrer une semaine (quel luxe de nos jours !) à partager leurs questions.

Marie-Lise LAUTH

Le 26 janvier 2002
Je réponds donc aux questions :
1) J’ai tout ce qu’il me faut dans ma vie professionnelle au point de vue intellectuel et amical, mais Cerisy a toujours été une très bonne période de vacances pour moi car je m’y sens comme un poisson dans l’eau.
2) Je ne sais plus, la première fois était à l’invitation de Serge Leclaire, il y avait une confrontation de discours religieux, politique et psychanalytique ou quelque chose comme ça. Même si par la suite je suis intervenue parfois quand il était question de la psychanalyse, je ne suis jamais venue que comme auditrice vu le poids que l’on donne aux plus connus parce que édités. J’ai du venir 7 ou 8 fois.
3) Avantages : Je ne connais pas d’autres sociétés que celle de Cerisy où l’on a le privilège de se côtoyer, où tout le monde parle à tout le monde. La richesse et la qualité des échanges, presque plus encore pendant les repas et les intervalles que pendant les interventions, font que l’on a toujours envie d’y revenir.
Faiblesses : Trop d’importance est accordée aux universitaires chevronnés et, dans le monde tourmenté des analystes, à ceux qui se sont fait éditer et qui ne sont pas toujours les meilleurs.
4) L’ambiance n’est pas la même quand les orateurs viennent faire un petit tour et repartent le soir même car ils sont “ surbookés ”. Ce qui fait l’attrait pour moi de Cerisy est que l’on vit ensemble. Je n’oublierai pas les soirées au premier, même si le piano était un peu désaccordé. Le personnel est charmant, la cuisine parfaite, seuls les canapés pour 3 sont trop étroits et les fauteuils un peu fatiguées, on profite mieux bien assis.

Michel LIOURE

Clermont, le 30 décembre 2001
En réponse à votre enquête préparatoire au colloque Cerisy dans le S.I.È.C.L.E., j’ai le plaisir de vous adresser ma modeste contribution - qui n’appelle évidemment aucune publication.
J’ai participé quatre fois, me semble-t-il, aux décades de Cerisy : deux fois en auditeur, dans les années 60, quand j’avais une trentaine d’années et que j’étais assistant à la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, lors des décades sur Claudel et Gide, puis deux fois en tant qu’intervenant, vers la cinquantaine, et devenu professeur dans la même Université, pour les décades sur Ionesco en 1981 et la dramaturgie claudélienne en 1987. J’avais été invité la première fois par Henri Gouhier, auquel je m’étais adressé alors que je préparais une thèse sur le théâtre de Claudel, et, lors de deux dernières décades ci-dessus mentionnées, par Paul Vernois.
Dans chaque cas, j’ai eu le plaisir de rencontrer des auditeurs ou des intervenants devenus mes maîtres ou mes amis (Henri Gouhier, Jean Rousset, Paul Vernois, Marie-France Ionesco, Pierre Brunel, Yves Moraud, parmi bien d’autres que je ne saurais tous nommer, sans parler de toutes celles et tous ceux que j’ai perdu de vue et que je regrette de n’avoir plus eu l’occasion de rencontrer).
Le cadre et l’accueil du château de Cerisy offrent aux participants un agrément et une convivialité que l’on ne retrouve guère dans aucun colloque de ce type, excepté les journées de Brangues où la famille Claudel reçoit chaque année les participants avec une grande hospitalité. Seul inconvénient - auquel il a peut-être été remédié depuis mes derniers séjours - la très mauvaise sonorité de la salle à manger, qui rend fort pénibles sinon impossibles les conversations.
Si l’organisation et l’atmosphère des décades de Cerisy ne m’ont guère paru changer au fil des années - mis à part le confort agréablement accru des chambres et du séjour -, il me semble que les sujets retenus s’orientent davantage vers les sciences humaines, aux dépens peut-être des domaines plus largement littéraires.
En conclusion, sachez que je conserve un excellent souvenir de toutes les décades auxquelles j’ai eu la chance de participer, et notamment de Madame Heurgon-Desjardins, dont je conserve précieusement un des derniers mots écrits de sa main - et que seul l’emplacement géographique de Cerisy, difficile d’accès pour quelqu’un qui est familialement attiré par le Sud-Est, m’a retenu de m’y rendre plus fréquemment.
En souhaitant que la décade “ Cerisy dans le SIÈCLE ” connaisse un beau succès et vous permette de revivre de grandes et importantes rencontres, je vous prie d’agréer, Mesdames, avec mes vœux les meilleurs pour la nouvelle année, mes bien cordiales salutations.

Serge MEITINGER

“Cerisy est un des rares lieux où la rencontre entre les esprits et les cœurs puisse en quelque sorte ‘se programmer’ sans être en rien ‘institutionnalisée’ : c’est un lieu de dialogue où tout se passe et se fait dans l’écoute”. Je rendais compte ainsi de ce qui me semble caractériser au mieux ce haut lieu d’intelligence et d’amitié dans la recension que je faisais des Actes de la Rencontre autour de Claude Vigée, La terre et le souffle (Albin Michel, 1992), et, de fait, je n’ai jamais trouvé ailleurs un tel creuset d’échange et de partage, trop de colloques universitaires se résumant à un rituel dérisoire et hâtif où il s’agit moins de parler ensemble que de débiter sa contribution juste avant de s’enfuir...
Je suis venu dix fois déjà à Cerisy et j’y ai parlé dix fois dans l’écoute comme “dans l’estime” (expression chère à Saint-John Perse) avec la certitude d’avoir été entendu. Et j’ai noué dans les aîtres mêmes du château des amitiés intellectuelles, et plus que telles, qui demeurent vives et chaleureuses ! Plusieurs collaborations, plusieurs voyages ont trouvé là leur origine, leur occasion, leur vocation.
C’est en 1985 (j’avais 34 ans) que j’ai participé pour la première fois à un colloque en ces lieux : la rencontre sur Phénoménologie et littérature : l’origine de l’œuvre d’art, animée par les membres de l’Institut des Hautes Études Phénoménologiques (World Phenomenology Institute, Belmont, Massachussetts), avait lieu en juin et le climat était celui d’une Normandie fraîche et pluvieuse, le feu brûlait haut et fort dans la cheminée de la bibliothèque et nous nous étions réfugiés, pour nous entretenir, dans son voisinage le plus immédiat. J’y évoquais les prémisses théoriques de ma thèse sur Mallarmé, portée par une problématique phénoménologique...
Dans cette même perspective philosophique, il y eut pour moi les colloques Paul Ricœur (1988) et Eugen Fink (1994), penseurs que je mis à l’épreuve de la poésie ; le premier se déroula en présence du philosophe dont nous célébrions les soixante-quinze ans ; l’envergure de sa pensée et la qualité de sa présence nous éblouirent. Et ce furent les rencontres avec quelques-uns de nos plus importants poètes contemporains : Léopold Sédar Senghor (1986) pour fêter ses quatre-vingts ans, Edmond Jabès (1987), Claude Vigée (1988), Lorand Gaspar (1994)… Plaisir et humour parfois de voir l’ancien Président du Sénégal gérer lui-même le commentaire de son œuvre avec une circonspection toute diplomatique et un sens politique de l’esquive, subtil certes mais souvent frustrant. Émerveillement de découvrir, dans les caves du château, avec quelle vitalité Edmond Jabès faisait tournoyer son épouse en une valse enlevée et vigoureuse ; souvenir encor ému d’une conversation avec lui dans la fenêtre du grenier et où il me disait ne pouvoir souscrire à la pensée d’Emmanuel Lévinas reconnaissant en tous temps et lieux une manière de transcendance à autrui : il se refusait en particulier à accorder ce privilège à Hitler en qui il ne pouvait voir l’un de ses prochains et, moins encore, un autrui transcendant. Avec Claude Vigée, dont la parole vive, nourrie du miel biblique, doux et âpre, fluide et parfois rugueux, fit sans cesse écho aux divers intervenants, il apparut que l’exil et l’errance, si caractéristiques de son destin personnel pris dans les pires turbulences de l’histoire, pouvaient être tenus aussi pour le propre de la condition d’homme et de poète. L’amitié retrouvée de Lorand Gaspar, que j’avais connu à Tunis dès 1975, me rendit à nouveau sensible, grâce à sa présence poétique et humaine, le rythme du désert et le grand cycle tragique et cosmique de la Grèce éternelle, où Patmos rayonne comme lieu immémorial, de maintenant et d’avènement...
La dernière décennie du siècle fut propice également pour renouer avec quelques-uns de nos maîtres et les maîtres de nos maîtres : Jean Grenier (1991), Mallarmé (1997), Edgar Poe (1998). J’ai publié un travail dans les Actes du colloque Paysage : état des lieux (1999) sans avoir pu assister à la rencontre, pour des raisons de calendrier, et je participerai, cette année 2002, au colloque Alphonse Daudet, pluriel et singulier. Pierres blanches d’un cheminement recoupant sans cesse et éclairant mon chemin personnel...
La première personne que je connus de Cerisy fut Philippe Kister qui vint me chercher, en juin 1985, alors que je descendais tout seul à la petite gare de Carantilly-Marigny… Le premier contact avec lui fut chaleureux, malgré ou à cause même de la fraîcheur ambiante, et la chaleur ne s’est jamais démentie. Il assistait alors Jean-Pierre Colle et j’ai été heureux de le voir devenir avec les années un brillant et efficace gestionnaire. Je n’ai guère senti au fil du temps de modifications dans l’organisation et dans l’atmosphère des rencontres et c’est cette continuité que j’aime, patente dans la clarté et la rigueur de l’organisation matérielle, plus latente mais sensible dans l’esprit même des rencontres, aussi diverses qu’elles aient pu être… Longue vie à Cerisy ou plutôt à l’esprit de Cerisy qui est vie de l’esprit ! Et merci !

Dominique NOGUEZ

Quand Édith Heurgon m’a demandé l’an dernier un texte, même très court, sur Cerisy, je n’ai pas pu l’écrire. Il aurait fallu plus de quelques lignes ou même de quelques pages : en réalité tout un livre. J’en ai, du reste, déjà parlé, de ci, de là, dans des volumes publiés ou non. Et j’y reviendrai très probablement à l’avenir.
J’ai eu l’honneur d’être accueilli au château de Cerisy-la-Salle par Mme Heurgon-Desjardins une première fois en 1965, pour la décade Gide. J’y suis alors venu trois ans de suite et, à chaque fois, pour la décade entière (ce qui ne se fait plus guère aujourd’hui et c’est une vraie perte : chacun y fait deux ou trois tours et puis s’en va ; nous, alors, nous faisions trois grands tours et nous restions !). Puis j’y suis retourné, de cette façon malheureusement épisodique, une demi-douzaine de fois. Et j’espère avoir encore l’occasion d’y revenir.
Ces premières décades représentent beaucoup dans ma vie : dans ma vie étudiante, ma vie intellectuelle, ma vie littéraire, ma vie affective. Disons, pour être bref, que ce fut à la fois le Walhalla où le jeune apprenti écrivain que j’étais entrevoyait pour la première fois au naturel et même au repos les grands écrivains et les familiers des grands écrivains ou des grands penseurs qui faisaient l’ordinaire de ses rêveries, de ses enthousiasmes, de ses méditations, de ses textes. Et, prolongement campagnard de cette rue d’Ulm où il vivait et apprenait alors, une sorte aussi d’abbaye de Thélème de rechange pour les beaux jours d’été. Mais ce fut plus encore : car - soirée de " jeunes " rue de Boulainvilliers par ci, bibliographie ou épreuves à corriger par là -, par la grâce d’Anne Heurgon, Cerisy ne fut bientôt plus dans Cerisy. Il ne l’était pas plus, en tout cas, que Pontigny n’avait toujours été dans Pontigny. Et voilà peut-être, pour rester dans l’esquisse, la gloire la plus patente de Cerisy pour ceux qui ont eu la chance d’y venir jeunes : comme tous les hauts lieux intellectuels, ce n’est pas seulement un endroit où l’on va, c’est une grâce qu’on garde infiniment.

Claude OLLIER

Réponses aux quatre questions

Le 24 janvier 2002
1- Voici près de quarante années, Cerisy a été pour moi, peu enclin aux débats intellectuels et aux manifestations collectives, le lieu d’une découverte et d’un événement bienvenus. Le cadre lui-même, château et parc, a joué assurément un grand rôle dans cette réussite ; se sentir tout à fait à l’aise dans un lieu nouveau, y circuler avec plaisir, jouir de cette sorte d’interpénétration, d’osmose, entre activités intérieures et activités extérieures, à leur manière toutes deux ludiques dirait-on aujourd’hui, le caractère si simple, sans protocole et d’emblée amical de l’accueil, m’ont paru réaliser ce que tout novice peut souhaiter le plus intimement en pareille occasion. Par les belles journées, les séances semblaient pouvoir se tenir aussi bien sur la pelouse ou au bord de la rivière que dans la salle des conférences. Cette aptitude d’un édifice exceptionnel et de son environnement naturel - de son isolement aussi, si précieux à biens des points de vue - à laisser l’esprit au sein d’un ordre bien conçu et discret, dans une atmosphère d’autant plus sympathique que j’étais venu avec des amis, avait dissipé rapidement la crainte en moi, mêlé pour la première fois à un événement de ce genre, de m’y trouver contraint, un peu perdu aussi, apprenti écrivain sans spécificité culturelle autre que celle de sa plume, égaré parmi les philosophes qui m’en ont toujours spécialement imposé, pour n’avoir jamais fait peut-être que des études de commerce. Par ailleurs, cet emploi du temps alternant heures de réflexion et discussion avec celles d’une récréation qui aimait s’étendre, l’après-midi, le soir, jusqu’en limite du rivage maritime proche, reproduisait, en l’amplifiant et l’harmonisant avec autrui, celui qui avait toujours été le mien dans une solitude de l’écrit partagée entre travail, promenade, lecture, musique, vécus comme les chapitres successifs d’une activité harmonieuse bien comprise. J’ai par la suite, chaque fois que je suis revenu à Cerisy, éprouvé le même agréable et précieux retour de ces premières impressions. Il est certain que ces rencontres ont joué pour moi le rôle d’une reconnaissance, en ce sens elles m’ont encouragé à poursuivre mon travail et à en parler par la suite par voie d’échanges non écrits. Elles m’ont aidé aussi à percevoir des points importants de l’évolution littéraire d’alors, pressentis mais non toujours aisément observés : la décade consacrée au “ Nouveau Roman ” était emblématique à cet égard, qui révélait clairement les perspectives dans lesquelles chacun avait commencé de s’engager depuis peu et les divergences certaines qu’elles manifestaient.
2- La première fois, donc, en 1963, à 40 ans, colloque Tel Quel, intervenant. Puis en 1964 (41 ans), entretiens sur Le Temps, intervenant. En 1970 (47 ans), colloque sur la Créativité, intervenant. En 1971 (48 ans), sur le Nouveau Roman, intervenant. En 1973, avec ma femme et ma fille, l’été, pour un séjour de repos.
3- J’ai fréquenté très peu de lieux analogues à Cerisy. Je me souviens de Royaumont et de son abbaye prestigieuse, où l’environnement, cependant, n’a pas le même caractère amène ; d’autres rencontres aussi, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie ou au Maroc, dans un univers tout autre, urbain le plus souvent, et une ambiance évidemment toute différente.
4- Je n’ai ainsi fréquenté Cerisy que sur une dizaine d’années et j’ai souvenir toujours de cette même atmosphère de simplicité, de détente et d’amitié qu’Anne Heurgon-Desjardins et Geneviève de Gandillac savaient y faire régner et qui m’est restée très chère.

Catherine PARADEISE

19 février 2002
N’étant pas de tempérament grégaire, je n’ai pas fréquenté très assidûment Cerisy. Mais au regard de ma fréquentation d’autres lieux de colloques et séminaires, c’est sans doute à Cerisy que j’ai été la plus fidèle au cours des 15 dernières années. J’y ai en effet toujours trouvé la double qualité qui fait l’esprit des lieux. Ce qui fait qu’on s’y attache, qu’on franchit les kilomètres pour s’y rendre en appréciant la coupure qu’ils créent d’avec la vie ordinaire, qu’on regrette d’en partir : le sentiment d’y retrouver des amis, des gens qu’on estime, pour traiter de vraies questions, sans l’impatience d’en finir qui me saisit ordinairement dans les colloques ; la durée, la qualité et la chaleur d’un site propice à l’abandon et à la sérénité intellectuels (mais jamais au laisser aller). Cerisy a ainsi plus accompagné, conforté, stimulé, ma vie intellectuelle, professionnelle et amicale qu’elle ne l’a créée. Je n’y pense jamais sans un réel bonheur intérieur, où se mêlent les réminiscences intellectuelles et esthétiques.
Je suis venue 5 ou 6 fois à Cerisy, de plus en plus précipitamment hélas à mesure que mes obligations professionnelles se sont faites plus lourdes. La première fois, c’était pour la semaine en l’honneur de Michel Crozier, et j’y étais restée du début à la fin. La dernière, c’était l’an dernier, pour la troisième réunion sur la Prospective de la connaissance et je crois n’y avoir pas même passé une nuit… Pour tout dire, j’aspire à y revenir en toute tranquillité. La première fois, je venais de passer la quarantaine, j’avais soutenu ma thèse d’Etat quelques années auparavant, et, comme par la suite, je venais comme intervenante. C’est pour moi une règle, toujours, de ne fréquenter les réunions scientifiques que comme intervenante.
Comme je l’ai dit plus haut, Cerisy, c’est d’abord une ambiance et une qualité des personnes, que ne procure pratiquement jamais un colloque ordinaire. La contrepartie peut être le côté un peu « entre soi », « bande », « clique », souvent « franco-français » que possèdent parfois ces réunions. C’est aussi naturellement ce qui en fait généralement tout le charme : retrouver les vieux amis, des collègues qu’on estime (car Cerisy est toujours de qualité) mais qu’on ne voit pas souvent ; découvrir de nouveaux alliés, prendre le temps de disputer un peu, dans un mode intellectuel « à la française », quand bien même on y croise aussi des étrangers, vieux amis également, aussi sous le charme des lieux et de la qualité de sa conversation.
Comme je l’ai dit plus haut, je ne suis certainement pas la plus assidue des participants aux réunions de Cerisy, mais j’y ai maintenant une ancienneté d’une quinzaine d’années, et un réel attachement. Pour ma part, je n’ai pas réellement perçu de changement de ton ou d’atmosphère. Les agréments de la conversation y restent les mêmes. Cerisy, c’est pour moi la vie intellectuelle telle qu’on peut la rêver et telle qu’on ne la rencontre que dans quelques rares endroits en Europe et dans le monde (de ceux en tous cas que je connais).
Pour tout cela, Merci !

Johanna PATTIST

Le 29 janvier 2002
Chère Edith, Chère Catherine,
Votre lettre m’est parvenue avec un peu de retard parce que depuis 4 ans j’habite une autre maison. Je l’ai reçue quand même et je me sens honorée que vous ayez pensé à moi à l'occasion du cinquantenaire de Cerisy. Il est important que je vous dise que les colloques, auxquels j’ai assistés pendant environ vingt ans, ont signifié dans ma vie personnelle un grand enrichissement du point de vue intellectuel, culturel et social.
N’étant pas de formation universitaire, j’étais modeste professeur de français au lycée. Mais j’ai eu le bonheur de rencontrer Madame Van Rossum qui m’a examiné au sujet du nouveau roman avec pour spécialité : Michel Butor. Elle était si contente de mon enthousiasme pour cet auteur que, étant donné que justement cette année il y avait un colloque Butor à Cerisy, elle m’a donné une lettre d’introduction pour Cerisy. Depuis je n’ai pas manqué une seule année. Mes séjours à Cerisy constituaient des étincelles de bonheur et je suis toujours rentrée pleine d’enthousiasme. Evidemment connaître des personnes comme vous, Maurice, Jean-Pierre Colle, Alain Roger, Gabriella Flaibani-Gamberini et tant d’autres était aussi pour moi très enrichissant ainsi que l’ambiance au château et le paysage paisible où j’ai fait tant de promenades seule ou accompagnée de mon fidèle ami Jan Küppers, qui, malheureusement est totalement aveugle maintenant. Il est très courageux et se débrouille admirablement mais sa vie s’est rétrécie d’une façon considérable. J’espère que Maurice et sa fille Catherine sont en bonne santé.
Je regrette de pas avoir pris congé de vous d’une manière convenable. J’ai écrit une lettre à Maurice dans le temps pour lui dire que je ne pouvais plus venir, hélas, à cause de problèmes physiques. J’ai retrouvé mes forces il est vrai, mais à mon âge (82 ans), je ne peux plus faire ce voyage toute seule ni assister aux communications intéressantes mais trop fatigantes pour moi. Je vous souhaite un grand succès avec le Cinquantenaire, je penserais à vous tous et je vous prie d’accepter mes sentiments de profonde amitié et gratitude.

Benoît PEETERS

Quelques images de Cerisy

"Je vous parle d'un temps
Que les moins de vingt ans
Ne peuvent pas connaître…"

En ce temps-là, vers 1975, régnait la modernité. En tout cas, nous le pensions ; à tout le moins, nous l'espérions.
La modernité : ce mot magique unissait un structuralisme sur le déclin, un Nouveau Roman quelque peu fatigué et les beaux restes du gauchisme. Mai 68 était déjà loin, la Chine ne ferait plus longtemps rêver, mais la foi restait presque intacte. Tel Quel était l’organe central d'une invraisemblable synthèse : Lacan y voisinait avec Dziga Vertov et Guyotat, Artaud et Bataille étaient enrôlés pour défendre la Révolution Culturelle, et Sollers traduisait, du chinois qu’il ne connaissait pas, les poèmes de Mao-Tse-Toung. "Hypokhâgneux" à Louis-le-Grand, nous étions quelques-uns à nous soucier davantage de Barthes, de Genette et de Ricardou que du concours que nous étions censés préparer. Nos idéaux n’étaient plus ceux de Régis Debray, ils ressemblaient moins encore à ceux de Woodstock.
La modernité, sans que nous l’imaginions le moins du monde, brillait alors de ses derniers feux. La foule qui se pressait autour de Foucault au Collège de France, de Deleuze à Vincennes, de Lacan à la Faculté de Droit, allait bientôt disparaître, et tous ceux qui, des années durant, avaient laissé traîner sur leur table sans les lire Les Mots et les choses ou L’Anti-Œdipe ne tarderaient pas à y déposer l’un ou l’autre de ces philosophes qui s’auto-proclameraient nouveaux. Combien étions-nous vraiment, au plus fort de ces années-là ? Quelques centaines sans doute, soutiens fervents des collections de “textes” et de quelques films impossibles dont nous assurions la survie.
La modernité avait son palais d’été. C’était le château de Cerisy-la-Salle, dont les colloques faisaient d’autant plus rêver qu’ils étaient publiés dès l’année suivante dans la collection 10/18. En 1974, deux de mes amis les plus proches, Jean-Christophe Cambier et Marc Avelot, s'étaient rendus à la décade consacrée à Claude Simon. En juillet de l’année suivante, nous étions tout un petit groupe à prendre le chemin de la Normandie pour officier autour de Robbe-Grillet.
Dans le train qui nous emmenait vers Lison (tout un programme…), Jean-Christophe et moi avions eu une discussion enthousiaste et pointue sur quelques détails de l’écriture robbe-grilletienne, jusqu’à ce qu’un autre voyageur du compartiment éclate d'une brusque colère, nous sommant de continuer dans le couloir cette conversation qui l’insupportait. Dans l’autocar qui nous conduisait au château, j’aperçus pour la première fois le presque mythique Jean Ricardou, avec ses lunettes noires, ses rouflaquettes, ses jeans moulants et l'énorme dent qu’il portait en pendentif.
Ces dix jours verraient se confronter et s’affronter, dans un mélange indissociable de théâtre et de théorie, l'étonnant directeur de colloque qu’était Ricardou et le vivant objet d’étude qu’était Robbe-Grillet. Trônant dans un fauteuil derrière le conférencier, l’auteur de L’Immortelle adressait des clins d’œil réguliers au public qui se pressait dans la bibliothèque ou interrompait l’orateur d’un goguenard : “Mais non, machin, elle existe vraiment la maison de La Jalousie”. Nous étions partagés entre notre attirance pour la rigueur ricardolienne et la bienveillance dont Robbe-Grillet faisait preuve à notre égard, insistant pour que nous lui gardions une place à table, loin des raseurs nous disait-il, ou nous emmenant faire plusieurs tours de pelouse (rituel qui se répéterait de colloque en colloque, avec des significations changeantes : débats amicaux, stratégies retorses, mises au point sévères, condamnations implacables). Tandis que nous marchions, il interrompait régulièrement les conversations littéraires pour attirer notre attention sur un arbre ou une plante, l’appelant d’un nom savant que nous nous empressions d’oublier.
Grâce au prosélytisme de Jean-Christophe, nous étions arrivés en force. Il y avait Dominique, provocateur-né qui, le soir venu, se plaisait à terroriser quelques professeurs craintifs. Il y avait Gilles à qui Robbe-Grillet trouvait une ressemblance avec Kafka (“Eh bien, je pourrai dire qu’il y avait même Kafka à mon colloque, mais que c’était Kafka enfant !"). Il y avait Hélène que le Maître et sa femme, Catherine, entouraient de leurs assiduités, cherchant à l’entraîner dans des cérémonies qui ne la tentaient qu’à demi.
On dit qu’il se reconstitua par une de ces nuits, à grand renfort d’œufs crus, une scène célèbre de Glissements progressifs du plaisir ; le destin supposé des draps nourrit quelques conversations les jours suivants. Je me souviens qu’une corpulente admiratrice du grand écrivain fit une chute théâtrale dans l’escalier et que Robbe-Grillet la porta dans ses bras jusqu’au salon, avant d’allumer le feu, en vrai châtelain normand. Je revois aussi, pour l’une des projections qui se tenaient à Coutances, Maurice de Gandillac conduisant sa petite voiture de façon pour le moins distraite, mais déclinant avec un sérieux proustien l’étymologie de tous les villages traversés. Et le même Gandillac remettant à sa place, sur le seuil du château, cet analyste outrecuidant qui, à peine descendu de sa Porsche, lui désignait ses bagages, attendant sans doute qu’un domestique les emporte : “Vous savez, ici, nous n’aimons pas tellement les psychanalystes”.
Cerisy, c’était des personnalités prestigieuses, des débats animés, des discussions prolongées jusque tard dans la nuit. Mais c’était aussi une série de rituels dont certains hérités des temps lointains de l’Abbaye de Pontigny. Il y avait l’accueil parfait de Jean-Pierre Colle, seul hôte permanent du château, gentleman-farmer d'allure proustienne, toujours suivi de son grand chien. Il y avait la répartition des chambres, objets de calculs aussi savants qu’impénétrables : cette première année, j'étais installé avec mes contemporains dans la petite maison près de l’étang ; plus tard, je voyagerais d’un bâtiment à l’autre, jusqu’à goûter, devenu conférencier, aux chambres les plus prisées du château (mais j’aurais toujours échappé, en raison d’on ne sait quelle faveur, à la terrible punition des dortoirs, dans ces écuries que leur nouvelle appellation d’escures ne suffisaient pas à rendre plus attirantes). Il y avait la présentation du premier soir, dans le grenier, avec cet historique du château et de l’Association que nous connaissions depuis longtemps par cœur, puis les petits verres de calvados. Il y avait les longues tables de la salle à manger et leurs bancs monastiques, les menus revenant année après année, les plats proposés avec cérémonie, et l’omelette norvégienne du dernier soir dont l’apparition, toutes lumières éteintes, s’accompagnait toujours d’applaudissements. Il y avait comme une géographie miniature, avec ses espaces soigneusement hiérarchisés, la chambre de Gide et les salons en cascade, un univers à ce point suffisant que la plupart de ceux qui sortaient du domaine pour rejoindre le village le faisaient en voiture, les quelques centaines de mètres qui séparaient les deux lieux étant multipliées par le fossé mental qui les éloignait loin de l’autre. Il y avait dans le vestibule ces photos prestigieuses que l’on observait longuement, reconnaissant les visages de Valéry et de Malraux, de Heidegger et de Lacan, de Sollers et de Deleuze. Il y avait le livre d’or où nous glisserions un jour - mille pardons -, à la page d’un colloque ancien, quelques signatures apocryphes.
Cerisy, c’était aussi les tournois de pétanque au crépuscule, avec un Ricardou malicieux mais plus intraitable que jamais. Et cette cave où Maurice de Gandillac disputait, en soufflant bruyamment, d’acharnées parties de ping-pong, cette cave où l’on dansait, cette cave où l’on parlait en buvant un redoutable calvados, cette cave où se fonderait une nuit la revue Conséquences. C’était la journée dite de repos, les plages de Proust ou du débarquement, et le casino de Coutainville où la mise minimale était à deux francs (ce qui n’empêcha pas, un soir, un début de rixe avec un ancien légionnaire, persuadé que nous lui avions apporté la poisse : l’aplomb de Gilles parvint seul à le démonter ; et ces autres sorties avec Christian Rullier, flambant avec panache dans cette minable salle de jeu). Cerisy, c’était surtout quelques jours d’une étonnante intensité, avec des rencontres fortes, les débuts de vraies amitiés, des brouilles, des réconciliations, des amours qui naissaient et se prolongèrent parfois ; et la mélancolie de la dernière séance, devant un auditoire clairsemé, juste avant de rejoindre le monde.
Cerisy fut longtemps notre phalanstère, le monde tel que nous le rêvions, le lieu où notre dogmatisme juvénile pouvait se donner libre cours sans engendrer d’irrémédiables drames. Jamais pourtant, la magie de cette première décade ne se renouvela tout à fait. Les colloques avaient cessé de paraître dans cette collection de poche qui contribuait à les rendre mythiques, fixant les débats en même temps que les conférences (plus tard, ce ne serait plus que d’horribles digests, puis les discussions, qui formaient la vraie substance de ces rencontres, disparaîtraient des volumes censés les restituer). Au fil des ans, on se pressa moins nombreux dans la bibliothèque, les débats se firent moins tranchants, les rituels devinrent plus pesants et les soirées moins dansantes. Mais peut-être était-ce nous, seulement, qui avions un peu vieilli.

Nicole PÉPIN

Le 7 janvier 2002
Réponse aux quatre questions :
1) Cerisy a joué un rôle important dans ma vie intellectuelle et professionnelle en m’incitant à utiliser d’autres systèmes de pensée que le mien.
2) Venue à Cerisy pour la première fois à la fin des années 80 à la cinquantaine, j’ai participé à une décade par an jusqu’en 2001, une année comme intervenante, les autres au titre d’auditrice.
3) Cerisy a quelques spécificités :
- Le sérieux de l’organisation des rencontres tout en prévoyant des espaces de détente ;
- La qualité raffinée de la “ vie de château ” ;
- La grande variété de thèmes des colloques facilitant la continuité d’un travail de recherche pour tous les participants.
4) Des modifications sont intervenues au fil du temps :
- Les participants, surtout les intervenants, séjournent souvent trop brièvement, ce qui limite beaucoup les possibilités d’échanges ;
- Depuis quelques années, le nombre de jeunes participants ayant diminué et l’âge des aînés augmenté, l’atmosphère a été moins animée, moins festive, voir même tristounette, quelquefois.
Pour vous et vos familles, mes vœux nombreux, variés et sincères. Pour le CCIC réussite, encore, en 2002.
A bientôt. Pensées amicales.

Germaine POLIAKOV-ROUSSO

Nous sommes arrivés, mon mari et moi-même, pour la première fois en juillet 1952 au Château de Cerisy-la-Salle. D’abord émerveillés à la vue de cet imposant château, sitôt franchi le vieux pont de pierres, nous fûmes accueillis chaleureusement par la directrice, Mme Heurgon, mère des directrices actuelles et fille de Paul Desjardins, qui avait fondé, lui, les rencontres des plus grands intellectuels de l’époque dans l’Abbaye de Pontigny.
Tout était parfait : la beauté des chambres sur la table desquelles se trouvaient une ou plusieurs roses fraîchement cueillies (Mme Heurgon les cueillaient elle-même !). La salle à manger… La vaisselle déposée sur des “ sets ” blancs comme neige… Les repas… confectionnés “ comme à la maison ”, tout cela faisait que nous nous sentions vraiment comme des châtelains d’un autre âge...
Les soirées : où nous jouions ou nous chantions avec les plus grands hommes et femmes de l’Intelligentsia française et étrangère étaient absolument épiques.
Les colloques : professeur de musique, je venais aux colloques en tant qu’épouse de Léon Poliakov, historien du nazisme dans la seconde guerre mondiale… Il a traité du racisme et de l’antisémitisme et des mécanismes qui y ont mené à travers une quarantaine d’ouvrages, ceux-ci traduits en beaucoup de langues (y compris le japonais !). Il a dirigé plusieurs colloques lau Centre culturel.
Nous sommes venus régulièrement, environ tous les deux ans, alors que nos enfants jouaient dehors avec les enfants de la maison. Nous pouvions suivre les colloques, et surtout après les pauses, rencontrer des gens extraordinaires réunis là durant plusieurs jours… toute la “ crème ” des hommes, aussi bien dans les domaines de la littérature que de la sociologie, de l’histoire ancienne ou contemporaine…, des sciences humaines, etc...
Après la mort de Madame Heurgon très durement ressentie par nous tous, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, ont repris avec beaucoup de courage la suite de leur grand-père et de leur mère. Chaque année, des colloques, de plus en plus prestigieux, rassemblent des érudits, de France et de l’étranger, les meilleurs dans leur spécialité.

Armande PONGE

Des souvenirs pour le cinquantenaire de Cerisy ?

Bien sûr, j'en garde de nombreux et forts anciens car ils se mêlent à ceux de mon adolescence, et de très chers puisque les évoquer c'est faire revivre avec émotion la haute figure d'Anne Heurgon - chère amie qui nous avait offert à tous trois de si merveilleuses vacances en 1949, au temps où le château n'était pas encore en état de recevoir de colloque.
Tous ces souvenirs sont nourris d'impressions fortes - images, sonorités et odeurs confondues - ancrées dans la mémoire de ce premier séjour et retrouvées bien vivantes, plus tard au temps des décades.
Si, dès l'arrivée, la vision du château - cette solide construction en pierre un peu sévère, aux grands toits gris et flanquée de tours carrées - impressionnait, la silhouette d'Anne en imposait tout autant. Il émanait de sa personne une force tranquille, une sorte d'autorité rassurante, qui m'a toujours semblé en parfaite harmonie avec la nature du lieu. Avec quelle effusion nous accueillait-elle ! Une fois franchi le petit pont sur les douves, sa voix à l'accent si particulier, rond et puissant, résonnait claire et chaleureuse dans l'escalier de pierre et les couloirs sinueux conduisant aux chambres ; elle s'inquiétait que rien ne manque à notre installation, ouvrait d'immenses fenêtres sur le parc pour atténuer l'odeur d'encaustique puis disparaissait à grandes enjambées vers les cuisines ou le potager.
Ainsi logée comme une châtelaine, j'allais vivre des vacances champêtres dans une atmosphère familiale élargie, présence légère des parents, sans autre contrainte que l'appel de la cloche à l'heure des repas. J'allais goûter les joies simples qu'offre une nature sans excès, ni mer ni montagne, mais les mystères d'un grand parc, de petites routes bordées de hauts talus pour des ballades à bicyclette, bref une campagne où la terre sent bon l'herbage que broutent, sans relâche et sans hâte, de paisibles laitières. J'aimais accompagner Catherine aux champs assister à la traite puis à la ferme, où Édith passait ses journées, voir barrater et se former le beurre, servi en belle motte au petit déjeuner. La cloche faisait sortir Marc de sa retraite studieuse, un chandail rouge jeté sur les épaules.
Quelques années plus tard, cette cloche magique invitait à se rassembler - autour des tables d'hôtes ou dans la bibliothèque - beaucoup plus de monde ! Cerisy était devenu un lieu de rencontres et d'entretiens : une occasion de retrouver tant de visages familiers, de la génération des parents certes, mais réunis dans une atmosphère détendue, une sorte de relâchement dû sans nul doute au bien-être ressenti par tous grâce à la sollicitude d'Anne, l'amitié n'étant pas seule responsable de ce climat.
La bibliothèque, aux murs tapissés de livres, m'intimidait ; je n'y avais pas encore tout à fait ma place mais venue l'heure du thé, quel plaisir d'écouter et de participer aux conversations qui se poursuivaient dehors. Des jeux s'organisaient : parties acharnées de ping-pong avec Zao Wou-Ki toujours si gai ! André Berne-Joffroy y excellait et s'en souvient encore avec quelque satisfaction - et les longues parties de croquet qui amusaient tout le monde : Henri Calet, Paule Thévenin, les Mandiargues, Germaine Richier et René de Solier, les Tortel, parmi les plus proches amis. Mais se rendre à la Foire de Montpinchon était un événement, un vrai dépaysement : on s'y perdait facilement dans une foule vêtue de noir, au milieu des paysans et de leurs bêtes, dans les fumées des braseros et les odeurs de grillades. Par contre, la foule du Mont-Saint-Michel nous avait agacées ! Etait-ce à Saint-Lô qu'avait été organisée une projection privée de films d'Alexeieff, réalisés grâce à son invention stupéfiante d'écran à épingles : je me souviens d'un très joli court métrage, une sorte de ballet d'allumettes ! Etait-ce ce jour-là qu'en voiture, nous n'avions pu éviter un chien, j'ai conservé de ce choc un souvenir affreux. Un autre épisode peu agréable : la chute à bicyclette de ma mère, l'inquiétude de mon père devant le genou écorché par les gravillons du bas-côté de la route et qui n'avait de cesse de trouver un médecin pour la piqûre anti-tétanique, enfin l'extrême gêne de ma mère toujours si réservée...
Cette année-là, je quittais Cerisy pour Marseille avec les Tortel dont l'accent chaleureux des adieux n'avait d'égal que celui d'Anne Heurgon nous souhaitant bonne route.
Vingt ans après, ces accents se mêlaient de nouveau à beaucoup d'autres, voix amies ou inconnues, prenant part au colloque international Ponge inventeur et classique. Je tais ici volontairement leurs noms dont l'énumération serait fastidieuse, mais cette fois parmi écrivains, philosophes, professeurs et chercheurs, il s'en trouvait bon nombre de ma génération. Les journées, bien remplies et studieuses, se passaient en grande partie dans les bibliothèque à l'écoute des interventions suivies de savants développements, tandis que deux de mes fils profitaient à leur tour des ressources du parc ; l'aîné nous amusa d'avoir compris "gentil Baudeau" au lieu de Jean Thibaudeau !
Mon père semblait heureux bien que parfois un peu agacé par certaines "communications", dont il s'amusait ensuite, en apparté, avec son "vieux-frère" Gabriel Audisio. Aux repas, quel mal se donnait notre hôtesse pour les servir toujours si délicieux à tant de participants !, ou dans le jardin, lorsque se prolongeaient des entretiens moins passionnés, l'atmosphère détendue permettait de donner libre cours à l'amitié, de goûter à la qualité des échanges et d'éprouver cette double impression de calme et de puissance, deux visages de Cerisy fondus en une même silhouette très admirée.
Un jour me promenant dans le parc, je rencontrais Anne qui, me prenant par le bras après quelques mots anodins, se mit à me parler d'elle : elle écrivait ses souvenirs, se fatiguait plus vite... Je fus touchée par cette marque de confiance mais surtout impressionnée par l'aveu d'une certaine faiblesse, elle dont j'admirais depuis si longtemps la force de caractère. Poursuivant son chemin vers l'Orangerie, sa démarche me rassura si bien que je ne parlais à personne de ce tête à tête, qui me revint en mémoire avec violence trois ans plus tard... Merci de m'avoir ainsi fait revivre certains moments inoubliables.

Colette PRUDI

Variations autour de Cerisy

A Catherine et Jacques Peyrou, à Edith Heurgon,
Je ne suis pas née intellectuellement avec Cerisy, mais presque. Je n'ai pas connu Pontigny mais Royaumont, ses cellules identiques, les discussions philosophiques dès le petit déjeuner. Je pense que mon plus ancien souvenir remonte au colloque qui s'était instauré autour de Descartes suscitant encore, "malin génie", des discussions passionnées. Pierre Burgelin, Henri Gouhier l'étudiaient de nouveau, calmement. Lucien Goldmann, le philosophe marxiste du Dieu caché, Henri Lefebvre, Joseph Gabel, et j'en passe, bien sûr, les affrontaient dans une lecture inédite. Je me souviens des soirées musicales que nous offrait gracieusement Nadia Tagrine, de "Madame est servie", qui nous annonçait discrètement que nous étions invités à passer à table. C'était le temps où Marc Bera dirigeait le centre. Les amis de Cerisy, les anciens et les nouveaux pourront percevoir le changement de style, bien que quelque chose demeure, obscurément, du cérémonial.
En quelle année suis-je venue pour la première fois à Cerisy ? Je crois bien que c'est en 1963, attirée par un colloque sur Une Nouvelle Littérature dirigé par le poète Marcelin Pleynet et Philippe Sollers. Un château, des cellules aux Escures, l'Orangerie, une rose nous attendait (le rituel est gardé) dans chaque chambre. J'ai gardé le souvenir d'un Cerisy familial. Nous discutions, nous allions à la plage, nous nous livrions le soir à des jeux dramatiques.
J'avais rencontré Robbe-Grillet à Royaumont, en 1952, après la publication des Gommes..Pendant dix ans, le mouvement du Nouveau Roman avait continué de m'intéresser, de même que la philosophie de Michel Foucault. Quant à Sollers, je le lisais alors à mes élèves, leur disant que l'absence de ponctuation n'était qu'une apparence graphique. Lorsqu'on le lisait à haute voix, on trouvait ses pauses, ses respirations. Pour Michel Foucault, si on relit le n°17 de la revue "Tel Quel" du printemps 1964, on voit que la différence entre Sollers et les surréalistes, bien qu'il s'agisse dans les deux cas d'"expériences spirituelles", c'est que les surréalistes demeurent dans le psychologique, tandis que Philippe Sollers et son équipe se situent dans l'ordre de la pensée, une pensée qui intègre le rire, la folie. Je revins à Cerisy pour Le Nouveau Roman : hier, aujourd'hui, en 1971. La perspective plus classique de Françoise Van Rossum-Guyon et la textique de Ricardou s'y affrontaient.
Il y eut Balzac et le féminisme militant. En 1977, je participai au colloque sur La Psychanalyse des textes littéraires dirigé par Serge Doubrovsky et André Jarry. Je me souviens d'un Serge Doubrovsky fiévreux, relatant son exposé dans une sorte de transe. Je me souviens d'Anne Clancier dont je fis, je crois, la connaissance cette année-là et qui nous parla du premier poème, c'est-à-dire du premier poème reconnu comme poème par son auteur. Cette idée a continué de me hanter.
C'était juste avant la mort de votre mère. Celle-ci, que j'avais connu tellement vaillante, me dit qu'elle ne reconnaissait plus personne. J'en fus affligée. Je rencontrai Ionesco en 1978. Je fus une auditrice fervente des colloques sur la poésie. J'écoutai la poésie tragique d'André Frénaud - "Il n'y a pas de paradis" - et celle, plus fantaisiste de Jean Tardieu, en 1984 les poèmes troués de Paul Celan, en 1988 la respiration plus large de Claude Vigée. En 1992, je regardai de nouveau du côté de Valéry que j'ai toujours beaucoup admiré - "Qui pleure là sinon le vent simple à cette heure…" - Le Valéry sensible, musicien, y côtoyait Monsieur Teste. En 1994, je rencontrai Lorand Gaspar, poète de la "transhumance".
Comment ne pas ajouter que j'ai lu, écouté à Cerisy les premiers poèmes de Richard Rognet, dialogué souvent avec Maurice de Gandillac et assisté aux exploits dramatiques de Jean-Pierre Colle ? Que j'y ai lu avec émerveillement Une Voix, Oscillante Parole de Georges-Emmanuel Clancier, le paysan céleste ? Comment ne pas rappeler, du côté de la philosophie, le beau colloque auquel je participai, en présence de Lévinas, disant à travers le visage de l'autre la valeur ultime, l'amour ? Comment ne pas faire mention de celui qui se déroula autour de Michel Henry affirmant paradoxalement, à travers les paradigmes qui pouvaient sembler les plus opposés, le Christ, Nietzsche, Marx, l'essence de la manifestation, la vie, colloque qui se termina par une marche glorieuse vers le Mont Saint Michel.
Je dirai aussi que le colloque de juillet 2000 centré sur l'autobiographie, le journal intime et la psychanalyse, confirme en moi le retour du "je" qui s'était amorcé vers les années 80.
Je voudrais enfin remercier Anne Clancier et Arlette Albert-Birot de m'avoir donné l'occasion en 2001 de rendre hommage à Georges-Emmanuel Clancier qui réunit si bien, dans une seule voix, autobiographie et poésie.

Jean-François QUILICI-PACAUD

Paris, le 24 janvier 2002
Chères Edith Heurgon et Catherine Peyrou,
Merci d’avoir — amicalement, également - pensé à me consulter pour votre projet SIÈCLE ; bien que je soie venu que deux fois à Cerisy.
La première fois en 83 (Systémique ; Paulré et al) ; la seconde l’été dernier (Prospective III ; Gaudin ; Hatchuel et al). J’étais intervenant en 1983. Défendant déjà de mon mieux l’idée que la Technologie puisse s’émanciper de l’Epistémologie ; basée qu’elle est sur une pluralité tempérée qui contraste avec le monisme scientifique… Auditeur pur en 2001, car je me fais moins d’illusions. (Et l’étonnement d'A. Hatchuel, devant mon isolement en matière de prospective transports, me surprenant moins que lui s’il était sincère. Mais il est vrai que la pensée politique de N. Chomsky m’est familière et que je réfléchis comme quelques autres à ce qu’on peut nommer le “ syndrome Delphi ” : le poids du conformisme est tel que l’originalité simple passe immédiatement pour de la rébellion. (cf J-D. Vincent : les rebelles, écume du pouvoir in Le Monde de l’Education d’août 01, à propos de Prochiantz…).
Devrais-je regretter de vous avouer que Cerisy n’a joué aucun rôle dans ma vie professionnelle ? Au mieux et ce qui vaut aussi pour d’autres colloques ou clubs de réflexion, ma “ hiérarchie ” m’avait-elle inscrit en 83 pour (sic !) “ éviter que les participants ne délirent pas trop ” sur la profession ou le “ cœur de métier ” : en l’occurrence l’automobile, sous-ensemble des transports terrestres.
Sous l’aspect de la convivialité amicale, Cerisy m’a toutefois donné le temps de discussions personnelles, parfois essentielles tous jeux de rôle délaissés. Qu’il y ait ou non des suites disons professionnelles, il est gratifiant et même rassurant de pouvoir vérifier être audible ; même finalement non entendu et que ce soit sur un mode sympathique ou antipathique, rarement empathique. (Ma femme Michelle Gicquel-Quilici, venue pour la première fois à Cerisy l’été dernier, vous en est également reconnaissante et pour cette même raison. Mais nous nous passons fort bien des “ bonnes relations ” surtout académiques…). N’y verrait-on qu’une sorte “ d’incubateur, aléatoire ”, le gain d’un séjour à Cerisy nous paraît donc positif ; et largement supérieur à un, en termes cybernétiques.
Mais il est vrai ; l’âge me venant et nos valeurs étant plutôt gandhiennes, qu’une simple “ économie ” mentale me rend de plus en plus sélectif quant au lieu d’échange, de COM ou transmission (selon R. Debray).
L’avantage premier de Cerisy - et quelques autres séminaires résidentiels - est à mes yeux celui du temps alloué/offert, facilitant les rencontres qui peuvent révéler des affinités profondes, comme déjà dit. La qualité du cadre, de l’accueil et de l’animation venant renforcer ou catalyser la potentialité d’échanges… de reconnaissance d’altérités, parfois fortes mais enrichissantes, aussi.
Le risque de faiblesse - comme celle de tous “ salons ” depuis le 17°siècle ; et je pense à l’entrée d’un certain du PERRON dans la vie intellectuelle parisienne - est l’étiquette de “ platonique ” (voire de compensatoire ou cathartique) qu’on peut y accoler, malgré une assez forte probabilité d’édition par la suite. (Mais celle-ci, vu l’inflation en matière d’info, m’apparaît condition moins nécessaire que suffisante sur la voie d’une reconnaissance sociale…).
(Autrement dit  et si pour quiconque l’équilibre entre épanouissement personnel et celle-ci à du funambulisme, les rencontres - terme fort juste quoique seulement potentiel - de Cerisy sont l’un des meilleurs catalyseurs que j’aie connus, sous le premier aspect. Par analogie avec les agri- et aqua-cultures et même en l’absence de théorie scientifique, le soin artisanal porté à une “ sélection ” s’avère porter fruit… et compliment aux “ paysans inspirés ”. Même si leurs apports n’apparaissent que bien plus tard).
Quant à l’organisation et l’atmosphère des séjours, sur une quinzaine d’années, leur stabilité en genre me paraît claire voire spécifique. Edith Heurgon mérite d’être louée - toute l’équipe aussi, bien sûr - pour de constantes améliorations de détail : service à table et mobilier des chambres par exemple, sont de très bon aloi.
Vous aurez je pense saisi le caractère assez personnel de cette rédaction ; que je ne souhaite pas spécialement voir publier ? le cas échéant. J’y joins mes condoléances suite au décès de Marc Heurgon.
Et si j’ose, je terminerai par une petite suggestion d’ordre très pratique. Elle vise à mes yeux à compenser - du moins en petit comité - la tendance générale des colloques à une suite de monologues savants ; et aux séminaires de s’en rapprocher alors qu’ils pourraient (devraient ?) rester un lieu d’inventaire de questions et d’une reformulation collective de celles-ci. (Car compte tenu des débordements d’horaire universitaires, endémiques mais parfois éhontés ; vu aussi la difficulté des rôles de Président et de modérateur, qui sont chacun un vrai métier, le temps de discussion post-exposé ne fait que trop souvent “ peau de chagrin ”).
Ma suggestion vise à mieux distinguer - en temps réel, le différé entretenant souvent une confusion - les demandes de reformulation locale (qu’un synonyme ou exemple suffisent à dissiper si l’orateur en a l’idée), des désaccords de fond. Les premières n’étant intempestives qu‘en apparence et faisant souvent gagner l’exposé en clarté au bénéfice de tous. Les secondes, lorsque la parole est donnée à de “ vieux routiers  ou crocodiles ” bien sûr, transformant cet exposé en joute ou duel ; parfois vieux de plusieurs années et toutes rhétoriques polies masquant mal une reprise de parole à l’orateur. Ce qui est frustrant pour l’auditoire entier, surtout averti...
Dans certains groupes de créativité (je pense à F. Vidal, amie de trente ans), nous étions convenus de l’utilité heuristique d’un moyen aussi simple que peu coûteux. Il s’agit d’un jeu de cubes, remis à chaque participant. Ceux-ci ont 6 faces, opposées 2 par 2 selon 3 dimensions ; qu’il est facile de munir de paires de symboles graphiques très lisibles, tant par l’orateur que par l’auditeur concerné :
1/ encouragement : c’est intéressant, continuez, illustrez !
2/ demande de reformulation locale (cf supra) : le mot/concept, généralement polysémique, est hic et nunc ambigü pour moi
3/ désaccord de fond : ma thèse s’oppose à celle-ci… ce qui en général se poursuit, vu l’horaire, par une explication en a parte ou… à table.
Je me permets d’insister sur le point 2/ qui ne saurait être amalgamé à 3/ (ou même à 1/, ce qui est parfois drôle) sans risque de confusion générale. Bien sûr, cela ne fonctionne bien que jusqu’à une dizaine de personnes ; mais un “ modérateur ” averti fait-il beaucoup mieux au-delà… ?
Avec nos encouragements cordiaux. Je peux bien sur développer si vous le souhaitiez ; mais oralement.

Geneviève RUDOLF

- Vie intellectuelle : une université d’été, un stimulant perpétuel.
- Je suis venue au moins 7 fois à Cerisy (je ne compte plus, depuis un certain temps). La première fois en 1980 pour Gertrude Stein et Balzac, puis Tardieu et Frénaud en 1981, Rimbaud en 1982, Girard en 1983, Le citoyen moderne et les langues en 1984… Toujours au titre d’auditrice libre.
- Cerisy par rapport à d’autres manifestations : la beauté du château, un accueil d’une délicatesse infinie, la proximité de la mer...
- Modifications dans l’atmosphère : moins de temps, plus de sollicitations, un souci du rendement académique.

Lucien-Henri RUH

Le 9 janvier 2002
Quel rôle a joué Cerisy dans ma vie intellectuelle, professionnelle, voire amicale ?
La réponse spontanée qui me vient à l’esprit, c’est de dire un rôle immense… mais aussitôt j’ai envie de nuancer ! Dans ma vie intellectuelle : oui, en confirmant des orientations déjà précisées de mon propre mouvement (ah, je pense à vos colloques magnifiques sur le roman populaire, sur Hugo pour le centenaire de sa mort, et sur les grands linguistiques, Saussure et Benveniste… cela dit sans vouloir, si peu que ce soit, établir un palmarès : il me semble bien que chacun trouve à Cerisy la provende qui lui convient; tant pis pour moi si j’ai trouvé le colloque Proust trop philosophique ? mais tant mieux si j’ai tiré tant de richesses du colloque sur l’Argot !). Dans ma vie professionnelle, peu de rôle - en apparence, oui ; mais n’est-elle pas nourrie, de toutes façons, de ce qui se passe dans la vie intellectuelle ? Quand aux amitiés, j’aime bien votre façon de présenter la question, avec le mot “ voire ” : intellectuellement, la recherche à l’œuvre dans les colloques se justifie par elle-même, si l’on veut, mais quel ornement, et quelle puissance d’entraînement prend cette recherche, par la présence physique, par la facilité des contacts, l’imprévu des discussions ! Même si la réflexion se fait surtout après coup, dans la solitude, parfois en se promenant autour du Château...
Combien de fois êtes-vous venu à Cerisy, âge, titre ?
Huit fois, moins, plus ? Assez pour être considéré comme une sorte d’habitué, qu‘en pensez-vous ? Le plus souvent comme auditeur, intervenant par exception… Ajoutons comme interlocuteur, dans de mémorables conversations (mémorables pour moi), avec M. de Gandillac sur les philosophes, avec J. Ricardou sur la prééminence de l’écrit… Parfois controversées, jamais polémiques. Quant à l’âge, venu assez tardivement à Cerisy, je pense que tout colloque demande une certaine maturité d’esprit (à laquelle certains parviennent très jeunes ; ce n’était pas mon cas).
Quelles spécificités ?
Je ne veux citer comme éléments de comparaison que les séminaires, cercles d’étude, etc, organisés dans le cadre de la recherche saussurienne. Ils sont concentrés sur des études plus centrales, plus limitées; faudrait-il dès lors parler d’un moindre approfondissement pour les rencontres de Cerisy, plus ouvertes, apparemment plus dispersées ? Je n’en crois rien, justement à cause de cette ouverture, de cette souplesse qu’elle permet, offrant à chacun la manière de participer qui lui paraît la plus fructueuse, la plus riche en découvertes.
Des modifications au fil du temps...
Non, pas du tout ! Ce qui veut dire, peut-être, que le climat culturel de notre société, et celui des rencontres de Cerisy, ont bougé du même pas.
Nous avons changé ensemble...

Luce Anne SCHITTECATTE

Le 18 février 2002
Chers amis,
Excusez-moi, je vous prie, de répondre si tard à votre demande concernant l’intérêt pris aux rencontres de Cerisy, mais le partage de notre vie entre France et Belgique ne facilite pas les échanges de correspondances.
Que vous écrire concernant l’apport de tant de colloques divers ? Après quelques années où j’ai suivi plusieurs rencontres concernant l’autobiographie, la psychanalyse de l’art, la politique, etc…( en 78, 79, 80,… ), mes occupations de psychanalyste m’ont empêché de prendre plus de jours de vacances que ceux consacrés à voyager avec mon mari et c’est seulement après avoir dû interrompre cette pratique pour vivre moitié en France, moitié en Belgique que j’ai pu à nouveau suivre cette activité, au choix de mes intérêts du moment (Mythes et psychanalyse - Le corps souffrant - Depuis Lacan - Les Figures du Messie - Autour de Debray - Rêve, Mythe, Art et Histoire dans l’œuvre d’H. Bauchau… d’autres encore, auxquels je ne pense pas en ce moment et qu’il serait d’ailleurs vain de citer, mais qui tous ont soutenu l’œuvre que j’étais occupée à écrire à ces divers moments: Les Silences de Jocaste (l’inconscient féminin) ) et vers une morale du XXIe siècle (Essai sur des rencontres paradoxales) dont deux publiés, et celui que j’essais de faire éditer en ce moment : Une quête du sens. Je ne puis guère en écrire autre chose que ce que j’ai traité dans ces livres et qu’il serait trop long à détailler. C’est aussi cette année, j’aimerais suivre le colloque autour de Derrida qui pourrait inspirer mon livre : de nouveaux modèles de vie.
Je vous envoie à toutes et à tous mes meilleures amitiés.

Lucien SCUBLA

Quel rôle a joué Cerisy dans votre vie ?
Il m'a permis de m'agréger à l'équipe qui allait fonder le CREA en 1982, et de nouer des amitiés intellectuelles qui sont toujours vivantes.
Combien de fois êtes-vous venu ?
Cinq fois.
En 1981, au colloque Auto-organisation qui allait donner naissance au CREA (j'ai présidé une séance) ;
En 1983, au colloque René Girard (où j'ai fait deux interventions) ;
En 1984, au colloque Henri Atlan (où j'ai présidé une séance) ;
En 1987, au colloque sur Les sciences cognitives (où j'ai fait une très brève communication) ;
En 1990, au colloque sur la Critique de la Faculté de Juger de Kant organisé par Jean Petitot (à titre d'auditeur).
Avantages et faiblesses
Avantage capital : le fait de cohabiter plusieurs jours durant dans des conditions particulièrement conviviales qui favorisent les contacts et les liens entre tous les participants.
Faiblesses : je n'en vois pas qui soient inhérentes à l'institution, mais le degré de réussite est évidemment fonction des qualités des directeurs de colloques.
Modifications au fil du temps
Je n'ai pas perçu de changements au cours de la décennie qui me concerne.
Très cordialement

Gislinde SEYBERT

Les étés de Cerisy-la-Salle

La première fois que je suis arrivée à Cerisy-la-Salle et son château, c’était en 1978 pour le colloque La psychanalyse des textes littéraires dirigé par Anne Clancier. Dans la République fédérale allemande de l’époque on n’acceptait presque pas la psychologie profonde dans les universités (il n’y a rien de changé d’ailleurs en 2002). Ce qui m’a éblouie c’est le fait de pouvoir aborder les textes littéraires sous cet angle, ce qui est tellement important pour toutes les époques historiques et surtout celle que l’Allemagne a vécue pendant le troisième Reich qui était supposé durer mille ans. Plus on se taisait dans mon pays, plus les tabous étaient respectés.
Avec Anne Clancier j’ai eu la chance de connaître une personnalité que je n’ai pas pu trouver dans l’enseignement universitaire allemand. Je m’étais laissée entraîner par des universitaires de Heidelberg, mon amie Waltraud Gölter, malheureusement disparue trop tôt, et Sigrid Losereit. Elles étaient déjà plus avancées dans la recherche psychanalytique, surtout Waltraud Gölter qui a laissé des articles précieux sur la thanatographie.
Je suis revenue l’été suivant pour L’Imaginaire et, à partir de 1990, presque chaque année. Les initiés de Cerisy savent bien pourquoi ils reviennent. En Allemagne, je n’ai pas trouvé de lieu comparable, pareillement nourri de science, d’humanités, de solidarité collégiale et de convivialité.
A Cerisy, j’ai rencontré beaucoup d’amis, j’en ai tissé tout un réseau de recherche qui m’a facilité l’organisation de plusieurs colloques pluridisciplinaires internationaux à l’université de Hanovre. Par exemple, Lise Frenkel est devenue une des collègues avec qui je coopère en ce qui concerne le fondement de ma méthode critique, une sorte de socioanalyse et de critique historique.
J’ai vu à Cerisy les films de Georges Mélies ainsi que le film sur le facteur Cheval et son palais fantastique. J’ai participé à des lectures de poésie sous la charpente en bois du grenier ainsi qu’aux représentations théâtrales et j’ai vu l’exposition consacrée à Jean Paulhan, arrangée par sa petite fille.
J’ai apprécié les promenades à pied et les évasions possibles vers les plages de Hauteville, d’Annoville et de Coutainville et j’ai escaladé la falaise de Carteret enchantée par des couchers de soleil roses et oranges. J’ai vu monter la lune pleine derrière les arbres centenaires du château et j’ai contemplé la voie lactée pendant les nuits d’été.
J’espère revenir encore souvent à Cerisy, souhaitant que la fois ultime n’arrive pas trop tôt. Les connaissances que les colloques de Cerisy m’ont apportées sont devenues une base supplémentaire à ma fonction d’enseignement et de recherche.
Je veux exprimer ma reconnaissance aux deux sœurs directrices du Centre culturel international de Cerisy, j’ai à nommer Catherine Peyrou et Edith Heurgon dont le dévouement ne se dément pas au cours des années, au président de toute une époque Maurice de Gandillac et à toute l’équipe du château qui nous rend la vie quotidienne si agréable.

Liliane TEMIME-GIRARD

Comme il arrive souvent, à la veille de devenir amoureux d’un lieu ou d’une personne, des bruits de couloir subreptices et récurrents avaient précédé puis éveillé mon intérêt pour le mot de passe initiatique qui circulait, léger, rapide, parmi les étudiants en lettres et en philosophie, à  la Sorbonne, au Balzar, au Capoulade ou autres Deux Magots : " Ce-ri-sy-la-Sal-le ".
A Neuilly, dans les salons de Maurice de Gandillac où j’avais, modeste étudiante, le privilège d’être reçue, aux côtés de jeunes philosophes au talent prometteur, tels que Kostas Axelos, Gilles Deleuze, Françoise Guyon, Jacques  Derrida , Fawzia Michaël  et bien d’autres, on entendait d’autant plus parler de Cerisy-la-Salle que le maître de céans en présidait l’Association depuis 1964. Je devais l’année suivante soutenir sous sa direction un D.ES en philosophie sur "la notion de féminin chez Platon", sujet qui avait à l’époque amusé,  alors qu’il paraîtrait banal aujourd’hui.
Au théâtre, Genousie de René de Obaldia, pièce censée révéler en demi-teinte les coulisses romanesques des célèbres décades cerisyennes, m’avait littéralement séduite. Les échos persistants des rencontres qui s’y déroulaient attisaient ma fascination, cependant que je devais, à chaque retour de l’été, céder à l’appel de mon rivage algérois, avant une séparation que je savais proche et définitive.
Mes tout premiers contacts avec Cerisy dépassèrent mes attentes : encore plus poétiques, plus envoûtants, peut-être fantasmés. Je crois bien y être passée quelques heures au cours du colloque " Promenade au pays de Barbey d ‘Aurevilly". Mais est-ce rêve ou réalité ? Je ne saurais trancher.
Bien plus tard, alors que j’avais franchi le cap des concours, je m’y rendis pour la fameuse décade dirigée par S. Doubrovsky et T. Todorov sur L’Enseignement de la littérature. Ce fut pour moi l’une des plus exaltantes. De la grille du parc, j’entends encore le grincement majestueux, et surtout les crissements de pneus sur les graviers de l’allée, avant le coup de frein bref ponctué par un claquement de porte. Premiers accords précédant le lever de rideau sur un noble château à l’austérité nervalienne, aux pieds duquel s’allongent jusqu’à l’horizon, les douces et gracieuses ondulations de pâturages aux riches camaïeux, bordés au loin de collines boisées.
Une voix résonne encore à mon oreille : chaude, grave,  vibrante, celle d’Anne Heurgon-Desjardins m’accueillant avec une attention quasi affectueuse : " Maurice m’a souvent parlé de vous. Nous sommes heureux de vous avoir parmi nous ; Est-ce que votre chambre vous plaît ? ", accueil ponctué par quelques aboiements d’Alika, son inséparable compagne. Aussi celle, douce et radieuse de Geneviève de Gandillac : " Ma chère petite, c’est une joie de vous revoir ici ! " Je suis ravie, quoique intimidée.
Mon directeur de diplôme se manifeste aussitôt : sa vivacité extrême, l’acuité de son regard, la plénitude de sa présence me rassérènent rapidement. Trés vite, je suis au fait des événements récents, des projets. J’apprends que Doubrovsky est très affecté par le récent décès de sa mère, et que son arrivée est retardée. Pourtant le colloque commencera comme prévu.et d’ailleurs se terminera sans lui, reparti pour une nouvelle idylle… Mes bagages à peine posés, M. de Gandillac me fait visiter la serre ancienne et précieuse, longée par un jardin et un potager, propice aux rêveries nonchalantes. Mais il éteint sa pipe pour engager une partie de ping-pong qu’il gagne à l’arraché, malgré mon entraînement. Sa réputation d’invincibilité, à ce jeu où il excelle, est vite confirmée par les jeunes universitaires qui se sont permis de le défier.
Inspirés par l’esprit frondeur d’un Mai 68 tout récent, les animateurs de cette décade renoncent à siéger derrière un bureau professoral ; ils se tiennent simplement au milieu du public, parfois adossés à un rebord de table, et nous sommes installés en cercles concentriques, les propos fusent ainsi plus librement. Les propositions audacieuses, novatrices (j’entends encore la voix posée de Roland Barthes) sont accueillies dans un silence réfléchi, suivi de débats nourris et enthousiastes.
Ce colloque, ainsi que les trois autres Le nouveau roman, Pour un nouvel enseignement du français et Les ateliers d’écriture ont constitué pour moi une incitation magistrale à reformuler plus clairement, mettre en pratique des réflexions sur cette rénovation de l’enseignement secondaire qui nous semblait inévitable et à participer à des groupes de recherche pédagogique (tels que ceux de l’INRDP) pendant une bonne partie de ma vie non professionnelle.
Je ne passerai pas sous silence, cependant, les moments de déception lorsque, de retour au lycée, je me heurtais à l’indifférence et parfois au scepticisme de bien des collègues, mais il faut reconnaître, à leur décharge, qu’ils n’avaient pas eu la chance, comme moi, de se laisser doucement gagner, dans un lieu magique et providentiel, par les espérances écloses dans le vivier d’une recherche novatrice. Heureusement, bien d’autres, tels mes amis d’"Enseignement 70" expérimentaient des attitudes et des méthodes qui devaient peut-être autant à J. J. Rousseau, qu’à la psychanalyse et aux structuralistes sans oublier Célestin Freynet : lectures comparatives de journaux, nouvelles lectures du récit et du roman, disposition de tables en rond, suppression de l’estrade, travail en équipes, textes libres, débats libres, improvisation théâtrale, lecture et surtout écriture de poésie contemporaine, ce qui m’apporta de si belles surprises qu’il me vint l’idée d’approfondir cette recherche avec Julia Kristeva (elle l’avait même acceptée comme sujet de thèse de troisième cycle).
Mais peu après,  je devais être entraînée fort loin de ma ville d’élection, jusqu’à Saint-Denis de la Réunion, où justement j’occupai un poste de professeur détaché à l’INRP, Chargé de Recherches pour l’enseignement du français à la Réunion. C’est à mon retour en 1979, que j’eus la joie de participer avec eux tous, et notamment Jean Verrier et mon amie Claudie Baleydier au beau colloque Pour un nouvel enseignement du français. Voilà une orientation positive de ma vie professionnelle que je crois vraiment devoir à notre cher Cerisy.
Soirées au salon
De  récentes soirées au salon du premier étage, instants privilégiés de pur plaisir, à se laisser envelopper, sous les derniers feux du crépuscule, par les sonorités mélodieuses du piano, me renvoient à d’autres soirées anciennes, autour des années 60, où l’esprit de sérieux de la journée se dissipait étrangement pour laisser place à des divertissements collectifs, tels que les portraits chinois, les mimodrames, ou les psychodrames mis en scène par Kostas Axelos, qui provoquaient des fou-rires libérateurs. Je me souviens de l’un d’eux, en particulier : J. Derrida, A. Pons, Ph. Michaël et moi devions improviser les dialogues de deux couples aux amours "en chassé- croisé ", en vacances dans une station de sports d’hiver, au moment précis où ils se trouvent menacés par une avalanche... L’amusant est que chacun de nous garde en mémoire une version différente de ces dialogues !
Contacts et amitiés
Chacun répète à l’envie que Cerisy est un lieu superbe, envoûtant, qu’il offre un cadre de choix et de prestige aux échanges intellectuels qui n’ont cessé de se multiplier chaque été depuis cinquante années. J’en suis si convaincue que je ne puis m’empêcher d’y retourner chaque été, toujours éprise de ce château et surtout de ceux sans lesquels il ne serait qu’un édifice historique parmi tant d’autres. Je dois dire qu’un attrait supplémentaire, tout personnel cette fois, réside pour moi dans la présence d’une amie très chère, Catherine Piquereau, qui vient passer fréquemment quelques jours de vacances dans une belle propriété familiale à Carantilly où j’ai le grand plaisir d’être souvent invitée à la rencontrer.
Et si le charme des décades ou des colloques réside dans le privilège offert de pouvoir écouter,  côtoyer pendant sept à dix jours des personnalités aussi marquantes et attachantes que, pour n’en citer que quelques unes à titre d’exemple, Roland Barthes, Elie Wiesel, Umberto Eco, Michel Tournier, Jacques  Derrida, il faut redire ici  que Cerisy, pôle d’attraction pour les intellectuels venus d’horizons divers, favorise une ouverture d’esprit qui va bien au-delà de nos frontières. Que de fois, lors d’échanges, de discussions autour du traditionnel café servi sous les parasols, j’ai pu être surprise ou amusée, en conversant avec des écrivains, des universitaires ou des étudiants qu’ils fussent américains, brésiliens, japonais ou de bien d’autres nationalités, par leurs perceptions de nos réalités hexagonales ! C’est un des apports les plus enrichissants de ces rencontres.
Quant aux relations amicales qui s’instauraient, il ne m’a pas toujours été facile de les entretenir du fait de ma disparition de la scène parisienne, puisque j’ai vécu dans l’Océan Indien de 1973 à 1978, et ensuite à Nice, par obligation familiale jusque en 1998. C’est pourtant à cette période que se noue mon amitié avec Madeleine Csécsy, autre fidèle du CCIC, rencontrée à Saint-Denis, retrouvée à Nice, puis à Paris !
Et chaque décade devait consolider un attachement fait d’admiration et d’estime pour mon cher professeur, Maurice de Gandillac, qui inlassablement animait de façon érudite et percutante les débats ouverts après chaque communication. Il devait devenir pour moi, année après année, il est heureusement toujours, un  "ami  précieux", pour reprendre la jolie formule de Marcelle Charpentier.
En fait, malgré l’accroissement du nombre de colloques qui se succèdent été après été, Edith Heurgon et Catherine Peyrou ont réussi à maintenir vivants l’esprit et les rituels de Pontigny, et surtout de celui qui en fut l’initiateur, leur grand-père Paul Desjardins. Cette fidélité, très émouvante, est peut-être ce à quoi je suis le plus sensible. Je mesure en outre la qualité et la constance des ajustements nécessaires pour maintenir vivantes ces traditions tout en faisant bénéficier chacun des facilités offertes par les progrès des techniques de communication. Le succès et la notoriété du Centre culturel ont naturellement couronné ce mariage réussi entre tradition et modernité.

Sandra TRAVERS de FAUTRIER

Paris, Le 30 janvier 2002
Cerisy, un nom sur des livres lus. Longtemps. Un nom-lieu dans des livres lus. Souvent. Un nom aussi, par association à Pontigny, imprégné d’André Gide, avec lequel le compagnonnage livresque a débuté lors de ma quinzième année. Cerisy devint pour moi une réalité topographique et vivante durant l’été 1990. J’avais trente et un ans. Entre familiarité (la Normandie est la terre de mes vacances d’enfant mais aussi aujourd’hui d’adulte) et étrangeté (comme le professeur de droit Defouqueblize identifie dans Les Caves du Vatican les juristes à leur aspect « grave, apprivoisé, retenu [..] compassé », je découvrais les littéraires d’abord à travers leur différence presque physiologique d’avec les juristes ou les Sciences-Po ! C’est cette sensation-là, et je regrette d’être si superficielle, cette sensation d’être radicalement hors des rues d’Assas et Saint-Guillaume, où j’avais fait mes études, qui me frappa), Cerisy me devint nécessaire.
La langue qui s’y parle ne me dépaysa pas : je la pratiquai solitaire et autodidacte, presque clandestinement, à travers de multiples lectures. Cerisy devint une terre où confronter mon modeste savoir à l’étendue des progrès qu’il me fallait accomplir, et ce, notamment, pour réaliser en moi l’unité entre des disciplines jusque-là pratiquées indépendamment l’une de l’autre : droit et littérature. J’y ai appris beaucoup.
Les rencontres amicales et intellectuelles y ont été déterminantes. Des rencontres ponctuelles mais aussi des rencontres qui ont su devenir, perdurer.
Depuis 1990 je suis venue régulièrement une fois par an, me semble-t-il. Sauf une année. Séjours le plus souvent pour toute la durée d’un colloque, avec le sentiment parfois d’assister à deux colloques différents lorsqu’une décade interrompue par un jour de pause se vide d’une partie de ses participants et se nourrit de nouveaux. Auditrice généralement, j’ai cependant participé deux fois en tant qu’intervenante : une communication en 1994 pour le colloque Sainte-Beuve, une autre en 1995 pour L’Auteur. Les deux fois l’expérience a été très heureuse : l’unité droit-littérature y trouvait l’occasion de combattre la crainte d’un bilinguisme illégitime.
Je ne pratique pas d’autres lieux de colloques littéraires comparables à Cerisy, dès lors je ne puis répondre à l’interrogation comparatiste. Ce que je signalerais comme spécificité relève d’une vue très subjective. Sans enjeu professionnel (en tant qu’avocat je ne représente rien, en tant qu’enseignante à l’IEP je suis hors des institutions universitaires littéraires) ce lieu est pour moi un lieu où je fais en quelque sorte « retraite » au sens où solitude et dialogues permettent de se réapproprier.
Cerisy est un lieu qui enveloppe le temps et l’habite comme le font les hôtes du lieu qui, année après année, confèrent continuité, chaleur aux séjours, permettent la douce retenue de ce qui glisse des jours, conjuguent présence du présent et présent de la présence. J’oserai dire que je me sens à Cerisy comme au jardin du Luxembourg (jardin de mon enfance et de tous mes temps), c’est-à-dire dans un lieu qui rassemble et donne le sentiment de l’identité.

Jeanne et Maurice VAYSSADE

Le 13 février 2002
Depuis plus de 20 ans nous sommes centrés sur deux axes de recherches :
- Le premier concerne la constitution d’annales pour la commune que nous habitons en Eure et Loir ; et que nous situons dans un contexte plus élargi, voire national ;
- Le second serait plutôt une étude politico-sociologique, du Moyen Age (et quelquefois de l’époque mérovingienne), à nos jours ; avec comme repère principal une ancienne abbaye normande, Saint Evroul.
Assez rapidement, les actes des colloques de Cerisy ont représenté pour nos travaux, une source du plus grand intérêt.
Le déclic “ Cerisy ” s’est produit en 1996, à l’occasion du colloque consacré aux Saints de la Normandie médiévale, auquel nous avons participé à titre d’auditeurs. Le virus Cerisyen devenant incurable depuis, nous participons donc chaque année aux différents colloques sur la Normandie.
Lorsque nous sommes arrivés la première fois à Cerisy, le cadre nous a d’abord séduit, et l’accueil y a beaucoup contribué ; ce que très peu de manifestations de ce type offrent. La formule résidentielle permet une coupure pour nous salutaire, une sorte de cure d’oxygénation de l’esprit. Cerisy constitue pour nous un juste équilibre entre l’intellectuel et le temporel, car en dehors des communications s’instaurent des échanges souvent impromptus qui répondent à des attentes pas toujours exprimées en séances.
Nous avons naturellement sympathisé avec des personnes de situations différentes, et avec certaines d’entre elles, des sollicitations ont été exprimées, elles ne nous ont jamais déçues.
Le grand mérite de Cerisy étant qu’il s’inscrit dans la durée à une époque où tout est fugitif. Ce centre a une histoire, et aura une histoire. Nous sommes conscients que le monde évolue, et que de s’adapter à ces changements n’est pas toujours aisé, c’est pour nous l’occasion de vous exprimer notre gratitude, et de vous dire à bientôt.

Antoinette WEBER-CAFLISCH

Genève, le 30 janvier 2002
Chers amis et hôtes de Cerisy, organisateurs du SIÈCLE,
Comment répondre à votre lettre de décembre sinon par la reconnaissance ?
Je suis venue pour la première fois en 1988 ou 1987, pour participer au colloque consacré à la dramaturgie de Claudel, et je me souviens que c’était pour moi une fête, ou plutôt que cela l’est devenu, car au début, j’étais assez impressionnée ! Bien sûr, j’étais fière d’avoir été conviée. Je suis rentrée chez moi heureuse et émerveillée par la gentillesse véritable de l’accueil. Que dire de l’organisation, du charme du site, de l’intérêt des discussions, de l’ouverture des esprits, de l’absence d’apprêt, d’artificialité ? C’était agréable, une détente. Je suis venue quatre fois, et j’ai dû faire des communications à trois reprises. Les choses se confondent un peu avec le temps, mais ce qui reste, c’est une quantité de très bons souvenirs. Du soleil, des chambres ravissantes, des veillées, des virées, des baignades… l’omelette norvégienne ! La bibliothèque...
Je suis maladroite et bien incapable de rapporter tous mes souvenirs comme je le souhaiterais, mais voilà l’essentiel : Cerisy a été et reste un lieu vivant dans ma mémoire. C’est une sorte de miracle. J’aimerais que beaucoup d’autres aient l’occasion d’y être aussi bien reçus que je l’ai été, et que cela soit pour eux aussi la même source ou ressource !
Bien cordialement.

Françoise WEIL

Un rangement de papiers me fait exhumer votre questionnaire...
1. La découverte de l'informatique et quelques rencontres amicales.
2. Je crois être venue cinq fois dont une fois comme intervenante et quatre autres fois comme auditrice.
3. Je fréquente des colloques plus spécialisés et les rencontres de Cerisy m'ont permis de m'intéresser à des sujets hors de ma spécialité (18ème siècle). Malheureusement trop souvent j'ai été mise à l'écart par les organisateurs qui venaient faire leur colloque et trouvaient que moi et quelques autres profanes n'avaient pas vraiment droit à la parole (ce fut le cas à un colloque Balibar et je me souviens que Catherine s'en était rendue compte). La décade de l'an dernier (Mémoire et écriture de l'histoire) était au contraire parfaitement réussie car il n'y avait pas un clan et les autres, mais tout le monde participait. Un peu trop de monde peut-être l'an dernier au détriment de l'ambiance.
Bien amicalement à toutes deux.